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Pour saisir plus précisément encore le point de vue que nous voudrons adopter considérons l'exemple de la démarche de R. Barthes dans son essai La chambre claire66

. D'une part, cet essai parle de la photographie ; Barthes cherche l'« essence de la photographie » : l'étude est donc centrée sur une modalité technique particulière - la

65 Marshall McLuhan et Lewis H. Lapham, Understanding Media: The Extensions of Man, Reprint, The MIT Press, 1994, 392 p.

technique photographique. D'autre part, au fil du texte, Barthes se concentre sur l'étude de la photo dans la relation à un autrui singulier (un celui qui) - en l'occurence, sa mère - recherche de l'"essence" de la photographie - c’est-à-dire de sa manière de signifier - à travers l'étude du rapport à un celui qui singulier. Qu'est ce qui passe à travers la photographie ? est-ce que le qui passe par la photographie ? et, si oui, comment ? comment signifie le rapport à l'autre que cette technologie singulière rendrait possible ?

Voyons dans plus de détails comment Barthes décrit son approche. Tout d'abord il s'agit bien d'un travail en quelque manière phénoménologique :

« Dans cette recherche de la Photographie, la phénoménologie me prêtait donc un peu de son projet et un peu de son langage. » 67

Même s'il s'agit d'« une phénoménologie vague et désinvolte, cynique même »68, selon les mots de Barthes, c'est bien le langage du phénoménologue, avec ses préoccupations et ses méthodes que l'auteur voudra mobiliser pour sa recherche. Ce sera bien de l'apparaître dont il s'agira, de la signifiance du phénomène. Il s'agit bien pour Barthes, comme pour nous, de chercher des rapports entre la technologie (la photographie pour Barthes, l'ensemble des technologies de rapport à l'autre pour nous) et l'apparaître ; décrire en quoi la technologie rend possible des modes singuliers de l'expérience. Barthes voudrait tirer d'une telle étude quelque chose comme l'"essence de la photographie". Cette essence n'est pas liée seulement à ce que la photographie

est comme chose constituée, comme machine, comme processus, comme pratique, mais aussi à son rôle "constituant", à sa manière de forger l'expérience.

Barthes cependant remarque deux incohérences, deux problèmes de compatibilité entre la phénoménologie et l'approche qu'il veut déployer. La première est liée à la tension essence/contingence ; la seconde, à la tesion phénomène/affect.

« Tout d'abord, je ne sortais pas et je n'essayais pas de sortir d'un paradoxe : d'une part, l'envie de pouvoir enfin nommer une essence de la Photographie, et donc d'esquisser le mouvement d'une science éidétique de la Photo ; et d'autre part, le sentiment intraitable que la Photographie n'est essentiellement, si l'on

67Ibidem, p. 40.

peut dire (contradiction dans les termes), que contingence, singularité, aventure [...]. » 69

Bien sûr, on sait, avec Derrida, qu'on ne peut maintenir une distinction définitive entre, d'une part, le domaine d'une science éidétique pure, et d'autre part, celui de la contingence et de l'accident. L'essence et la contingence sont toujours déjà pris dans un rapport de contamination. Cependant, la crainte de Barthes est plus précise et vise une autre "articulation" de l'essentiel et du singulier : il y aurait essentiellement, dans la photographie, un rapport à la contingence et à la singularité. Ou encore : "la Photographie n'est essentiellement [...] que contingence, singularité, aventure". Au delà de ce paradoxe et de la manière que cherchera Barthes pour le surmonter, nous voudrons partager cette intuition et ce point de vue qui invite à chercher dans le dispositif technique le lieu d'un rapport à la singularité de l'étant (l'autre respecté dans son altérité, et non pas réduit au concept). Il s'agira en effet pour nous de considérer les situations où le sujet entre en rapport avec un autrui singulier qui dans la révélation éthique même échappe positivement à la science éidétique. Ainsi, nous partagerons avec Barthes cette intuition que l'étude d'un dispositif technique tel que la photographie ne peut pas être contenue ultimement dans les termes d'une science des essences ; au contraire, comme Barthes, on considérera que l'enjeu de ce dispositif est d'abord celui d'un rapport à la singularité ; singularité qui sera pour nous celle d'une expression, d'un visage. Le second problème identifié par Barthes s'exprime de la manière suivante :

« Ensuite, ma phénoménologie acceptait de se compromettre avec une force, l'affect ; l'affect était ce que je ne voulais pas réduire ; étant irréductible, il était par là même ce à quoi je voulais, je devais réduire la Photo ; mais pouvait-on retenir une intentionnalité affective, une visée de l'objet qui fût immédiatement pénétrée de désir, de répulsion, de nostalgie, d'euphorie ? La phénoménologie classique, celle que j'avais connue dans mon adolescence (et il n'y en a pas eu d'autre depuis), je ne me rappelais pas qu'elle eût jamais parlé de désir ou de deuil. » 70

69Ibidem.

Cette seconde préoccupation - nous la partageons également - tient à ce que la

phénoménologie classique n'aurait jamais fait une place de choix à l'affect, au sentiment, au désir ou au deuil. Barthes veut parler de l'apparaître et de l'affect, pas seulement de l'apparaître de l'affect, ou du rôle de l'affect dans l'apparaître, mais bien d'une intentionnalité affective, c’est-à-dire une phénoménalité immédiatement pénétrée par l'affect. Il ne trouve pas les outils pour le faire dans la phénoménologie classique (qu'on imagine être celle de Husserl, voire aussi celle de Heidegger). Notons que Lévinas publie Totalité et infini en 1961 ; Barthes, quand il écrit en 1980, semble ne pas vouloir prendre cet effort d'articulation phénomène/affect en considération. Pour lui, écartant d'un seul geste toutes les phénoménologies "non-classiques", il n'y a pas eu d'autre phénoménologie depuis la phénoménologie classique. Ici, nous ne suivrons pas directement Barthes et nous voudrons considérer avec attention l'effort de Lévinas : une phénoménologie (aux marges d'elle-même) où il est effectivement question de désir et de deuil, où ces questions même deviennent premières. Cette phénoménologie se compromettant à l'affect, que Barthes semblait appeler de ses voeux, nous la chercherons d'abord dans les descriptions lévinassiennes.

Précisons malgré tout qu'on ne pourra pas dire qu'avec Lévinas, la phénoménologie se compromette avec l'affect ; bien au contraire, la distinction entre l'affect et le phénomène est plus que jamais affirmée. Finalement, ce n'est qu'au prix d'une réévaluation profonde de l'ambition phénoménologique, dans le déplacement de la phénoménologie aux abords de ses limites, et finalement hors d'elle-même, qu'une telle description de l'expérience vécue à la fois affective et phénoménale sera possible. Ainsi, à travers cette rapide évocation du projet de Barthes dans La chambre claire, nous rendons plus explicite l'approche que nous voudrons développer. L'étude voudra faire dialoguer le plan de la description objective du dispositif technique avec celui de la description phénoménologique de l'expérience. Notre enquête phénoménologique/technologique devra s'assurer de maintenir dans l'expérience qu'elle décrit le rapport à la singularité de l'étant, irréductible au jeu des essences. Enfin, elle voudra mobiliser une phénoménologie qui s'est "compromise" avec l'affect, celle de Lévinas.