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PF 2 : polarisation du champ antérieur de relation

1 Corps éthique et corps technique

1.2 L'espèce humaine, le cyborg

1.2.1 Leroi-Gourhan : principes fonctionnels (PF 106 )

1.2.1.3 PF 2 : polarisation du champ antérieur de relation

Dans le règne animal, les espèces qui ont "choisi" la mobilité ont un corps réparti en deux pôles (pôle antérieur de relation et pôle postérieur). Leroi-Gourhan nous fait remarquer une nouvelle distinction fonctionnelle importante : pour certains animaux (orientés), le membre "le plus antérieur" (exemplairement, la "patte avant") participe des relations à l'environnement (saisir, arracher, creuser, etc. ; par exemple, le rat se sert de ses pattes avant pour décortiquer sa nourriture), il compose avec le pôle antérieur - quand à l'inverse, pour d'autres animaux, le membre antérieur reste principalement dédié à la locomotion, reste partie du pôle postérieur (par exemple, les pattes de l'antilope sont essentiellement dédiées à la locomotion). Cette distinction fonctionnelle sépare : d'une part, les animaux dont le membre postérieur "le plus antérieur" (c’est-à-dire, par exemple, les pattes avant) reste, sans ambiguïté, dédié à la locomotion (par exemple, l'antilope, le lézard, le thon), et, d'autre part, les animaux dont le membre "le plus antérieur" évolue vers une certaine indétermination ou ouverture fonctionnelle, pouvant servir tant à la locomotion que comme "organe de relation" (c'est le cas du rat, ou encore de la trigle, poisson de fond qui remue les vases avec ses nageoires avant).

1.2.1.3.1 PF2 : anatomie

Cette détermination fonctionnelle s'accompagne de différences anatomiques majeures. Pour les espèces dont le membre antérieur ne participe pas à la sphère de relation, les organes de relation se concentrent sur la face114

, dans le champs facial, la bouche se spécialise (dentition, forme de la mâchoire, langue), des organes spécifiques se déploient pour l'accès à la nourriture (la trompe du fourmilier, la langue du caméléon), la forme du crâne évolue suivant les contraintes mécaniques fortes appliquées à la tête (structure allongée pour les herbivores). Par ailleurs, le membre antérieur se spécialise pour la locomotion. Par exemple, chez les mammifères, le membre antérieur des ongulés a évolué vers le sabot - organe dont la forme est optimisée pour la locomotion, mais qui n'est guère utile pour d'autres tâches.

Pour les espèces dont le membre antérieur participe à la sphère de relation, ce membre reste (sauf pour l'hominidé) partie prenante de la locomotion, cependant, il ne se spécialise pas pour celle-ci ; au contraire, le membre évolue plutôt vers une non-spécialisation, vers une indétermination fonctionnelle. Chez les hominidés, bipèdes, le membre antérieur ne participe plus du tout à la locomotion ; il se spécialise vers la non-spécialisation, vers la main, capable tant de saisir que de gratter, capable aussi de tâter et de caresser, d'arracher et de pointer, de frapper. Par ailleurs, le champ de relation devient bipolaire : d'une part, un pôle facial, d'autre part, un pôle manuel : « Le champ antérieur comporte de ce fait un pôle facial et un pôle manuel qui agissent en étroite relation dans les opérations techniques les plus élaborées. »115

La bipolarité du champ de relation ouvre un espace de possibilités techniques entre la main et la face.

1.2.1.3.2 Bipolarité du champs fonctionnel : de plus en plus de possible

D'un point de vue fonctionnel, la bipolarité du champ antérieur, et surtout l'ambiguïté fonctionnelle du membre antérieur qui l'accompagne, vont dans le sens d'un élargissement du possible. Quand les organes de relation sont répartis dans deux pôles, les principes fonctionnels des organes de relation du pôle manuel peuvent se combiner aux principes fonctionnels des organes de relation du pôle facial. Je peux gratter la terre pour saisir le ver ; je peux tirer la branche pour en mordre les fruits.

114 André Leroi-Gourhan, op. cit., p. 55.

Pour les animaux à champ fonctionnel non-bipolaire, tous les organes de relation sont réunis sur la face : pas de combinatoire fonctionnelle possible (ou faible). Il faut ajouter à cela la non-spécialisation caractéristique de la main ; l'indétermination fonctionnelle est aussi ouverture de possible : la main peut saisir, gratter, creuser, frapper, tordre, etc. La fonctionnalité de la main droite se combine à la multi-fonctionnalité de la main gauche ; le tout se combinant avec les multi-fonctionnalités de la face.

Dans la suite de son analyse, Leroi-Gourhan parcourt l'évolution fonctionnelle qui mène à l'homme116

. Poissons, amphibiens, rampants, théromorphes, singes, hominidés - le paléontologue les considère tous et suit : l'évolution de leurs organes de locomotion, la forme de leur crâne (et notamment la position du trou occipital), de leur machoire, de leur main (ou plus généralement de l'extrémité du membre antérieur), et aussi de leur cerveau. Leroi-Gourhan montre que c'est bien l'évolution des principes de locomotion qui entraîne la libération progressive des organes de relation, vers la libération définitive de la main du bipède. L'évolution du système corporel suit en quelque sorte l'impulsion de l'évolution de la locomotion ; le tout s'accompagne d'une diversification des modes de relation à l'environnement. Les hominidés se caractérisent par la bipédie, qui correspond aussi a une bipolarité du champ de relation constante (par opposition aux singes, entre autres, pour qui le membre antérieur sert encore aussi pour la locomotion).

En suivant l'évolution des cerveaux, de leur taille, à travers les différents modes de locomotion et d'adaptation, Leroi-Gourhan montre que la complexité du système nerveux central, système de commande en quelque sorte, suit seulement l'évolution fonctionnelle du corps. C'est parce qu'il y a de plus en plus de possibilités fonctionnelles que le cerveau se complexifie. En ce sens, pour le dire vite, l'intelligence serait une conséquence de la diversification du possible fonctionnel, et non sa cause. L'intelligence commence par les pieds : c'est par conséquence de l'évolution de la locomotion vers la bipédie que le domaine des possibilités d'actions s'est enrichi et complexifié.

1.2.1.4 PF 3 : externalisation

Chaque espèce dans la diversité du vivant se caractérise par une corporéité fonctionnelle ; lisible dans l'anatomie, ce système fonctionnel est constitutif des modalités de rapport à l'environnement - c’est-à-dire aussi constitutif du monde propre de l'animal. La bipolarité du champ de relation, la bipédie, l'indétermination fonctionnelle de la main mènent à l'apparition d'un principe fonctionnel déterminant pour notre étude sur la technique : l'externalisation, c’est-à-dire l'outil, principe fonctionnel “incarné” à l'extérieur du corps biologique. Leroi-Gourhan insiste : l'outil doit être considéré dans la continuité du corps fonctionnel. Pour bien saisir sa place dans l'économie fonctionnelle de l'hominidé, il faut avant tout considérer son intégration dans la cohérence globale du corps : dents faibles, main non-spécialisée, cerveau, outil. Le sylex taillé est comme l'extériorisation de la fonction “déchirer la chair” qui chez d'autres était incarné dans la dentition, comme l'externalisation (ou l'extériorisation) d'une dent tranchante. En cela, l'outil doit être envisagé comme un caractère zoologique spécifique.

1.2.1.4.1 Paléo-anthropologie

Leroi-Gourhan étudie l'évolution de la branche des hominidés. On peut y distinguer quatre phases. 1) L'australanthrope, il y a cinq millions d'années (“pebble culture”), a un corps d'homme, et son crâne abrite un cerveau de taille relativement réduite. Son système technique "externe"117

se limite à un seul outil, le chopper,

117 Leroi-Gourhan (parmi d'autres) mobilise la notion de “système technique” pour désigner l'ensemble des outils, des appareils, des machines – bref, l'ensemble de ce que l'on reconnaît traditionnellement comme objets techniques. Dans cette partie de notre étude, il nous est nécessaire d'insister sur la continuité du système fonctionnel s'effectuant, par la saisie, entre le corps biologique et l'outil. Aussi, l'idée d'un “système technique” n'incluant pas le corps biologique, fonctionnel, ne serait pas satisfaisante. Pour nous, le corps fera partie du système technique ; nous ne voudrons pas définir la technique par opposition au vivant - il y a bien des techniques sans outil, comme la marche par exemple.

S'il fallait à ce stade définir ce qu'on entend par technique, nous dirions qu'il s'agit avant tout d'un adjectif qui convient pour qualifier tout agencement de principes fonctionnels. Par commodité, on substantive cet adjectif pour désigner l'ensemble de ces agencements. Aussi, pour désigner seulement les agencements techniques extérieurs au corps biologique, on parlera ici de système technique externe. Suivant une telle acception, on ne pourra plus dire que la technique est seulement humaine ; le premier mouvement d'un corps fonctionnel est déjà technique, est déjà fonctionnement.

obtenu grâce à un seul geste de fabrication (frappe perpendiculaire au nucleus). Ce système technique externe reste figé, il n'y a pas d'invention de nouveaux outils ; le

chopper est un caractère spécifique des australanthropes. Si l'on voulait dessiner leur corps, il faudrait inclure le chopper. 2) L'archanthrope, il y a 1,5 millions d'années, a un système d'outils légèrement plus complexe que l'australanthrope. Un deuxième geste technique (frappe tangentielle du nucléus) vient s'ajouter, se combiner, au premier (frappe perpendiculaire) ; et une progressive, lente, diversification du système technique externe opère. Dans le même temps, on constate une lente évolution de la taille du cerveau. Tout se passe comme si le système technique externe et le cerveau évoluaient conjointement. 3) Le paléanthrope, entre -300000 et -50000 ans, a un cerveau plus développé. Il a certainement des activités sociales et intelectuelles diverses ; restées sans témoin, on ne peut pas dire grand chose de ces activitées présumées – seuls les squelettes et les outils de pierre (ou d'os, parfois) nous sont parvenus. Parmi les choses aujourd'hui observables, on constate une diversification importante du système technique externe – les outils sont de plus en plus nombreux mais aussi de plus en plus spécialisés quant à leur usage et leur fonctionnement. Dans le même temps, la boîte crânienne a laissé plus de place à un cerveau qui peu à peu se développe (et tout particulièrement les zones dites pré-frontales). Notons qu'on observe chez les paléanthropes la présence d'ateliers de fabrication ; ce qui semble indiquer que la distinction s'affirme entre le moment de production de l'outil et le moment de son usage (ce qui pourrait être propre aux hominidés par opposition aux espèces qui parfois utilisent un outil, trouvé sur place, mais le laissent sur place après usage). 4) Le néanthrope, de -90000 à nos jours, a un cerveau particulièrement développé – particulièrement dans les zones préfrontales. Son système technique est d'une grande diversité, se complexifiant, et se spécialisant jusqu'au système technique externe contemporain.

Les observations de Leroi-Gourhan, et en particulier la comparaison du volume cérébral à l'état de développement du système technique externe118

(Leroi-Gourhan prend comme indices de cet avancement, d'une part, le nombre d'outils différents, et, d'autre part, la longueur de tranchant obtenu pour 1 kilogramme de matière première) mènent aux conclusions suivantes : premièrement, pendant une longue période de temps, des premiers australanthropes aux derniers paléanthropes, le système technique

externe et le cerveau (son volume) évoluent conjointement, lentement, dans le rythme de l'évolution biologique. Deuxièmement, une période critique est atteinte, coïncidant avec le moment du déverouillage de la visiaire orbitaire, entre les paléanthropes et les premiers néanthropes. Au cours de cette période, le rythme de l'évolution conjointe cerveau/”technique externe” s'accélère. La diversité et la finesse des outils augmentent rapidement ; conjointement, les zones préfrontales du cerveau se développent. Cette période est souvent désignée comme correspondant à l'"évènement pré-frontal" ; cependant, une telle désignation met encore trop l'accent sur le cerveau, et peut laisser penser qu'il est ultimement le lieu où l'intelligence ce serait d'abord développée. L'effort de Leroi-Gourhan consiste ici à montrer que l'évolution vers l'intelligence est celle d'un système fonctionnel : anatomie, outils et système nerveux forment un système complexe dont l'évolution est soumise à des tensions internes (par exemple, la forme du crane, et donc la place qu'il laisse au cerveau, est dépendante des contraintes mécaniques supportées par le squelette, et notamment par la mâchoire) et externes. Et enfin, troisièmement, à partir des néanthropes, le système technique externe et le cerveau n'évoluent plus ensemble : d'une part, la diversité et la finesse du système d'outils continuent à augmenter très rapidement avec une tendance exponentielle, jusqu'à nos jours, mais, d'autre part, le volume du cerveau cesse d'augmenter, comme s'il avait atteint une taille critique.

On constate donc que jusqu'aux paléanthropes, technique externe et anatomie biologique évoluent au même rythme. Puis, le corps biologique n'évolue plus (ou très peu) et l'évolution de l'espèce humaine est alors quasi uniquement externe (jusqu'à l'intervention de l'outil dans le biologique même). Le rythme de l'évolution du système d'outils va, le plus souvent, en s'accélérant, s'inscrivant dans une temporalité sans commune mesure avec la lenteur de l'évolution biologique119

.

Pour l'humain d'aujourd'hui, le système fonctionnel qu'est son corps est potentiellement prothétisable par les dispositifs les plus divers : des ordinateurs, des voitures, des armes à feu, des portes, des téléphones, de l'électricité, des câbles, des livres et des messages, des mots, des ustensiles, des instruments, des machines, etc.

119 Nous ne pouvons pas ici rendre l'"histoire des techniques" ; nous renverrons pour cela aux travaux de B. Gille. Bertrand Gille, Histoire des techniques  : Technique et civilisations, technique et sciences, Gallimard, 1978.

Il faut noter dès à présent - même si ce sujet important ne pourra faire ici le cas d'une étude approfondie - que ce qui est à considérer comme formant le "système technique" n'est pas seulement l'ensemble des outils ; le "système technique" est à la fois un ensemble d'outils et de machines, mais aussi un ensemble de normes et de traditions, un ensemble de gestes et de savoir-faire, qui les accompagnent.

Ainsi, le corps fonctionnel, celui par lequel le rapport à l'autre a effectivement lieu est bien un corps cyborg, mi organique, mi in-organique. La corporéité est à envisager dans la continuité fonctionnelle entre le biologique et l'outil.