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2 Formes et expression

2.1 Rapport à autrui et outil saisi

2.1.2 L'outil saisi par l'autre : expression d'un corps augmenté

2.1.2.4 Quelques organes singuliers

Avant d'aller au-delà du corps biologique et de considérer, pour le corps de l'expression, l'augmentation simple, nous voudrons parcourir rapidement les propriétés de certains organes biologiques :

- Les yeux ; fonctionnellement, les yeux d'autrui ne sont pas sans doute d'abord des organes de la forme ; même si l'oeil peut faire un clin, même s'il montre des larmes, l'enjeu des yeux n'est pas seulement celui de la forme. Par ailleurs, l'oeil est

effectivement un des lieux du corps les plus fragiles, c’est-à-dire des plus vulnérables. L'oeil est effectivement un élément singulier de la vulnérabilité d'autrui - comme le coeur. Mais à la différence du coeur, l'oeil se montre - se montrant en montrant sa

vulnérabilité même, se montrant, pour Lévinas, comme vulnérabilité, comme nudité. L'oeil est aussi - et nous aurons à revenir sur ce point - l'enjeu du regard de l'autre sur le moi ; pour le dire trop rapidement, pour Lévinas, c'est sous le regard de l'autre que le sujet s'érige dans la responsabilité, le regard d'autrui est déjà l'attente de la réponse, c’est-à-dire l'urgence de l'appel éthique même, et déjà la culpabilité. Sous l'oeil d'autrui (qui est aussi l'oeil de Caïn, invisible, et qui suit le sujet où qu'il aille), la subjectivité n'a pas le loisir de la jouissance ; les possibilités d'être du sujet sont déjà pénétrées, par le regard, de la signifiance de l'enjeu éthique. Le regard de l'autre exige la subjectivité, il la requiert, la convoque, l'appelle, et fait ainsi son élection, son érection. Par la suite, il nous faudra envisager l'augmentation du regard par l'outil.

- Les mains ; les mains, rappelons-le, constituent, dans la bipolarité du champ de relation du corps humain, le second pôle (quand le premier est le pôle facial). Les mains ne sont donc pas une partie de la figure. On remarquera qu'elles peuvent être malgré tout le lieu de "langages", comme par exemple le langage des signes - c’est-à-dire aussi sans doute d'expression. Mais la main d'autrui n'est pas d'abord un organe de la forme. La main pourra jouer un rôle important dans l'expression quand il s'agira de saisir des organes d'expression externes. La main de l'autre est aussi - même si nous ne pourrons dévélopper cette dimension dans le détail - celle qui donne, celle qui s'ouvre et qui se tend vers le sujet, celle qui menace aussi, celle qui frappe.

- La bouche ; la bouche est bien un lieu singulier quant à sa pluri-fonctionnalité : la bouche sert à manger, respirer, parler. Ainsi, bien sûr la bouche c'est, d'une part, 1) un organe de la forme, ou tout du moins une partie de cet organe - la partie visible, qui affleure ; la bouche est l'orifice de la voix, cavité acoustique - elle participe de la vibration acoustique et de sa modulation ; le système fonctionnel de la bouche est aussi celui d'un instrument sonore, producteur de la voix. 2) La bouche est, d'autre part, l'orifice de la nutrition d'autrui, un lieu singulier pour le secours, pour la réponse, lieu vers lequel la responsabilité appelle. Ainsi, la bouche, peut-être plus que tout autre organe, est le lieu d'une certaine coïncidence - dont nous avons déjà parlé - entre le corps de l'expression (la bouche est un organe de la forme) et le corps mortalité (la bouche attend le secours).

- Le dos ; en disant ici le dos, on veut parler de tout le corps qui n'est pas d'abord celui des organes de relation. Le dos - comme la nuque - ne se meut pas de mouvements spécifiquement "expressifs". Le dos a la forme que lui dicte le jeu des

fonctions. Le dos n'est pas un organe de la forme. Mais le dos est aussi l'opposé du regard : le corps de l'autre est atteignable dans son dos, en dehors de son regard. En cela toute partie du corps peut être dos, pour peu que le regard soit ailleurs.

- Il faudrait dire aussi sans doute le sexe, organe de relation singulier, à la position ambigüe dans la structure fonctionnelle du corps ; il faudrait alors ouvrir le thème d'un corps érotique : corps qui, comme nous le verrons plus tard, est aussi celui de la pudeur, et de l'impudeur.

Notre étude anatomique/phénoménologique/éthique du corps d'autrui (avant l'externalisation) pourrait se poursuivre encore : il y aurait les pieds, les oreilles, le nez, le coeur, l'anus, etc. Cependant, ici dans l'optique d'interroger le recours lévinassien au terme "visage" pour dire l'altérité, nous voudrons d'abord insister sur le fait qu'effectivement la figure est le lieu où sont regroupés des organes (fonctionnels) singuliers, et en particulier : 1) la bouche, qui est d'abord celle qui parle, un organe de la forme, mais aussi, celle qui a faim et qu'il faut nourrir ; 2) la figure elle même, vulnérabilité d'une peau nue, et un organe de la forme singulier (sourire, froncer les sourcils, tirer la langue, etc.) ; 3) les yeux, qui regardent le sujet et qui disent leur

vulnérabilité.

Ainsi, il se trouve que la figure est tant, d'une part, un lieu privilégié du corps de l'expression, notamment à travers les organes de la forme que sont la bouche et la figure, que d'autre part, un lieu privilégié de la vulnérabilité du corps mortalité, notamment à travers la bouche à nourrir, la nudité de la peau et des yeux.

Pour Lévinas, nous l'avons dit, la révélation du visage : 1) se manifeste à travers une forme agie de l'extérieur, 2) signifie comme appel éthique vers une mortalité. Plus précisément, la manifestation de la forme, s'échappant d'elle même dans l'expression, signifie déjà comme l'appel à la responsabilité envers une mortalité - c’est-à-dire envers le corps de la mortalité. La manière avec laquelle autrui fait irruption dans le monde par son "visage" tient à la coïncidence entre la manifestation d'une forme (corps de l'expression) et l'urgence d'une responsabilité (vers le corps mortalité). Dans la figure, cette coïncidence est, sans doute plus que nulle part ailleurs, effectivement

réalisée.

Et nous voudrons : d'une part, tenter de rester fidèle à la description lévinassienne du visage, en particulier quand elle dit de sa "manifestation éthique" qu'elle est la

tension est l'urgence de la responsabilité ; et, d'autre part, considérer que tant le corps de l'expression que celui de la mortalité se déploient en d'autres lieux qu'en la figure, et notamment, nous allons le voir, dans leur augmentation par l'outil. Notre démarche voudrait considérer qu'au cœur même de la coïncidence entre expression et mortalité, c’est-à-dire en la responsabilité même, en l'urgence de son enjeu, se loge toujours déjà un écart. Dans la troisième partie de ce mémoire, nous voudrons dire la subjectivité

quotidienne à travers la description de cet écart.

Nous avons ainsi tenté de mettre en dialogue, d'une part, les descriptions phénoménologiques et éthiques du corps de l'autre - et en tout premier lieu du corps de l'expression - et d'autre part, sa description fonctionnelle et anatomique. Dans les étapes que nous avons marquées, avec Leroi-Gourhan, dans l'évolution fonctionnelle du corps humain, nous n'avons considéré jusqu'ici que les étapes qui précèdent (d'un point de vue "historique" du moins) celle de l'externalisation. Notre enquête voudra par la suite considérer les liens entre l'augmentation simple du corps d'autrui et la forme du corps de l'expression ; en particulier il s'agira de considérer l'externalisation des organes de la forme, c’est-à-dire l'externalisation de la face au-delà de la figure.