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Mémoire épi-phylogénétique et plan transcendantal sans sujet

1 Corps éthique et corps technique

1.2 L'espèce humaine, le cyborg

1.2.2 Mémoire épi-phylogénétique et plan transcendantal sans sujet

La technique (externe) est une caractéristique zoologique de l'espèce humaine, Leroi-Gourhan nous l'a montré. Ainsi, les possibilités fonctoinnelles du corps sont : d'une part, "incarnées ou réalisées" dans le corps biologique ; et ce corps s'est forgé à travers l'évolution "naturelle" (qui est déjà une évolution fonctionnelle, donc en quelque manière technique) ; l'organisation structurelle de ce corps est mémorisée dans le code génétique. D'autre part, elles sont, "incarnées ou réalisées" dans les outils ; l'ensemble des outils est aussi un ensemble de possibilités fonctionnelles ; celles ci sont inscrites dans la matérialité des outils ; l'ensemble des outils, dans leur mode d'existence singulier, forment une mémoire externe de possibilités.

Dans la phénoménologie de Merleau Ponty, nous avons décrit le corps propre, corps du je peux, comme un système fonctionnel, système de possibilités d'action. Le monde sensé du sujet est déterminé par les possibilités fonctionnelles de son corps. La mémoire biologique, génétique, assure la transmission des propriétés fonctionnelles de génération en génération. La mémoire génétique est portée par les êtres vivants, et à la fois elle les détermine - elle détermine leurs possibilités, c’est-à-dire leur monde - et elle les transcende - elle se poursuit au-delà d'eux. La mémoire génétique est en quelque sorte dynamique : par la sélection naturelle, elle évolue - mais ces mouvements transcendent l'individu. La mémoire génétique est portée par des vivants ; mais ce qui fait sa singularité c'est précisément qu'à travers la reproduction elle se prolonge après la mort de celui qui la portait, elle se prolonge au-delà de la mort à travers les autres vivants. Cette mémoire détermine le sujet, et elle ne vient pas de lui, il en hérite : par la mémoire génétique, le sujet hérite d'un système fonctionnel singulier. La mémoire génétique est mémoire du possible, c’est-à-dire en quelque sorte mémoire du sens. Par sélection naturelle, des systèmes fonctionnels cohérents

s'affirment - les espèces. Pour l'individu, le possible est déterminé d'abord par la mémoire phylo-génétique, mémoire de l'espèce.

Par ailleurs, l'individu, au cours de sa vie, peut bien, par hasard découvrir ou inventer de nouvelles modalités d'action ; il pourrait s'en souvenir : ainsi, chaque individu développe une mémoire de savoirs-faire techniques, mémoire individuelle qui n'est pas contenue dans la mémoire génétique et qui s'y ajoute - mémoire épi-génétique. Les possibilités d'actions de l'individu sont celles issues de son code génétique, plus celles de sa mémoire épi-génétique. Mais la mémoire individuelle disparaît avec l'individu ; aussi elle ne devient pas un caractère spécifique. Pour l'espèce humaine, l'externalisation est le moment de l'émergence d'une troisième mémoire : en effet, le sylex taillé survit à l'individu qui l'a produit. Il est transmis : il est sa propre mémoire - mémoire du geste de son maniement, mémoire du geste qui l'a produit, etc. L'outil parce qu'il est saisissable ouvre des nouvelles possibilités d'action, des nouvelles possibilités du sens ; et en ce qu'il persiste, quand il est simplement posé et oublié, il est une mémoire de possible. Tout comme le code génétique, bien que suivant d'autres modalités, l'outil est une mémoire de possible, c’est-à-dire une mémoire de possibilités de faire sens. L'ensemble des outils, le système technique, forment une mémoire qui survit au-delà de l'individu, qui transcende chaque individu - dont l'individu hérite - et qui détermine ses possibilités d'action, c’est-à-dire qui détermine son monde propre. L'externalisation est la prolongation du système fonctionnel dans l'outil ; et c'est parce que l'outil, en tant qu'inscription matérielle, se transmet de génération en génération qu'il devient une caractéristique spécifique de l'humain. C'est en tant que mémoire que la technique peut seulement être un caractère spécifique s'ajoutant à la mémoire génétique : la technique (externe) est une mémoire épi-phylo-génétique.

Le monde propre de l'humain tient aux possibilités fonctionnelles qu'il hérite d'une mémoire à la fois génétique et épi-phylo-génétique. Cette mémoire qui transcende le sujet, qui détermine ses possibilités de faire sens, et qui tient à la pérennité de l'inscription matérielle - ce motif est celui que déjà Derrida avait fait remarquer : nous l'avons dit, c'est l'inscription matérielle (écriture) de l'idéalité (concept) qui assure seulement sa réitérabilité. Pour B. Stiegler, à la suite de Derrida, il s'agit de considérer le caractère constituant de l'inscription matérielle : non plus seulement de l'écriture comme mémoire de l'idéalité, mais de la technique comme

mémoire du geste et du possible (l'écriture étant alors à considérer comme une technique singulière, une technique de la mémoire, ou mnémo-technique). L'outil, l'objet technique, est à lui même sa propre mémoire ; il conserve, en dehors de tout présent, la mémoire de son geste. Les possibilités fonctionnelles par lesquelles se déploie la subjectivité sont celles qu'elle trouve toutes faites dans les outils. La technique est une mémoire externe - prise dans le fait et la contingence de l'inscription matérielle - constituante du présent de l'expérience subjective. Une mémoire qui transcende le sujet et qui pourtant n'est pas celle d'un présent mais celle de l'inscription dans le mort de l'in-organique, en dehors de toute subjectivité : la technique (l'inscription matérielle du possible) forme un plan transcendantal sans sujet (PTSS). Plus précisément, c'est l'association de la mémoire génétique et de la mémoire épi-phylo-génétique qui forme ce plan transcendantal. Et à l'heure où l'on

manie le génôme, la distinction entre ces deux mémoires pourrait tendre à s'atténuer. Le monde sensé est surdéterminé par une mémoire du possible qui elle-même nécessite l'inscription dans la matérialité du monde. Dans cette contamination originaire, la description des dynamiques d'évolution de la technique et du biologique prend un statut transcendantal. L'histoire du corps fonctionnel de l'homme vient du biologique mais elle prend un tour singulier au moment de l'externalisation ; l'homme en tant qu'espèce (avec son monde propre) ne peut plus être considéré seulement dans son évolution biologique - l'évolution du système technique fait partie de l'évolution de l'espèce, elle est chaque fois la redéfinition de son monde propre. L'externalisation est le moment où l'espèce humaine s'affirme dans sa singularité fonctionnelle et anatomique : l'espèce humaine commence avec l'outil. Elle commence avec cette mémoire transcendantale de l'inscription matérielle du geste. L'outil invente l'homme autant que l'homme invente l'outil. Il faudra dès lors parler d'une co-évolution

homme-technique pour dire le mouvement de l'évolution de la mémoire des possibles, évolution du corps fonctionnel au-delà du génétique. Le couple homme-technique se co-individue120

dans sa relation.

120 Ici le terme d'individuation fait signe vers l'ontologie simondonienne dans laquelle l'individu n'est pas à considérer en une essence statique mais en tant qu'il est en devenir.