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2 Formes et expression

2.2 Formes et expression artistique

2.2.3 Externalisation de l' impudeur

Le rapport à l'autre, au-delà de l'éthique et de l'érotique, peut s'exposer dans l'expression obscène du chant. Bien sûr, le chant n'est ici qu'un exemple ; on aurait pu dire la même chose de la danse ou d'autres "arts" encore. Le corps comme nudité exhibitionniste se déploie aussi dans l'augmentation du corps par l'outil. Dans le chant, la chose nue montrée par autrui est la voix, l'organe phonatoire ; dans la danse, c'est le corps comme forme plastique et mobile. Le son du violon233

- c'est-à-dire le son du violoniste - se montre pour lui même dans sa nudité de forme, s'émancipant de toute fonctionnalité ; le violoniste comme le chanteur exhibe une nudité de vulnérabilité, pudeur et impudeur, en dirigeant la manifestation de son corps (chose) nu. Mais le corps nu du violoniste est un corps cyborg ; son fonctionnement et sa forme tiennent à l'association de l'organique et de l'inorganique. L'externalisation de l'organe qui produit la forme exhibée (de la voix au clairon, puis au violon, puis à l'orgue, etc.) correspond à une prise d'indépendance de la forme par rapport aux formes du corps*. Mais bien que la chose montrée nue ne soit plus seulement le corps*, la vulnérabilité exhibée est celle encore d'autrui. Les mouvements expressifs du violoniste recouvrent les mouvements seulement physiologiques et mécaniques du

233 Notons que le violon, contrairement à la sonnette par exemple, ne sert quasiment jamais à autre chose qu'à exposer de la forme nue. C'est un outil de l'exhibition.

corps cyborg - dans la pudeur et la décence. Autrui violoniste recouvre, et en recouvrant dénude, c'est-à-dire montre comme vulnérable - la vulnérabilité s'expose, s'exhibe, dans le son du violon. D'une manière générale, si l'expression du musicien doit se loger aux frontières du trouble et non pas se résoudre totalement dans la signification, c'est que sa "phénoménalité" est encore celle d'une impudeur obscène, d'une pudeur qui se montre pour elle-même, signifiance se refusant à pénétrer le réseau des significations, non-signifiance, profanation d'un mystère. L'histoire de la musique, c'est-à-dire l'histoire des techniques (et normes) musicales, est liée à l'externalisation progressive des organes de la forme. Dans le chant, la chose nue montrée par autrui est le corps* ; pour le violoniste, c'est déjà un corps cyborg, dont le fonctionnement repose sur une motricité directe. Pour le pianiste déjà la chaîne fonctionnelle productrice de la forme s'allonge et le lieu de l'excitation acoustique s'éloigne de la main. Pour l'organiste, l'énergie motrice vient d'une source extérieure, et le geste n'est plus que déclenchement ; mais pour autant, quand l'implication du corps* dans la production de forme semble s'amoindrir, c'est bien toujours l'exposition d'une vulnérabilité du geste expressif qui doit signifier. Quand autrui joue de l'orgue, il recouvre les mouvements seulement mécaniques et biologiques de son corps augmenté par des mouvements expressifs : la forme se manifeste comme agie de l'extérieur ; l'autre exhibe sa maîtrise, et en exhibant la maîtrise, il exhibe le mouvement inverse à la maîtrise, c'est-à-dire la nudité vulnérable. A travers une chaîne fonctionnelle où le lien entre le corps* et la forme produite n'est que celui de déclenchements, autrui encore habille et dénude, exhibe son habit et sa nudité. La forme nue exhibée est de plus en plus loin des formes du corps*, et pourtant sa "phénoménalité" est encore celle d'une pudeur, risque d'impudeur, exhibition de la vulnérabilité d'autrui.

L'étape suivant l'externalisation de la force motrice est celle du programme : autrui s'exprime et exhibe son expression par la manipulation d'un outil programmable ; la forme, montrée dans sa nudité de chose, est produite par des gestes dont la séquence même a été écrite. Quand l'organiste déclenche directement, par son corps*, les gestes producteurs de son, le musicien programmeur - aussi connu sous le nom de compositeur - déclenche indirectement les gestes producteurs de son, par l'écriture d'un programme. C'est toujours le musicien/compositeur qui fait le geste expressif, simplement dans le déploiement même de la chaîne fonctionnelle

productrice de forme s'insère l'écart ou la discontinuité de l'écriture. C'est Mozart qui joue son requiem, c'est lui qui dirige la forme, c'est lui qui exhibe une maîtrise qui est aussi une faiblesse, une vulnérabilité. Si on écoute la toccata de Jean-Sébastien Bach jouée sur un jeux d'orgues dont les mouvements sont déclenchés automatiquement suivant une séquence enregistrée (par exemple en MIDI) - autrement dit, si l'on court-circuite la question de l'"interprète" - alors le compositeur/musicien (Bach) s'exprime dans une corporéité dont la chaîne fonctionnelle partirait de son corps* et de sa main, en passerait par le support, puis la machine de lecture qui déclenche l'ouverture des clapets, laissant passer l'air qui par l'énergie de sa pression vient exciter les orgues. Et c'est à travers une corporéité déployée tout au long de cette chaîne qu'autrui se "manifeste", dirigeant la forme qui seulement le manifeste. Si Bach ou Mozart peuvent être le lieu d'une "phénoménalité" troublée, c'est que les mouvements de leurs corps ne sont pas réduits à des mouvements seulement physiologiques ou mécaniques. A travers cette longue chaîne fonctionnelle - qui inclut la fonctionnalité de l'inscription - autrui recouvre encore les mouvements seulement mécaniques d'une expression ; mais il s'agit ici d'une expression qui dans son exhibition même n'ira pas jusqu'à appeler une responsabilité ; l'altérité se jettant vers la lumière se consumera en jouissance. Aussi l'enjeu de l'inscription dans la corporéité d'autrui exhibant sa pudeur n'est pas celui d'un écart temporel ; venant d'autrui, mais n'appelant plus de réponse, l'expression impudique de l'exhibition n'est plus prise dans l'urgence de l'éthique. Que les corps* biologiques de Mozart ou de Bach aient effectivement cessé de fonctionner n'a, pour la "phénoménalité" de l'exhibition impudique, pas d'importance ; ils dirigent encore la manifestation. Dans l'expresion paradoxale d'une exhibition de nudité (non érotique), l'altérité se "révèle" sans devenir éthique. La mort actuelle du chanteur n'a pas d'importance pour la beauté de son chant. Dès que la mort du chanteur signifierait - comme quand on pleure sa disparition - c'est que la relation n'était plus seulement celle de la jouissance de l'exhibition, mais déjà un amour. En effet, on peut aimer les chanteurs et les musiciens - la relation du sujet au chanteur peut-être animée d'érotisme et/ou de responsabilité, on peut craindre pour le chanteur ou le désirer. Mais le chant - sa nudité, son obscénité - parce qu'il appelle la pure jouissance n'a d'abord pas à voir avec l'amour, c’est-à-dire avec un engagement de la signifiance dans les profondeurs de l'avenir. Le chant vient d'ailleurs mais il comble le présent de jouissance, n'appelant rien d'autre. On n'a pas à aimer le chanteur pour que son chant

nous trouble. Aussi, l'enjeu d'une corporéité de l'expression qui intègre le principe de l'inscription n'est pas celui d'un écart temporel, d'un « ça a été ». L'enjeu est celui d'une exhibition de la programmation même. Le chanteur exhibe sa voix nue, c’est-à-dire la nudité de l'organe phonatoire et plus généralement la nudité du corps*, son surplus de forme par rapport à sa fonction. Bach, dont la corporéité se déploie jusqu'au sujet par un fonctionnement incluant la modalité de l'inscription, exhibe sa "voix" nue, c'est-à-dire exhibe la nudité de son appareil phonatoire, la nudité de son corps augmenté, exhibe en particulier l'écriture elle-même. Dans l'exhibition de la pudeur par la programmation du geste, la chose montrée comme nue - où l'excès de forme sur le fonctionnement se fait voir - c'est l'écriture elle-même. Bach expose avec impudeur la nudité de la chose qu'est son corps augmenté, il expose l'excès de son corps, de ses formes, de ses motifs, par rapport à sa fonction. Le musicien/compositeur expose la nudité de l'écriture comme chose, c'est-à-dire le surplus de ses motifs par rapport à leur fonctions. Les notes sont prises dans un réseau de significations, de normes, de gammes, d'harmonies, de traditions, etc. Les notes sont des possibilités fonctionnelles du corps de Bach ; la chaîne fonctionnelle qui relie Bach au sujet passe par un système de notes. Aussi, Bach dans l'impudeur de son expression montre la nudité des notes (en tant que choses), c'est-à-dire qu'il expose le surplus de la note par rapport au système de relations dans lequel le plus souvent elle est absorbée. L'expression impudique de la composition musicale tient d'abord à l'exposition de la nudité des notes ; mais cette nudité de chose ne se résout pas dans un excès de l'être par rapport à lui-même : il vient de l'autre. Comme pour le chanteur, l'impudeur, le risque, l'obsénité, le mystère, se "révèle" comme la manifestation - agie de l'extérieur - d'une chose nue. La chose nue agie de l'extérieur révèle une vulnérabilité qui signifie depuis l'autrement qu'être. Le chanteur exhibe, donne à voir cette vulnérabilité même. La décence de Bach (autrui), c'est le recouvrement de ce qu'il y a de mécanique et de mort dans le système de notes, par des gestes expressifs ; mais recouvrant le mécanique, le logique, il le dénude, il montre la vulnérabilité de son corps nu, corps fait de notes. Bach exhibe son expression, exhibe la maîtrise du recouvrement et son contre-courant de vulnérabilité dans la phénoménalité d'un "corps programmable" nu. La beauté de la musique programmée tient à l'impudeur exhibée dans la nudité (de chose) de l'organe producteur de forme, et en particulier

dans la nudité (de chose) du programmable même : exposition impudique du surcroit de forme du programmable par rapport à son fonctionnement.

On peut dire la même chose du poète : il expose avec impudeur le surcroit de forme du mot par rapport à son fonctionnement. Le mot, le plus souvent, ne se fait pas voir pour lui-même, il est absorbé dans son fonctionnement. Le poète montre la nudité du mot, et par exemple le surplus de sa forme sonore sur sa fonction - typiquement dans la rime. Mais la poésie n'est pas seulement l'exhibition du surplus sonore du mot ; c'est aussi montrer la nudité des motifs et structures du langage des mots : grammaire, syntaxe, rhétorique sont montrés dans leur nudité, dans leur absurdité, dans leur surplus de forme par rapport au fonctionnement. Le langage des mots est comme une structure de renvois de significations - la signification est la manière du renvoi entre les mots ; aussi, au-delà de l'exposition de la nudité du mot, de son opacité, le poète exhibe aussi la nudité de la structure du langage même, le surcroit de forme qu'a cette structure par rapport à son fonctionnement, la nudité de la signification même, son absurdité. Mais il ne s'agit pas d'une pure adoration du langage pour lui-même : le poète exhibe avec impudeur la nudité de son corps de mots. La beauté du poème relève de l'exhibition, dans le risque de l'impudeur - dans la non-signifiance d'une vulnérabilité qui se jette vers la lumière pour s'y consumer, et faire jouissance de sa consomption même. La beauté du poème vient d'une altérité radicale qui s'échoue dans la jouissance.

L'impudeur peut être programmée, écrite, ou plutôt peut-elle s'exhiber dans la nudité du programme ou de l'écriture. Mais elle peut aussi être captée, enregistrée, lue et diffusée. L'impudeur du chanteur s'exhibe encore lorsque son corps se déploie dans une chaîne fonctionnelle incluant captation, enregistrement, lecture et diffusion. Dans l'écoute du disque, la "phénoménalité" est bien celle d'une expression, manifestation agie de l'extérieur, trace d'altérité ; mais cette expression, mystérieuse, merveilleuse n'est pas un appel éthique ; elle n'est pas la mobilisation du possible vers une réponse : elle exige la jouissance. Si l'écoute du disque est le moment d'un trouble, c'est qu'une vulnérabilité s'y est laissée voir. L'enjeu de l'enregistrement de l'impudeur n'est pas celui d'un « ça a été » : l'écart temporel ne concerne pas le trouble, il intéresse d'abord l'historien, et aussi la subjectivité responsable quand l'intrigue devient temporelle - mais l'exhibition d'impudeur se satisfait du présent de la jouissance. Bien que le programme et l'enregistrement reposent tous deux sur la possibilité fonctionnelle de