• Aucun résultat trouvé

Un compositeur méconnu …

Luís Maria da Costa de Freitas Branco, né à Lisbonne en 1890, est issu d’une des plus prestigieuses familles aristocratiques du Portugal2. Premier enfant de Fidélio de Freitas Branco (1861-1918)3 et de Maria da Costa de Sousa Macedo (1867-1950), il reçut une éducation élitiste et monarchique, mais cosmopolite, propice aux échanges et au développement culturel. L’oncle du jeune Freitas Branco, João de Freitas Branco (1855-1910), a tenu une place importante dans l’éducation artistique, musicale et littéraire de son neveu. A l’origine de son éducation musicale, une préceptrice irlandaise et son oncle lui

1 Pianiste virtuose et compositeur portugais, il mena une carrière internationale de concertiste. Lorsqu’il rentre dans son pays natal, Vianna da Motta réforme avec Freitas Branco l’enseignement musical du Conservatoire de Lisbonne, dont il assure la direction jusqu’en 1938. Grâce à lui, le Portugal assiste à une renaissance de sa vie musicale, notamment en enrichissant le répertoire instrumental et orchestral avec des compositions qui s’inspirent directement de la musique populaire portugaise présentées dans un langage romantique germanique, influencé par Wagner et Liszt, afin de créer un style national. L’exemple le plus saillant en est sa symphonie A Pátria (1895).

2 Parmi ses ancêtres les plus connus on compte l’humaniste et historien Damião de Góis (1502-1574) ou encore le Marquis de Pombal (1699-1782).

donnent ses premières leçons de musique. À l’âge de douze ans, il apprend le violon et le piano. A partir de 1906, il étudie l’harmonie et l’instrumentation auprès de Augusto Machado (1845-1924)1

, le Père Tomás Borba (1867-1950)2

, Luigi Mancinelli (1848-1921)3

et Désiré Pâque (1867-1939)4

. Ce dernier le pousse à étudier quelque temps la composition à Berlin avec Engelbert Humperdinck (1854-1921) en 1910. L’année suivante, le jeune Luís se rend à Paris et fait la connaissance, entre autre, de Claude Debussy (1862-1918) et de Gabriel Grovlez5

(1879-1944), avec qui il prend des leçons d’esthétique. Au cours de sa vie, il retournera dans la capitale française en 1921, 1926, 1933 et 1934, profitant de cette occasion pour aller aux concerts, au théâtre, aux musées, rencontrer des personnalités telles que Wilhelm Furtwängler (1886-1954), Henry Prunières (1886-1942), Darius Milhaud (1892-1974), Jacques Ibert (1890-1962), ou encore Nadia Boulanger (1887-1979). Au retour de son premier voyage parisien, la Ière

République portugaise était proclamée, ce qui pousse Branco à rejoindre le mouvement monarchiste et conservateur de l’Intégralismo Lusitano6

, organisation

1 Augusto Machado est l’un des premiers compositeurs lyriques portugais à se rendre dans un pays étranger pour étudier la composition. En choisissant la France, il va changer l’orientation esthétique de l’opéra au Portugal en composant une musique lyrique inspirée de l’opéra français, et plus particulièrement de Jules Massenet. Machado a été un défenseur des esthétiques nouvelles de son époque (Wagner, Debussy), cela aura une incidence sur les premières compositions du jeune Luís.

2 Ordonné prêtre en 1890, Tomás Borba enseignait à l’Académie des Amateurs de Musique et au Conservatoire de Lisbonne. Il aura formé toute une génération de compositeurs: Fernando Lopes-Graça, Rui Coelho (1889-1986), António Fragoso (1897-1918) ou encore Ivo Cruz (1901-1985). Borba était lui-même compositeur, il a laissé une vaste œuvre religieuse, de musique de chambre et de piano, écrite dans un langage chromatique et modal.

3 Mancinelli était l’un des plus importants chefs d’orchestre italiens de sa génération. Il a dirigé essentiellement à Bologne, à Rome, au Covent Garden entre 1888 et 1905, ou encore à Lisbonne au Théâtre S. Carlos entre 1906 et 1908, il s’est aussi consacré à diriger les opéras de Wagner. D’autre part, il est l’auteur d’opéras emprunts de wagnérisme, comme Ero e Leandro (1896) ou Sogno di una notte d’estate (1917), par exemple.

4 Organiste et compositeur belge, il fait l’expérience de l’atonalité avec ses Vingt Leçons de lecture musicale op.21 (1892), où il refuse de se soumettre aux traditionnels enchaînements d’accords, esthétique qui influera sur l’œuvre de notre compositeur. Le pédagogue initie le jeune musicien à l’orgue et aux théories de Vincent d’Indy. Elles s’appuient sur le principe que l’étude de la composition repose sur une connaissance de l’évolution du langage musical, allant du chant grégorien au romantisme, en passant par l’étude du plein-chant, du contrepoint et de la fugue. Pâque est également l’auteur d’un Exposé sommaire des points

essentiels de l’esthétique musicale personnelle de Désiré Pâque, où il défend l’idée que les œuvres les plus

parfaites sont celles qui s’inspirent de l’époque classique, se caractérisant par leur clarté et leur sobriété. (DELGADO Alexandre, TELLES Ana, MENDES Nuno Bettencourt, Luís de Freitas Branco, Lisbonne, Editorial Caminho, mai 2007, p. 37.)

5 Pianiste, chef d’orchestre, auteur et compositeur français, Grovlez a dirigé à l’Opéra-Comique (1905-1908), au Theâtre des Arts (1911-1913), à l’Opéra de Paris ou encore au Chicago Opera Co. Il enseignait à la Schola

Cantorum et la musique de chambre au Conservatoire de Paris. En tant que compositeur, il a écrit des œuvres

telles que La Princesse au jardin (1914), Fantasia Ibérica (1943), ainsi que des mélodies et de nombreuses œuvres pour le piano.

6 C’est un mouvement politico-culturel né au Portugal en 1914, contre la démocratie et le libéralisme, reposant sur le catholicisme, le nationalisme, et animé par le dessein de restaurer la monarchie, mené par António Sardinha (1887-1925), Alberto Monsarás (1889-1959) et Hipólito Raposo (1885-1953). En 1916, il devient une organisation politique et obtient des sièges au Sénat et à la Chambre des députés en 1917. Après l’échec d’une restauration de la monarchie à Porto en 1920, la « Monarchie du Nord », le mouvement finit par s’affaiblir. Cependant, l’idéologie de l’Intégralisme va encore persister dans les années vingt, ainsi que sous l’Estado Novo.

qui lui permet d’exprimer son opposition au régime républicain. Cependant, les échecs du mouvement, la mort de l’un des chefs de file, António Sardinha à la fin des années vingt, et le fait que Freitas Branco se rende compte que l’Intégralisme s’éloignait de plus en plus « […] des réalités de la civilisation moderne. »1

, font que Freitas Branco quitte ce dernier. Dès lors, il se remet en question et ses positions idéologiques changent. Sa rencontre au milieu des années vingt avec le philosophe António Sergio (1883-1969) l’éloigne définitivement du courant monarchiste pour rejoindre celui de la Seara Nova (Nouvelle Moisson). D’idéologie socialiste, ce mouvement intellectuel s’érige contre la dictature en place depuis 1927 et, par la suite, contre le régime dictatorial de Salazar (1889-1970) instauré en 1933. Avec sa notoriété grandissante, Luís de Freitas Branco a pu accéder à des postes de plus en plus importants : membre du Conselho d’Arte Musical2

(1915), membre de la commission devant réformer le Conservatoire de Lisbonne (1918) où il travaille depuis 1916 et dont il devient le sous-directeur en 1919, professeur au Conservatoire de Lisbonne (instrumentation, esthétique musicale, direction d’orchestre, culture générale et des sciences musicales), directeur du Théâtre National São Carlos3

(1925-1927). Cependant, avec la réorganisation des institutions portugaises, le gouvernement de Salazar impose une sévère contre-réforme au Conservatoire en 1930, supprimant toutes les classes dont Freitas Branco était responsable. À la place, on le nomme professeur du cours supérieur de composition, et il intègre le Conselho Superior de

Instrução Pública4 et son Conselho Disciplinar do Ministério da Instrução (Conseil Disciplinaire du Ministère de l’Instruction), ainsi que l’Instituto para a Alta Cultura5. Par ailleurs, il crée la revue Arte Musical en 1930, dont il sera le directeur jusqu’en 1947, date du dernier numéro.

Au cours des années trente, Freitas Branco entre à l’Emissora Nacional, la radiodiffusion portugaise, où il est auteur de programmes radiophoniques, et Salazar asseoit définitivement son hégémonie avec son Estado Novo, régime que le compositeur méprise de plus en plus. L’homme politique s’en méfie. Dès lors, les années quarante et cinquante vont être celles de l’éloignement du compositeur de toutes les institutions officielles: en 1940, il est renvoyé du

1 BRANCO Luís de Freitas, Diário, non publié, entrée du 22 mars 1932.

2 Conseil de l’Art Musical. Son rôle était d’adopter les orientations artistiques, de nommer les professeurs et de fixer les dates d’examens du Conservatoire. Le Conseil est dissout en 1930.

3 Situé dans le Chiado, il est la principale salle d’opéra de Lisbonne, inauguré par la reine Marie Ier en 1793. 4 Créé en 1835, Le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique était chargé de la direction et de

l’administration de tout l’enseignement public. Il est remplacé en 1936 par la création du Ministère de l’Éducation Nationale.

5 L’Institut pour la Haute Culture, dépendant du Ministère de l’Éducation Nationale, a été créé sous l’Estado

Novo en 1936. Il avait pour mission de favoriser la culture scientifique, en promouvant et en subventionnant

la recherche, en organisant des missions d’étude, en offrant des bourses d’études pour étudier à l’étranger, promouvoir l’essor du patrimoine spirituel du pays, et l’expansion de la culture portugaise, au Portugal comme à l’étranger.

Conservatoire, et en 1951 de l’Emissora pour s’être présenté le lendemain de la mort du président Carmona avec une cravate rouge. Toutefois, les dernières années de sa vie sont marquées par un retour aux activités officielles. On le nomme jusqu’en 1953 directeur de la revue Gazeta Musical, directeur artistique de l’Academia dos Amadores de Música1

entre

1952 et 1953, et il rédige les notes de programmes pour les concerts du Cercle Culturel Musical entre 1954 et 1955.

L’œuvre de Freitas Branco est à la fois abondante et éclectique, expérimentant les différents langages musicaux de son temps et abordant tous les genres : pianistique, vocal, symphonique, musique de chambre, poème symphonique, concertant, choral, musique de scène, musique sacrée, nationaliste, cinématographique ou encore l’opéra (œuvre inachevée). Il a ainsi contribué à enrichir le répertoire de la musique savante portugaise, notamment dans le genre Kunstlied d’inspiration allemande. Considérées dans leur ensemble, ses œuvres témoignent de trois grandes périodes créatrices, marquées par une recherche permanente de renouvellement d’une esthétique musical qui s’achemine vers un néo-classicisme assez personnel.

En effet, ses premières compositions reflètent un langage post-romantique fin XIXe siècle mais teinté d’une écriture modale, une constante dans le langage musical de Freitas Branco. Datent de cette période Aquela moça (1904) pour voix et piano, Albumblaätter pour piano (1907), Scherzo Fantastique pour orchestre (1906-1907), le poème symphonique Antero de

Quental (1907-1908), ou encore la première Sonate pour violon et piano (1908) –

compositions dans lesquelles on sent des influences wagnériennes et franckistes. L’année 1909 marque un changement dans l’écriture du compositeur qui s’oriente vers une esthétique impressionniste. Il en fait l’expérience avec la Trilogia « La mort » pour voix et piano, extraite des Fleurs du mal (1861) de Charles Baudelaire (1821-1867) ainsi qu’avec Élévation, toujours du même auteur.

Mais c’est en 1910, avec son poème symphonique Paraísos Artificiais, qu’il introduit clairement l’esthétique impressionniste dans la musique instrumentale portugaise, et inaugure sa deuxième période créatrice. Avec ses harmonies colorées et dissonantes, l’œuvre fit scandale lors de sa création à Lisbonne en 1913, le public d’alors étant habitué au langage de l’opéra italien, genre encore très prisé au Portugal. Ce changement d’écriture n’est pas un hasard car lors de son séjour à Berlin en 1910, il assiste au Pelléas et Mélisande de Debussy, qui bouleverse l’orientation de son langage musical. De ce nouvel élan créateur naissent

1 L’Académie des Amateurs de Musique voit le jour en 1884. Son objectif est de promouvoir et divulguer la musique, en offrant à tous la possibilité d’apprendre la musique et de jouer d’un instrument.

Mirages pour piano (1910-1911), le Quatuor à Cordes (1911), La glèbe s’amollit pour voix et

piano (1911), d’après le poème de Jean Moréas (1856-1910), Trois Fragments Symphoniques

des « Tentations du Saint Frère Gil » (1911-1912), la Sonate pour violoncelle et piano (1913),

les Dix Préludes pour piano (1914-1918).

Cependant, le point culminant de sa période impressionniste est son poème symphonique

Vathek, écrit entre 1913 et 1914. Inspiré de la nouvelle de William Beckford (1760-1844), Vathek est l’une des plus belles et atypiques pages de la musique savante portugaise, en ce

début de XXe siècle. L’œuvre s’ouvre sur une « Sonnerie d’introduction », suivie par un « Thème arabe », exposé au basson, qui servira de base aux cinq variations qui suivent. Chacune d’entre elles est écrite dans un style distinct, proposant une sorte de kaléidoscope des différentes tendances musicales du moment. De plus, la très brève troisième variation demande une attention toute particulière. Il s’agit d’une des pages atonales les plus avant-gardistes que Freitas Branco ait composé, où il expérimente la technique de la micropolyphonie, qui ne sera utilisée que bien plus tard par György Ligeti (1923-2006) dans les années soixante.

L’année 1916 est charnière dans l’évolution esthétique de Freitas Branco puisqu’elle marque le début d’une période de transition dans son écriture musicale, révélatrice d’une dualité esthétique entre impressionnisme et modalisme, qui l’amène en 1922 vers un nouveau classicisme. En effet, Cena Lírica (1916) pour violoncelle et orchestre, les Trois pièces pour

piano (1916), le Concerto pour violon et orchestre (1916), la Balade pour piano et orchestre,

ou encore la Suite Alentejana (1919) sont assez significatifs. Le compositeur s’éloigne progressivement d’un langage impressionniste et se tourne de plus en plus vers le modal avec lequel il cherche à fixer un nouveau diatonisme, correspondant à sa dernière phase créatrice. Celle-ci commence réellement en 1922-1923 avec la Sonatine pour piano, et sa Première

Symphonie (1924). Avec les trois autres symphonies, elles représentent la pleine maturité

musicale du compositeur. Pendant la période de gestation de sa Troisième Symphonie, Freitas Branco cherche à se démarquer sur le plan esthétique, mais aussi sur le plan intellectuel et politique1

: « Dernièrement, je compose peu car je suis en train de fixer un nouveau style. […]. »2

. Cette démarcation semble trouver sa pleine expression dans sa Quatrième symphonie

en ré majeur, composée entre 1944 et 1952, qui est une sorte de synthèse des styles musicaux

qu’il a abordé dans sa carrière de compositeur: néoclassicisme, modernisme, romantisme, ou encore expressionnisme.

1 DELGADO Alexandre, TELLES Ana, MENDES Nuno Bettencourt, Luís de Freitas Branco, Lisbonne, Editorial Caminho, 2007. (page 400)

De cette dernière période datent également sa cantate biblique Noemi (1937-1939),

L’Hymne à la Raison (1932) d’après un poème d’Antero de Quental, le cycle antérien L’Idée

(1937-1943), les Quatre Préludes (1940) dédiés à la pianiste portugaise Isabel Manso, les Dix

Madrigaux Camoniens (1930-1935-1943) pour chœur mixte sur des vers de Luís Vaz de

Camões (1525-1580) écrits dans un style renaissant. À la fin de sa vie, Luís de Freitas Branco composait encore une cinquième symphonie dite Symphonie du Travail, ainsi qu’un opéra La

voix de la Terre, œuvres restées inachevées. Enfin, notons que notre compositeur a écrit de la

musique de scène ainsi que pour le cinéma. Dans ce domaine, il a collaboré avec Manoel de Oliveira (1908-2015) pour son documentaire Douro, Faina Fluvial (1934), Leitão de Barros (1896-1967) pour Vendaval Maravilhoso (1949), mais également avec António Lopes Ribeiro (1908-1995), pour qui Freitas Branco composa les bandes originales de Gado Bravo (1934) en collaboration avec le compositeur autrichien Hans May (1886-1959), Frei Luís de Sousa (1950) et du documentaire Algarve d’Além-Mar (1952).