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Mutation du statut du musicien à la période classique …

4.3.1. Contexte

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la musique gagne en autonomie, aidant l’artiste à s’émanciper des mécènes qui le traitent comme un domestique. Dorénavant, le musicien accède à une liberté dans la pratique de son art et, dans le cas des instrumentistes et compositeurs d’envergure internationale, à de meilleures conditions de vie. Il se trouve que les compositeurs dépendent de moins en moins du système de patronage, de même que les chanteurs et les instrumentistes solistes virtuoses qui perçoivent de meilleurs revenus avec leurs tournées dans les salles de concerts publics. Selon R. L. Pajares Alonso, l’essor des concerts et les productions d’opéra dans toute l’Europe, comme le développement de l’édition musicale, ont permis aux compositeurs et aux interprètes de pratiquer leur profession sans recourir au système de patronage3

. Ce phénomène peut s’expliquer par le déclin des orchestres privés que l’aristocratie a de plus en plus de mal à financer4

, la diffusion des idées des Lumières (liberté, égalité et progrès moral) et le système économique libéral qui se développe au XVIIIe siècle5

. C’est ainsi que certains musiciens gagnent en autonomie, réussissant à vivre en partie de leurs compositions, des concerts et de leur publications. Le succès d’un musicien se décide alors de plus en plus dans la mise en place d’un commerce musical organisé par la nouvelle classe moyenne prédominante. En effet, au tournant du XVIIIe siècle, la société européenne, influencée par les idées progressistes de la Révolution Française, subit une profonde mutation : de la société aristocratique d’Ancien Régime elle passe à une société de

1 CHARLES-DOMINQUE Luc, « Du jongleur au ménétrier. Évolution du statut social des instrumentistes médiévaux », op. cit., p. 29-47.

2 CHARLES-DOMINIQUE Luc, « « Jouer », « sonner », « toucher » Une taxinomie française historique et dualiste du geste musical », op. cit.

3 PAREJES ALONSO Roberto L., op. cit., p. 271.

4 PETZOLDT Richard, « The economic conditions of the 18th century musician », The social status of professional

musician from the Middle Ages to the 19th century, KAUFMAN Herbert, REISNER Barbara, SALMEN Walter and al. ed., New York, Pendragon Press, 1983, p.161-188.

5 Les changements que connaît l’Europe au XVIIIe siècle sur le plan économique, politique et social incitent à se tourner vers une économie qui repose sur l’individualisme et la liberté économique, particulièrement encouragée durant les dernières décennies de ce siècle par la première révolution industrielle.

classe moyenne dominée par la bourgeoisie. En s’adaptant à ce nouvel ordre social, le statut et la fonction des musiciens se transforment, mais cette quête d’indépendance professionnelle vis-à-vis de l’aristocratie ou de l’Église passe par la marchandisation de leur art1

.

4.3.2. Les musiciens à la conquête d’un nouveau statut

Cependant, il existe toujours des charges musicales dans les chapelles, mais les musiciens construisent de plus en plus leur carrière dans l’économie de marché émergente qui les conduisent à multiplier les sources de revenus : cours particuliers, organisation de leurs propres concerts, publication de leur musique. L’édition musicale prend beaucoup plus d’importance que le patronage musical, et les musiciens commencent à dépendre des faveurs du public. Au demeurant, cette autonomie est précaire. Si Joseph Haydn (1732-1809) connut le succès, les célèbres Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) et Ludwig van Beethoven (1770-1827) illustrent la situation dans laquelle les compositeurs peuvent se retrouver lorsqu’ils se libèrent de l’Église et de la cour.

C’est pourquoi le système de patronage est encore perçu comme un emploi plus sûr pour les musiciens ne pouvant affronter le système de libre marché. Dans certains cas, des musiciens prennent en main leur carrière comme une activité entrepreneuriale, devenant de véritables hommes d’affaire2

. Cela dit, la formation des musiciens se fait toujours soit au sein de la cellule familiale, soit dans les chapelles ou les académies. De plus, la notion d’artiste commence à supplanter celle de domestique au tournant du XVIIIe siècle, tout comme l’image du musicien cultivé devient progressivement l’idéal que tout artiste complet doit atteindre, s’éloignant ainsi de l’artiste artisan3

.

Ainsi, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le rôle de l’Église et des cours dans le domaine de la vie et de la création musicale tend à diminuer. Les idées des Lumières qui diffusent les idéaux d’égalité, de liberté, le principe d’autonomie de la raison, la méfiance envers l’usage de l’argument d’autorité (en particulier celle de l’Église), la critique du politique, l’idée de progrès intellectuel et moral, et une croyance en la perfectibilité de l’homme, poussent les musiciens à se libérer de l’Église et du patronage aristocrate qui les avilit. Par ailleurs, le succès des concerts publics incite à quitter ces domaines d’activité pour rejoindre les orchestres des opéras et des concerts publics, encouragé les conditions du

1 HORTSCHANSKY Klaus, « The musician as music dealer », The social status of professional musician from the

Middle Ages to the 19th century, KAUFMAN Herbert, REISNER Barbara, SALMEN Walter and al. ed., New York, Pendragon Press, 1983, p. 189-218.

2 Ibid.

libéralisme économique. En effet, confrontés aux difficultés financières, les aristocrates ont de plus en plus de difficultés à jouer leur rôle de mécène musical. Cependant, passionnés de musique et voulant toujours jouer un rôle dans le mécénat la vie, de nombreux aristocrates élargissent la vie musicale à l’espace public ou semi-public (reposant sur le principe de la souscription) en mettant en place des concerts à bénéfices dans les demeures aristocratique, comme dans le Paris des années 1760-17701

. C’est ainsi que dans la capitale française de nouvelles institutions comme le Concert Spirituel (1725-1790) ou le Concert des Amateurs (1769-1781) par exemple. Dès lors, l’essor de l’opéra et de la musique instrumentale (symphonie, concerto) permettent aux musiciens de trouver un emploi dans les orchestres et chœurs rattachés aux salles de spectacles qui se construisent à travers toute l’Europe. Ces lieux offrent une alternative professionnelle de plus en plus réelle pour une majorité de musiciens, les libérant ainsi de la domesticité. Cependant, une infime partie d’entre eux jouissent d’un statut et d’une considération élevés grâce à leur talent valorisé dans un système de vedettariat. Il s’agit des chanteurs et des instrumentistes solistes virtuoses qui se font connaître grâce à des tournées. Les castrats ayant disparu du paysage musical, tant religieux que profane, les chanteuses lyriques finissent par occuper le devant de la scène.

Par conséquent, les musiciens municipaux finissent par disparaître dans la mesure où ils se tournent vers les orchestres des théâtres. L’activité du musicien d’église n’est plus aussi attractive et se trouve de plus en plus reléguée au second plan de la vie musicale. Ne pouvant plus assurer autant de musiciens qu’auparavant, l’Église réduit ses effectifs et les salaires, obligeant certains de ses musiciens à cumuler les emplois pour subvenir à leurs besoins. Malgré le déclin du patronage musical, les cours et les chapelles offrent encore des emplois aux musiciens, mais le nombre de poste et leur rémunération tendent à diminuer. Cette situation les conduit à cumuler les activités pour compléter leurs revenus, mais aussi à vendre des ouvrages pédagogiques ou leur propre musique – c’est le cas particulièrement des compositeurs indépendants. Ainsi, les musiciens qui évoluaient dans les sphères religieuses ou aristocratiques connaissent à la fin du XVIIIe siècle une crise de leur profession2

, mais celle-ci va dans le même temps donner naissance à la figure du musicien moderne au XIXe siècle.

1 HENNEBELLE David, « La matérialité d’un champ : les épîtres dédicatoires », De Lully à Mozart : aristocratie,

musique et musiciens à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), Champ Vallon, Seyssel, 2009. p. 127-160

Depuis la fin du XVIe siècle, le musicien avait une place et une fonction bien définies dans la société d’Ancien Régime : en somme, il était payé pour écrire et interpréter la musique. Si chacun d’eux connaissaient une situation socio-économique inégale, les musiciens qui constituaient l’élite du métier étaient les mieux rémunérés. De plus, R. L. Pajares Alonso souligne le fait que les musiciens connaissaient généralement le public pour lequel ils jouaient (à l’Église, à la cour), variant peu, et qui assurait leur moyen de subsistance1

. Dans le même temps, le musicien professionnel a fini par se spécialiser en musique savante dans la mesure où l’élite aristocratique et, par imitation, bourgeoise – principaux employeurs avec l’Église qui finit également par adopter l’écriture savante – s’approprient ce genre musical, dans le but de se distinguer socialement des autres catégories sociales. Ainsi, la séparation entre musique savante et populaire consommée, la musique n’a plus réellement eu durant plus de deux siècles la fonction sociale qu’elle avait au Moyen-Âge, c’est-à-dire une forme d’art partagé par toute les couches sociales médiévales. Souvenons-nous que l’élite et le peuple entendent les mêmes chants à l’Église, de même pour la musique profanes dont les jongleurs et les ménestrels s’en faisaient les intermédiaires d’une catégorie sociale à l’autre. Cependant, les idées des Lumières et les changements politico-économiques que connaît la fin du XVIIIe siècle, contribuèrent à donner une nouvelle image du musicien qui s’émancipe du patronage musical d’Ancien Régime. Dorénavant, confronté aux réalités d’une société industrielle inégalitaire, il s’ouvre progressivement aux questions sociales et nationalistes émergentes au XIXe siècle. En France, au lendemain de la Révolution de 1789, la question de la fonction de l’art dans une société industrielle et marchande donna naissance à l’idée d’un art social qui cherche régénérer et à rassembler le plus grand nombre, bien souvent à des fins politiques.

DEUXIÈME PARTIE

C

HAPITRE

V

Naissance de l’art social au

XIXe

siècle en France

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Au lendemain de la Révolution Française, l’idée d’un art social fait son apparition ayant pour visée principale la préoccupation de l’éducation morale et esthétique des individus, capacité que revêt l’art. En effet, celui-ci socialise et rassemble grâce à l’émotion qu’il procure sur les masses. Cependant, on peut se demander si cette vision utopique n’aurait-elle pu dériver vers une instrumentalisation des individus par l’art. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouveau type de musicien. Avec l’abandon du système de patronage, le musicien ne doit plus se faire connaître auprès d’un groupe restreint, c’est-à-dire en milieu courtisan ou ecclésiastique. Dorénavant, les musiciens partent à la conquête du grand public, nouveau mécène, dans une société industrielle et marchande. Devenus libres et indépendants, ils vivent soit de petits revenus soit connaissent la gloire grâce à leur talent. En prise directe avec la société, un certain nombre de musiciens deviennent en plus hommes de lettres, voire penseurs, dans le but de défendre leur travail, réfléchir à la fonction de la musique et du musicien, s’exprimant à travers différents médiums comme la presse, la publication d’ouvrages spécialisés, ou plus tard la radio.