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2 Formes et expression

2.2 Formes et expression artistique

2.2.1 Ambiguïté de l'éros

Pour commencer à formuler une réponse à cette question, nous voudrons d'abord remarquer, dans Totalité et infini, une articulation singulière entre le visage (éthique) et la beauté. Cette articulation s'inscrit dans le contexte d'une « phénoménologie de l'éros »209

. Quand dans Le temps et l'autre, Lévinas décrivait l'éros comme la modalité même du contact avec l'altérité, dans Totalité et infini, l'enjeu de la subjectivité sera avant tout éthique et plus seulement érotique ; l'éros devient un moment seulement de l'intrigue du rapport à l'autre, moment critique, certes, en ce qu'à travers lui est ouverte la dimension de la fécondité. Quand dans Le temps et l'autre, le temps même pouvait être dit par l'éros seulement, dans Totalité et infini (et, de manière plus explicite encore, dans Autrement qu'être...), le temps vient de l'urgence éthique. Dans

Totalité et infini, le visage précède l'éros : quand le visage est l'appel éthique "pur", tranchant de sa radicale altérité sur la sphère immanente du besoin, l'amour tient à « l'ambiguïté d'un évènement qui se situe à la limite de l'immanence et de la transcendance. »210

Dans l'amour et l'érotisme, Lévinas entrevoit la « possibilité de jouir de l'autre »211

dans une certaine « simultanéité du besoin et du désir »212

. L'expérience érotique est bien celle d'un rapport où l'altérité se révèle comme telle, saisissant la subjectivité, mobilisant toute son attention, signifiant l'au-delà de l'être ; mais par ailleurs elle est aussi celle d'une jouissance, c’est-à-dire celle d'une satisfaction du besoin, celle d'un égoïsme qui s'affirme. Dans l'éros, éthique et égoïsme trouvent une articulation singulière.

Nous ne rendrons pas ici avec précision la richesse des descriptions lévinassiennes de l'éros. Remarquons seulement qu'elles sont celles d'une phénoménalité-éthique où le corps de l'autre à la fois exprime l'altérité et par ailleurs se laisse voir en tant que chose, voire s'exhibe en tant que chose. La "manifestation"

209 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 286.

210Ibidem, p. 285.

211Ibidem.

du corps érotique - c’est-à-dire le corps de l'autre vécu dans la relation érotique - est dite, par Lévinas, dans les termes d'une « ultramatérialité exorbitante »213

: « L'ultramatérialité n'indique pas une simple absence d'humain dans un amoncellement de rochers et sable d'un paysage lunaire; ni la matérialité qui renchérit sur elle-même, béant sous ses formes déchirées, dans les ruines et les blessures; elle indique la nudité exhibitionniste d'une présence exorbitante - venant comme de plus loin que de la franchise du visage - déjà profanant et toute profanée, comme si elle avait forcé l'interdit d'un secret. L'essentiellement caché se jette vers la lumière, sans devenir signification. » 214

L'ultramatérialité du corps érotique n'est pas celle d'une blessure, mais celle d'une nudité qui s'exhibe en tant que nudité. Elle est le retrait vers l'autrement-qu'être, vers l'inatteignable altérité d'une faiblesse, d'une vulnérabilité, mais elle est tout à la fois une chose s'offrant aux pouvoirs du sujet. L'enjeu de la "manifestation" de cette chose n'est plus le secours seulement, mais la profanation d'un secret ; l'immontrable est montré, mais il est montré précisément dans le mouvement de son retrait. Le secret, ou le mystère, de l'altérité se jette vers la lumière, se jette vers le phénomène, mais il ne se laisse pas prendre au jeu des significations ; il reste en-deça.

« La façon dont la nudité érotique se produit - se présente et est - dessine les phénomènes originels de l'impudeur et de la profanation. » 215

L'éros est le lieu de la pudeur et de l'impudeur - c’est-à-dire lieu de l'exhibition de la pudeur - lieu de la profanation. Dans Le temps et l'autre, Lévinas mobilise le terme de mystère pour dire ce secret dont l'érotisme force l'interdit :

« Alors que l'existant s'accomplit dans le “subjectif” et dans la “conscience”, l'altérité s'accomplit dans le féminin. Terme de même rang, mais de sens opposé à la conscience. Le féminin ne s'accomplit pas comme étant dans une transcendance vers la lumière, mais dans la pudeur. Le mouvement est donc ici inverse. La transcendance du féminin consiste à se

213Ibidem, p. 286.

214Ibidem.

retirer ailleurs, mouvement opposé au mouvement de la conscience. Mais il n'est pas pour cela inconscient ou subconscient, et je ne vois pas d'autre possibilité que de l'appeler mystère. » 216

Le féminin217 se montre dans la pudeur ; pudeur qui est déjà aussi impudeur : en le cachant, elle montre malgré elle ce qu'elle aurait voulu cacher, ce qui aurait du rester secret. L'altérité du féminin ne vient pas pénétrer le réseau de significations (le Dit) d'une signifiance éthique ; l'altérité du féminin ne donne pas sens au Dit car sa manière de pénétrer le phénomène consiste à déjà s'en retirer vers un ailleurs.

« La profanation n'est pas une négation du mystère mais l'une des relations possibles avec lui. » 218

L'enjeu de l'exhibition érotique n'est pas celle d'une négation ou d'un oubli de l'altérité, comme si à peine se montrant, la nudité devait mourrir, disparaître. Dans la pudeur et l'impudeur, le mystère persiste ; pire, il se creuse : la caresse est « comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe »219

. Nous reviendrons par la suite sur les enjeux temporels de la caresse. Mais pour l'instant nous voulons insister sur cette phénoménalité-éthique singulière, paradoxale, celle du rapport érotique, celle de la "manifestation" du corps érotique ; elle est l'une des relations possibles avec le mystère : à travers elle l'altérité dit encore sa nudité, sans appeler pour autant au sacrifice de la jouissance, mais au contraire comme une promotion de la jouissance. L'éros est comme la possibilité d'un rapport à autrui où l'égoïsme et la jouissance peuvent s'affirmer sans se résoudre à la violence.

Le corps érotique s'offre dans l'ambiguïté d'un visage qui est aussi une chose appelant la jouissance ; il est à la fois visage appelant le respect de sa radicale altérité, mais aussi chose appelant la profanation, l'exhibition, l'irrespect.

« Mais l'irrespect suppose le visage. Les éléments et les choses se tiennent en dehors du respect et de l'irrespect. Il faut que le visage ait été aperçu pour que la

216 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 81.

217 Bien sûr, quand il s'agira ici de mobiliser les termes de féminin, femme, viril ou masculin, ce sera sans référence aucune aux formes effectives des corps du sujet et d'autrui.

218 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 79.

nudité puisse acquérir la non-signifiance du lascif. Le visage féminin réunit cette clarté et cette ombre. Le féminin est visage où le trouble assiège et déjà envahit la clarté. La relation - en apparence - asociale de l'éros, aura une référence - fût-elle négative au social. Dans cette inversion du visage par la féminité - dans cette défiguration qui se réfère au visage - la non-signifiance se tient dans la signifiance du visage. » 220

Le corps érotique est une chose se montrant dans le monde de la lumière ; mais sa manifestation est déjà assiégée de trouble et d'ombre. L'érotisme est comme un appel éthique paradoxal où l'altérité se manifeste sans prendre la signifiance seulement d'une responsabilité. Le féminin est pour Lévinas - et nous aurons à y revenir - une relation au-delà du possible, relation qui laisse entrevoir déjà la prolongation de l'être dans la fécondité, c’est-à-dire aussi une relation à l'avenir221

.

Dans le rapport éthique, la signifiance du visage pénètre les réseaux de renvois de l'être qui ainsi prennent sens ; les mots, les idées, les objets prennent sens à partir de l'intrigue éthique dont ils sont la manière. Dans l'érotisme, l'altérité se "manifeste" sans devenir signification, mais au contraire dans l'affirmation d'une non-signifiance : l'altérité se montre, jusqu'à montrer qu'elle se montre, jusqu'à s'exhiber dans l'impudeur ; mais se jetant ainsi vers la lumière, elle échappe déjà aux significations, elle reste en-deça ou au-delà des mots et des idées.

« Cette présence de la signifiance du visage, ou cette référence de la non-signifiance à la non-signifiance - et où la chasteté et la décence du visage se tient à la limite de l'obscène encore repoussé, mais déjà tout proche et prometteur - est l'évènement original de la beauté féminine [...] » 222

Ainsi, dans les descriptions lévinassiennes de l'érotisme, on trouve donc un passage entre altérité et beauté : la beauté féminine est celle d'une ambiguïté, ou celle d'une limite entre la pudeur du visage, son retrait dans une altérité infinie, et l'impudeur de la profanation, obscénité, exhibition, appelant l'irrespect mais ne se donnant que sur le mode du « pas encore » - déjà tout proche et prometteur.

220 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 294.

221Ibidem, p. 299.

Cependant pour Lévinas, la beauté féminine ne sera pas à confondre avec le beau de l'art. Nous devons reprendre notre citation, sans l'interrompre cette fois :

« Cette présence de la signifiance du visage, ou cette référence de la non-signifiance à la non-signifiance - et où la chasteté et la décence du visage se tient à la limite de l'obscène encore repoussé, mais déjà tout proche et prometteur - est l'évènement original de la beauté féminine, de ce sens éminent que la beauté prend dans le féminin, mais que l'artiste aura a convertir en « grâce sans pesanteur » en taillant dans la matière froide de la couleur ou de la pierre et où la beauté deviendra la calme présence, la souveraineté de l'envol, existence sans fondements car sans fondations. Le beau de l'art invertit la beauté du visage féminin. Il substitue à la profondeur troublante de l'avenir du « moins que rien » (et non pas d'un monde) que la beauté féminine annonce et cache, une image. Il présente une forme belle réduite à elle-même dans l'envol, et privée de sa profondeur. Toute oeuvre d'art est tableau et statue, immobilisés dans l'instant ou dans son retour périodique. La poésie substitue un rythme à la vie féminine. La beauté devient une forme recouvrant la matière indifférente et non pas recelant du mystère. » 223

La beauté de l'art est liée encore à la beauté féminine, mais comme son inversion. La beauté féminine est déjà érotique, c’est-à-dire qu'à travers elle se révèle une possibilité au-delà du possible, celle d'un avenir (avenir d'une troublante profondeur, sans commune mesure avec le futur anticipable). Quand l'artiste voudrait la convertir dans la matière froide d'une oeuvre, l'ombre et le trouble de la profanation seraient réduits et ne resterait qu'une forme sans profondeur, sans enjeu d'altérité - donc sans enjeu d'avenir.

La beauté de l'art n'est plus l'enjeu passionné d'un avenir imminent, elle se résout en l'image, dans la matière froide elle serait seulement une présence calme. On voit que Lévinas pense ici l'art à partir des prototypes que sont le tableau et la statue, comme si l'art s'était d'abord donné pour but ici de reproduire la beauté féminine ; aussi l'objet d'art est séparé tant de son auteur (qui est aussi, à sa manière, un

operator) que de son modèle (qui serait aussi, en quelque sorte, comme un spectrum), comme s'il devait être beau par lui-même. On peut penser que dans d'autres formes

d'art, il est plus difficile de voir seulement une "belle forme" séparée de son auteur : que penser du chanteur ? Peut-on dire la beauté de son chant comme celle d'une

présence calme, ou doit-on y voir encore quelqu'exhibition de nudité,

quelqu'impudeur, quelque scandale, quelque mystère ? Si, pour Lévinas, l'art invertit le mystère du féminin, nous défendrons le fait que l'"expérience" de la beauté "artistique" pourrait avoir encore une référence - « fût-elle négative » - à la transcendance d'une expression.