• Aucun résultat trouvé

1 Corps éthique et corps technique

1.2 L'espèce humaine, le cyborg

1.2.3 La figure du "cyborg"

1.2.3.4 PTSS et concrétisation

Ainsi, le lien entre, d'une part, les situations factuelles auxquelles le vocabulaire lévinassien fait référence (le féminin, la paternité ou fécondité, la demeure, le visage, etc.), et d'autre part, le niveau "pré-phénoménologique", "pré-ontologique", auquel se situe son discours, pose toujours question. Quelle est la qualité de ce lien ?

Quand P. Nemo l'interroge sur la notion de paternité, Lévinas nous donne une clé de lecture importante :

128 Emmanuel Levinas, Ethique Et Infini, Paris, Livre de Poche, 1984, (« Bib.Essais »), p. 61.

« Je crois que les « accidents » psychologiques sont les manières sous lesquelles se montrent les relations ontologiques. Le psychologique n'est pas une péripétie.

Le fait de voir les possibilités de l'autre comme vos propres possibilités, de pouvoir sortir de la clôture de votre identité et de ce qui vous est imparti vers quelque chose qui ne vous est pas imparti et qui cependant est de vous - voilà la paternité. Cet avenir au-delà de mon propre être, dimension constitutive du temps, prends dans la paternité un contenu concret. Il ne faut pas que ceux qui n'ont pas d'enfants y voient une dépréciation quelconque ; la filialité biologique n'est que la figure première de la filialité ; mais on peut fort bien concevoir la filialité comme relation entre êtres humains sans parenté biologique. On peut avoir à l'égard d'autrui une attitude paternelle. Considérer autrui comme son fils, c'est précisément établir avec lui ces relations que j'appelle “au delà du possible”. » 130

Comme, d'une certaine manière, Heidegger a voulu extraire les existentiaux de l'existentiel, Lévinas pense bien trouver dans les accidents psychologiques les indices des relations ontologiques (et éthiques). Ainsi, par exemple, la "paternité" (biologique) et tous les accidents psychologiques qui l'accompagne rendent témoignage de la structure ontologique-éthique qu'est la paternité. Et ainsi Lévinas peut prendre ces distances par rapport à la réalité factuelle des corps et de leurs relations : la paternité est une structure ontologique-éthique qui peut prendre un contenu concret à travers la "paternité" biologique, comme elle peut prendre un contenu concret dans d'autres situations (par exemple dans l'adoption). La "paternité biologique" ne serait alors qu'une modalité parmi d'autres pour la concrétisation de la

paternité.

Cependant, si Lévinas concède que « la filialité biologique n'est que la figure première de la filialité » - et concède ainsi qu'il y a d'autres possibilités concrètes de

130Ibidem, p. 63. Nous soulignons. Déjà, dans Le temps et l'autre, on pouvait lire : « Nous venons de décrire une situation dialectique [situation où le sujet est à la fois en rapport, d'une part, avec le monde des lumières, et, d'autre part, avec l'inassumable de la mort qui pointe dans la douleur]. Nous allons maintenant montrer une situation concrète [« situation de face à face avec autrui »] où cette dialectique s'accomplit. Méthode sur laquelle il nous est impossible de nous expliquer longuement ici et à laquelle nous avons constamment recours. On voit en tous cas qu'elle n'est pas phénoménologique jusqu'au bout. » Emmanuel Levinas, op. cit., p. 67.

filiation - alors la figure militante du cyborg voudra s'élever contre le fait que la filialité biologique soit considérée encore comme figure première131

. Quel est le fondement de cette primauté ? Nous avons soutenu que l'homme commençait avec l'outil et que sa corporéité devait être décrite comme un système fonctionnel incluant toujours déjà l'outil. Si la filialité biologique peut être encore une figure première de la filialité, c'est seulement parce que c'est la modalité par laquelle, de fait, la plupart des rapports de paternité s'effectuent. Soutenir que le corps de l'humain est un corps cyborg c'est contester le primat que Lévinas semble accorder encore au biologique. Aussi, si le lexique de Lévinas est constamment celui de situations concrètes, il faut abstraire la structure ontologique/éthique qu'il décrit et la resaisir à partir d'une corporéité qui n'a ni les contours anatomiques ni les possibilités fonctionnelles du corps biologique seulement.

Finalement, il faut considérer que l'intrigue métaphysique du rapport à l'autre telle que décrite par Lévinas se réalise à travers toute la diversité des possibilités fonctionnelles d'un corps, par nature, cyborg ; c’est-à-dire à travers la diversité des possibles maintenus dans le plan transcendantal sans sujet. Le corps de l'homme - son anatomie et son fonctionnement - ne relève pas de l'a priori ; le plan transcendantal qui le maintient est déjà contaminé par le fait, par l'accident. La "paternité" biologique n'est la figure première de la paternité que de fait. La description de la subjectivité que nous cherchons tient à la réalisation de l'intrigue métaphysique du rapport à l'autre à travers le système de possibles maintenu dans le PTSS. La subjectivité se tiendrait alors en quelque sorte au point de contact de deux transcendances : d'une part, transcendance radicale de l'altérité d'autrui par rapport au phénomène, et, d'autre part, transcendance, par le régime de l'inscription constituante, d'une mémoire de possibles.

1.2.4 La concrétisation

Le système technique - l'ensemble des outils qui persistent en leur inscription matérielle - forme une mémoire qui détermine les possibilités fonctionnelles du corps. Il en va donc d'un enjeu transcendantal quand on tente de décrire la manière d'être et de devenir de ce système et des individus qui la composent. Le plan transcendantal

131 Notons par ailleurs que pour D. Harraway, le cyborg ne se reproduit pas mais ce réplique

sans sujet est mouvant, pris dans les dynamiques de l'évolution génétique et technique. Il revient sans doute à Simondon d'avoir montré que les objets techniques avaient leur dynamique d'évolution propre, leur propre manière d'être. Dans son ouvrage Du mode d'existence des objets techniques132

, il s'emploie à considérer l'objet technique pour lui-même dans son processus d'individuation. L'évolution fonctionnelle du corps de l'homme - corps cyborg - est celle aussi des objets techniques. Sans que nous puissions rendre toute la portée des réflexions simondonniennes pour une pensée de la co-individuation du couple homme-technique133

, nous voudrons chercher des éléments pour décrire plus précisément le caractère systémique des "systèmes fonctionnels" que sont les outils, et aussi, à leur manière, les corps. Nous verrons que la dynamique d'évolution de l'objet technique est aussi le lieu d'une tension entre la forme et la fonction.

Simondon s'intéresse aux objets techniques, à leur genèse, à leur manière d'être. Aussi, pour lui, l'objet technique n'est pas tel outil ou tel autre, telle voiture ou telle fourchette singulière. Chaque objet technique singulier n'est qu'une actualisation singulière de la dynamique évolutive qui caractérise avant tout l'objet technique. L'objet technique n'est que dans son devenir ; il n'est pas une forme figée, mais la dynamique de sa genèse ; le mode d'existence de l'objet technique est une ontogenèse. Ainsi, Simondon cherche à s'éloigner d'un point de vue où la technique serait considérée comme seulement un moyen, inventé par l'homme pour ses usages ; il s'attache à montrer que l'évolution de l'objet technique - c’est-à-dire sa manière d'être - n'est pas (seulement) conséquence de causes extrinsèques (par exemple : l'adaptation à un usage), mais tient d'abord à des lois intrinsèques, propres au domaine technique. L'évolution du corps fonctionnel de l'homme n'est pas seulement régie par des contraintes extrinsèques telle que, par exemple, l'adaptation à l'environnement extérieur, mais aussi par des dynamiques internes propres au mode d'existence des objets techniques.

Simondon s'engage ainsi dans une mécanologie, science qui veut décrire les lois intrinsèques de l'évolution des objets techniques. Or, pour Simondon, c'est en termes fonctionnels qu'il faut décrire l'ontogenèse des objets techniques. L'objet technique – tout comme, d'une certaine manière, le corps biologique – est un système de

132 Gilbert Simondon et John Hart, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2001.

fonctions. La dynamique de concrétisation134 est un mouvement vers l'intensification du caractère systémique de l'objet technique. Ainsi, les objets techniques peuvent, suivant que le caractère systémique de leur organisation est plus ou moins intense, être dits plus ou moins concrets ou abstraits.

Pour illustrer la dynamique de concrétisation, Simondon donne l'exemple de l'objet technique "moteur à explosion" - c’est-à-dire l'ensemble des moteurs à explosion ayant jamais existé ou pouvant peut-être exister, et surtout la dynamique de

concrétisation qui les lie entre eux (en une lignée). Cet objet technique, on le conçoit, est bien l'association de divers principes fonctionnels (bielle, chambre de compression, bougies d'allumage, arbre à câmes, etc.) Ces fonctions s'intègrent les unes aux autres pour donner un tout non-auto-destructif (premier moment de la concrétisation). Pour donner un exemple de la dynamique de concrétisation, Simondon s'intéresse à deux fonctions nécessaires particulières :

1) supporter les contraintes mécaniques : la forme et la matière du bloc moteur et de la culasse doivent supporter les contraintes mécaniques intenses liées notamment à l'explosion du carburant.

2) refroidissement : l'explosion et les frottements des pièces entre elles entraînent inévitablement un échauffement du système ; une fonction de refroidissement est nécessaire afin que le système ne soit pas auto-destructif.

Pour les moteurs les plus abstraits (au sens de Simondon), ces deux fonctions sont distinctes et réalisées par des organes différents. Par exemple, pour certains moteurs "primitifs" à refroidissement à air, on trouve, d'une part, un bloc moteur et une culasse bien épais, capables à eux seuls d'encaisser les contraintes mécaniques, et,

d'autre part, un système d'ailettes de refroidissement qui par conduction thermique évacue la chaleur dans l'air. Ces fonctions font parties d'un même système fonctionnel mais les organes qui les réalisent sont distincts.

A l'inverse, le mouvement de la concrétisation entraîne la condensation de plusieurs fonctions en la même partie structurelle de l'objet technique. Ainsi, pour l'objet technique qui nous sert d'exemple, la condensation des fonctions “supporter les contraintes mécaniques” et “refroidissement” s'opère dans l'apparition d'ailettes

134 Dans ce paragraphe, nous mobilisons le terme de "concrétisation" dans son acception simondonnienne. En dehors de ce paragraphe, nous entendons le terme dans son acception lévinassienne (sauf si précisé autrement).

spécifiques qui, de par leur disposition, leur forme, etc., réalisent du même mouvement les deux fonctions.

On le voit assez clairement dans l'illustration de la Figure 7, les ailettes de refroidissement du moteur sont disposées de manière à ce qu'elles puissent aussi contribuer à supporter les contraintes mécaniques dues aux explosions. La dynamique de concrétisation est aussi un devenir forme de l'objet technique ; ici la forme des ailettes est dictée par la condensation des fonctions.

Figure 7 : les ailettes de ce moteur à explosion participent tant à la résistance mécanique du moteur qu'à son refroidissement

Ainsi, les ailettes sont sur-déterminées fonctionnellement ; par leur forme elles intègrent les tensions même entre les différentes fonctions, elles les absorbent. Par la

condensation, la forme est un peu plus "comme ça et pas autrement" - sur-déterminée par des contraintes fonctionnelles internes. Le moteur se concrétise en tant que sa forme et sa structure sont de plus en plus sur-déterminés par les contraintes et les interactions entre les fonctions. La systémique du système fonctionnel s'intensifie. Un changement sur une partie de la structure impacte tout le système ; les éléments structurels ne sont plus interchangeables. Aussi le processus de sur-détermination est aussi une individuation ; l'objet technique s'affirme comme la singularité d'un devenir de plus en plus cohérent.

Précisons que, pour Simondon, le processus de concrétisation comprend trois moments distincts. La première étape est celle qui aboutit à un système non-auto-destructif. Le passage d'un schéma théorique à un objet réel135

implique de prendre en compte nombre de facteurs adjacents afin que le système puisse être pérenne (lubrification, refroidissement, etc.). C'est la première étape dans l'ontogenèse de

l'objet technique. On sait par exemple que de nombreux moteurs à explosion n'ont fait que quelques tours avant d'exploser pour de bon. Pour que l'objet technique naisse, il faut que les fonctions puissent se côtoyer, être compatibles entre elles. La seconde étape est celle que l'on a décrite précédemment ; il s'agit de la condensation : plusieurs fonctions se regroupent dans la même partie structurelle. Enfin, le mouvement de différentiation, qui est en fait l'inverse du mouvement de condensation

(des fonctions qui étaient assurées par un même organe se séparent dans des organes distincts) fait bien partie de la dynamique générale de concrétisation en ce qu'il peut mener à de nouveaux réarangements fonctionnels, de nouvelles condensations.

Ainsi, pour le moteur à refroidissement liquide, la différenciation des fonctions “résistance aux contraintes mécaniques “ et “refroidissement” a permis l'émergence de nouvelles possibilités, solutions, fonctionnelles : en l'occurence l'utilisation d'un liquide se mouvant dans un réseau pour évacuer la chaleur.

Il faut bien préciser cela que la dynamique de concrétisation n'est pas nécessairement d'abord une dynamique qui se déploierait dans le temps historique. Poser que le mode d'existence de l'objet technique est une ontogénèse, celle de la concrétisation, c'est voir en lui une tension individuante : aussi chaque "objet technique" singulier et effectif (ce moteur-là) n'est qu'une étape, qu'un moment, de cette tension ; et les étapes n'ont pas à être dans l'ordre du temps historique. Si la concrétisation dit l'individuation de l'objet technique par intégration des contraintes et tensions internes, les "objets techniques" réels naissent aussi d'autres contraintes (contraintes extrinsèques : l'environnement, l'usage, le look, les normes, etc.) Aussi, on dira que le processus de concrétisation transcende en quelque manière l'évolution "réelle" des dispositifs techniques. Simondon veut dire l'essence technique de l'objet technique, ce qu'il est en tant que technique, avant de considérer les facteurs extérieurs qui participent à sa réalisation.

Pour Simondon, il importe de maintenir la distinction entre les objets techniques et les corps vivants : « on peut dire seulement que les objets techniques tendent vers la concrétisation, tandis que les objets naturels sont concrets dès le début. »136

Cependant, les corps vivants et les objets techniques ont en commun d'être des systèmes fonctionnels - c'est à travers ce trait commun que nous pourrons décrire leur articulation. Le mode d'existence de l'objet technique diffère de celui d'un objet

vivant ; pour autant, on peut observer, avec Leroi-Gourhan par exemple, que, au cours de l'évolution biologique, des dynamiques comparables à celle de la concrétisation sont à l'oeuvre (par exemple, la forme du crâne est sur-déterminée par les différentes tensions mécaniques qui s'exercent sur lui). Aussi, si l'on retient seulement de la notion de concrétisation l'idée de conflits internes entre les fonctions d'un système - conflits qui surdéterminent la forme des parties du système - alors, même s'il faut assumer de ne pas respecter jusqu'au bout l'effort terminologique de Simondon, nous voudrons considérer que le corps est, en quelque sorte, un objet technique : dans le corps biologique, comme dans un moteur, les différentes fonctions sont en conflits les unes avec les autres, et ces conflits surdéterminent l'anatomie, la forme, des parties du système.

Nous voudrons donc retenir que, pour les objets techniques comme pour les corps biologiques : 1) des dynamiques de concrétisation déterminent leur structure et leur systématicité ; les réagencement fonctionnels liés à la dynamique de la concrétisation sont aussi le moment d'émergence de nouvelles possibilités fonctionnelles ; et, par ailleurs, 2) la dynamique de concrétisation est également, par sur-détermination fonctionnelle, l'émergence d'une forme.