• Aucun résultat trouvé

1 Corps éthique et corps technique

1.1 Révélation et concrétude du rapport à l'autre

1.1.1 Le corps de l'autre

1.1.1.2 Responsabilité et mortalité

Le visage se révèle à travers une forme, nous venons de le voir. Mais son sens est irréductible à l'immanence de la sphère phénoménale ; son sens vient de plus loin que l'être, d'une altérité radicale il est appel éthique. Nous voudrons voir maintenant comment cet appel éthique signifie, et en particulier nous voudrons extraire une seconde acception de la corporéité d'autrui engagée dans le rapport.

L'appel éthique, nous l'avons dit déjà, est responsabilité, c’est-à-dire un appel à la réponse, un appel au secours :

« L'être qui s'exprime s'impose, mais précisément en en appelant à moi de sa misère et de sa nudité - de sa faim - sans que je puisse être sourd à son appel. » 85

La révélation du visage tient à ceci qu'à travers la "manifestation" d'un corps qui s'exprime c'est l'urgence d'un appel au secours qui s'impose. L'autre - dont la parole saisit le sujet, et ainsi enseigne - se présente comme un appel au secours ; c'est le

pauvre, l'étranger, la veuve et l'orphelin, le prochain. « Reconnaître autrui, c'est reconnaître une faim. »86

L'altérité d'autrui appelle à la responsabilité, c'est-à-dire au secours à porter à une vulnérabilité, à une nudité :

85 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 219.

« La nudité de son visage se prolonge dans la nudité du corps qui a froid et qui a honte de sa nudité. L'existence кαθ'αύτό est, dans le monde, une misère. Il y a là entre moi et l'autre un rapport qui est au-delà de la rhétorique. » 87

L'autre se révélant comme visage surgit d'une extériorité inassimilable dans le domaine des idées ; il est une misère de faim, de froid, et de honte. Et notons bien cela que c'est un "corps" qui a froid et honte. Nous pouvons dégager ici une seconde définition de la corporéité de l'autre : le corps vulnérable envers lequel la réponse est attendue. Là encore, il ne s'agit pas de définir la vulnérabilité par un corps que nous aurions identifié par ailleurs ; mais bien de définir une certaine acception du corps à partir de la vulnérabilité d'autrui. L'expression appelle la subjectivité à une réponse sur un corps : il faudra donner son pain, donner sa veste, donner sa peau pour secourir l'autre ; il faudra pour le sujet donner tout ce qu'il pourra donner pour secourir la vulnérabilité du corps de l'autre. Finalement, ce qui pointe dans les yeux d'autrui, dans le langage, c'est déjà la mort, celle de l'autre :

« La mort, source de tous les mythes, n’est présente qu’en autrui ; et seulement en lui, elle me rappelle d’urgence à ma dernière essence, à ma responsabilité. » 88

Dans le face à face, le sujet est responsable de l'autre en tant que mortel, en tant qu'il se meurt déjà. Le corps vulnérable d'autrui, corps vers lequel appelle la révélation est celui de la mortalité.

Ce que nous devrons retenir - ce que souligne Lévinas - c'est la présence de la mort en autrui. Par le visage d'autrui, c'est la mort qui se présente, presque visible ; non pas la mort comme une situation de fait, objectivement descriptible ; la mort

87Ibidem.

88Ibidem, p. 195. Nous pouvons noter que ce thème de la mort de l’autre, première, sera largement repris dans Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Livre de Poche, 1995. La notion de mort est centrale tant pour Lévinas que pour Heidegger : il s'agit pour les deux d'y trouver à leurs manières l'"ancrage" du sens. Cependant, quand - en le disant trop vite - pour Heidegger c'est dans le rapport du Dasein à sa propre mort, expérience absolue de l'angoisse, que s'ancre le sens (Martin Heidegger, op. cit.), chez Lévinas c'est la mort de l'autre et la responsabilité qu'elle appelle qui fonde (sans fondement, au-delà du principe) la subjectivité. Nous aurons à revenir sur la possibilité d'un dialogue entre Heidegger et Lévinas dans la troisième partie de ce mémoire.

d'autrui - ou la mortalité d'autrui, imminence du péril appelant le secours du langage - précède la phénoménalité et ses accès au monde, ouvre le sens par la gravité de son enjeu. La mort d’autrui, tel est le véritable enjeu, tel est le fondement "an-archique"89

de la responsabilité. Le sujet se condense comme sujet en tant qu’il est responsable pour la mort d’autrui, appelé, élu, seul à devoir répondre. La solitude du sujet, ou la subjectivité comme solitude, tient positivement à l'appel qui m'ordonne, moi, et moi seul, moi avant tous les autres, à la réponse.

Si l'on a cru comprendre, avec Lévinas, que la figure était une forme privilégiée du corps de l'expression, alors sans doute peut-on considérer par ailleurs qu'une certaine mort factuelle, la mort biologique du corps de l'autre, constitue un cas prototypique, peut-être un cas limite, du corps mortalité d'autrui. L'enjeu de la responsabilité pourrait avoir un point de mire ultime : celui de la mortalité

"biologique" du corps de l'autre. Cependant, il faudra bien nuancer ce point : certes, il pourrait sembler que la « mort éthique » ne se distingue jamais définitivement de cette mort physique ou biologique du corps de l'autre. Mais il nous semble que la responsabilité si elle va jusqu’à ce point critique de la survie d’Autrui, va aussi bien au-delà, ou commence bien en amont. La responsabilité pour l’Autre, c’est un commandement de réponse, commandement, sans possibilité de rémission, « sans dérobade possible »90

, de prendre soin de l’autre. En cela la mort de l’autre me concerne bien avant la déchéance ultime de son corps biologique ; la mort de l’autre, c’est l’impossibilité positive du meurtre, l’impossibilté de le laisser mourir seul, l’impossibilité de ne pas répondre.

« Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l'expression originelle, est le premier mot : "tu ne commettras pas de meurtre". » 91

Le visage signifie comme le commandement de prendre soin de l'autre : le soin, ou le meurtre, appellent une corporéité à secourir ou à tuer. La responsabilité est appelée vers le corps mourant de l'autre - autre radicalement autre en tant que mourant, en tant qu'enjeu éthique perçant l'immanence du même -, vers le corps

89 S'extrayant positivement du principe et de l'ontologie.

90 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 124.

mortalité. Et nous voudrons considérer que le corps mortalité n'est pas directement une transposition du corps que par ailleurs la biologie décrit ; nous voudrons montrer que l'autre a d'autres manières de mourir que le mourir biologique : si l'autre est atteingnable dans le meurtre, il l'est aussi dans le vol, dans l'insulte, dans les promesses et les trahisons, dans les mots et les gestes, etc.

1.1.1.3 La coïncidence

Nous avons constaté que la "phénoménologie" (entre phénoménologie et éthique) du rapport à l'autre telle qu'on la trouve en particulier dans Totalité et infini appelle, du "côté de l'autre", deux corporéités : d'une part, le corps de l'expression qui "manifeste" l'appel éthique, et dont on trouve un lieu exemplaire dans la figure de l'autre ; d'autre part, le corps mortalité vers lequel la responsabilité éthique est appelée, et dont on trouve un moment exemplaire dans la mort physique ou

biologique de l'autre.

Cependant, on l'aura compris, ces deux moments de la corporéité ne sont pas à opposer, ni à séparer de manière trop définitive. En effet :

« L’expérience absolue n’est pas dévoilement mais révélation : coïncidence de l’exprimé et de celui qui exprime, manifestation, par là privilégiée d’Autrui, manifestation d’un visage par-delà la forme. » 92

L’expérience absolue, le rapport à l’infini, est révélation, elle vient de l'autre et ne dépend pas des moyens du sujet, nous l'avons dit déjà. Mais insistons sur ceci que, pour Lévinas, la coïncidence de l’exprimé (la forme de l'appel) et de celui qui exprime (une mortalité à secourir) fait l’apparaître singulier du visage. Le corps de l'expression et le corps de la mortalité sont liés en tant que le sens de l'appel émis par le premier est celui d'une responsabilité envers le second. Et, il y a coïncidence entre l'exprimé et celui qui exprime ; coïncidence entre l'appel éthique et cet étant singulier qui l'exprime. Ainsi, à des fins méthodologiques, nous avons dissocié le corps de l'expression du corps mortalité, mais la révélation du visage - expérience absolue - tient à leur coïncidence. L'enjeu de notre travail est celui d'explorer un éventuel écart entre ces deux corps tout en gardant vive l'idée que c'est leur coïncidence qui fait la singularité de la révélation du commandement éthique. La révélation du visage est

celle d'un appel au secours ; le sujet se tient dans la responsabilité, c’est-à-dire dans l'écart - qui est urgence - entre l'appel et la possibilité d'une réponse. La subjectivité se déploie à travers cet écart, est cet écart - écart au creux de la coïncidence. Nous voudrons donc considérer avec attention l'augmentation de cet écart, sa prolongation dans des corps outillés.