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2 Formes et expression

2.1 Rapport à autrui et outil saisi

2.1.2 L'outil saisi par l'autre : expression d'un corps augmenté

2.1.2.5 Formes du corps cyborg

La figure est un lieu singulier du visage ; la figure est en particulier un lieu singulier de la face - extrémité des organes de la forme, extrémité singulière du corps de l'expression.

Nous voudrons à présent considérer l'enjeu d'une augmentation simple du corps de l'expression. En effet - c'est là un enjeu de notre thèse - nous pensons que l'usage lévinassien du vocabulaire de l'anatomie ne tisse pas un lien essentiel, ou un lien naturel, entre certaines parties du corps - exemplairement la figure - et la révélation dudit visage. Nous avons tenté de dire ce lien en termes fonctionnels. Nous soutenons ici que les corporéités du rapport à l'autre (expression, mortalité, je peux, pour-l'autre) sont à envisager aussi à travers leur augmentation, prolongation, externalisation "technique".

Nous voudrons dans un premier temps envisager en quoi tout outil saisi participe de la forme du corps de l'expression. Puis dans un second temps, nous voudrons considérer des outils singuliers, des outils fonctionnellement dédiés à la forme.

2.1.2.5.1 Expression et forme du corps prothétisé

A partir de l'externalisation, le corps de l'expression est un corps outillé : autrui a des lunettes, il porte des vêtements et un sac, il conduit une voiture. La forme du corps, forme qui pourrait dire le commandement éthique, est celle d'un corps cyborg, corps portant l'outil. Quand je vois arriver une voiture, ce n'est pas une chose seulement c'est quelqu'un. Autrui se manifeste dans le creux de la forme d'un corps prothétisé.

La voiture d'autrui est certes une chose, tout comme le corps biologique. La voiture d'autrui peut être mue de mouvements seulement mécaniques comparables aux mouvements seulement physiologiques du Körper d'autrui - le mouvement des essuie-glaces est en cela assez comparable aux clignement de cils. Et on pourrait penser que la voiture peut parfois être le lieu d'un recouvrement des mouvements seulement mécaniques par des mouvements expressifs. Quand l'autre me fait des appels de phares, c'est bien quelqu'un qui mobilise mon attention, ce n'est pas une chose qui clignote seulement. Il n'y a pas là que l'enjeu d'une constitution ; il y a déjà l'enjeu d'un appel. L'altérité se présente par la forme lumineuse des phares. Les phares seraient ici l'extrémité du corps de l'expression.

Ainsi, on pourrait tenter, comme nous avons voulu le faire pour le corps biologique, une description anatomique/phénoménologique/éthique du corps d'autrui augmenté par l'outil saisi. Si on considère le cas d'un corps augmenté d'une voiture, on y trouverait encore : d'une part, de la vulnérabilité (celle de la panne, celle du bris de glace, etc.) et de la faim (carburant), et, d'autre part, de l'expression, avec recouvrement de mouvements mécaniques par des mouvements expressifs.

On aura compris qu'il s'agit ici de la vulnérabilité, de la faim et de l'expression d'autrui et non pas seulement de la voiture comme chose autonome. La voiture d'autrui est prolongation de sa vulnérabilité et de son expression au delà des limites de son corps*150

.

150 Nous voudrons adopter, pour la suite de ce mémoire, la convention suivante : le "corps*" est celui dont les limites correspondent à celles de sa decription biologique ou anatomique, le "corps" est celui dont les limites sont aussi celles des outils. Dans ce mémoire, nous utiliserons l'étoile (*) pour distinguer : d'une part, ce qui relève d'un corps dans les limites de sa description biologique (avec étoile) et, d'autre part, ce qui relève plus généralement d'une corporéité aussi potentiellement augmentée d'outils (sans étoile).

Nous voulons pour l'instant considérer d'abord le corps de l'expression. Nous avons dit pour commencer que tout outil saisi par l'autre participait de son Körper, c’est-à-dire de la forme dans le creux de laquelle se révèle son visage (et rappelons ici que la forme des objets techniques émerge par ailleurs dans la sur-détermination fonctionnelle dont elle est le lieu). Cela est vrai de tout outil saisi y compris pour les outils qui ne sont pas la prolongation d'organes de la forme : par exemple, les lunettes s'associent aux principes fonctionnels de l'oeil, et l'oeil n'est pas d'abord un organe de la forme, cependant lorsqu'autrui qui porte des lunettes s'exprime en face de moi, son

corps de l'expression, celui qu'il recouvre de mouvements expressifs, est bien un corps cyborg. La forme du corps de l'expression est cyborg, marquée des mouvements de la concrétisation.

Si déjà tout outil saisi participe du corps de l'expression, nous voudrons considérer que certains outils sont dédiés à l'expression, dédiés à la prolongation des organes de la formes ou nouveaux organes de la forme.

2.1.2.5.2 Externalisation de la face

Nous voudrons considérer ici l'externalisation du corps de l'expression ; nous voudrons considérer ce que nous appellerons les outils de la forme, ici saisis par l'autre.

Mobilisons un exemple. Quand, dans la demeure, la sonnette retentit, l'expérience n'est pas (seulement) celle d'une constitution, ou d'une perception sonore - la perception de la sonnette signifie d'abord comme l'appel d'une responsabilité. Dans le son de la sonnette, auturi se présente.

Mais précisons déjà : quand j'installe ma sonnette, quand je la teste, et écoute si elle fonctionne bien, alors dans ce cas il peut bien y avoir une constitution d'abord perceptive de sa vibration sonore. Je peux même jouir du son de la sonnette. Cependant, la plupart du temps, quand la sonnette sert de sonnette, c'est autrui qui s'y présente. Il faut soutenir que la phénoménologie/éthique de la sonnette est celle d'un visage ; on pourra considérer que le son de la sonnette, en tant que forme, est en quelque manière l'extrémité du corps de l'expression. Le dispositif technique de la sonnette, quand il est saisi par l'autre, constitue une prolongation de ses possibilités de faire forme.

On notera bien que par ce système, autrui se manifeste par une forme qui a peu à voir avec les formes151

de son corps*. Pour décrire les rapports entre externalisation et forme du corps de l'expression, nous voudrons nous inspirer des différents stades de l'externalisation tels que Leroi-Gourhan les a décrits dans le second tome du Geste et la parole152

. Rappelons ces étapes. Avant l'externalisation - au stade 0 de ce processus - l'action technique du corps sur son environnement est l'action directe, sans outil, des organes de relation. Le premier stade de l'externalisation est celui de la motricité directe : la main n'agit plus directement sur l'environnement, mais par l'intermédiare d'un outil ; la main qui saisit fermement l'outil, comme une pince, assure directement la motricité de la pointe de l'outil. Le second stade correspond à la motricité indirecte. Un exemple simple est celui de l'arc : l'énergie motrice est bien celle d'abord du bras qui bande l'arc, mais elle n'est transmise à la flèche que de manière indirecte, par le biais de sa conservation dans l'élasticité du bois. Le troisième stade observé par Leroi-Gourhan correspond à l'externalisation de l'énergie motrice : par exemple, quand on manie une charue tirée par des boeufs, l'énergie nécessaire au labour n'est pas fournie par le corps* - de même quand on utilise un tracteur à moteur à explosion. Le corps* ne fait que déclencher le processus moteur. Enfin, le quatrième stade est celui du

programme : l'action du corps* consiste à déclencher un programme de

déclenchements ; par exemple, quand je déclenche le fonctionnement d'une machine industrielle, je déclenche un ensemble séquencé de gestes, une suite de gestes écrits à l'avance dans le pro-gramme.

Sans entrer dans plus de détails, nous voudrons nous inspirer de cette description et la resaisir dans le cadre de notre recherche sur les rapports entre externalisation (du corps d'autrui) et corps de l'expression. Nous saurons en particulier nous porter attentif à la motricité engagée dans la production de forme.

Rappelons qu'avant l'externalisation, la forme de l'expression est liée uniquement aux formes et aux propriétés physiques du corps*, en particulier à celles des organes spécialement dédiés à l'expression.

151 Rappelons que par forme, il ne s'agit pas ici de considérer seulement ses contours tridimensionnels ou sa forme plastique, ou visuelle, mais bien toutes les dimensions possibles de la constitution perceptive, c’est-à-dire toutes les dimensiosn rendues accessibles par ailleurs par le corps du je peux.

152 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 2  : La mémoire et les rythmes, tome 2, Albin Michel, 1964. 2 vol., p. 41‑62.

Marquons une première étape dans notre description de l'externalisation du corps de l'expression en considérant l'exemple du clairon153

. L'instrument et le corps* s'assemblent pour former un dispositif acoustique cyborg inédit dont le principe moteur vient du corps*.

Nous voulons considérer le système fonctionnel producteur de forme dans son ensemble, depuis les poumons et les muscles qui les meuvent, jusqu'au pavillon du clairon. Le moteur est d'abord celui des muscles de la cage thoracique. Les lèvres sont le lieu d'une conversion de l'énergie potentielle de l'air comprimé dans les poumons en énergie mécanique (vibration des lèvres) - et on notera que la forme de l'embouchure du clairon, en contact avec la bouche, participe des modes vibratoires des lèvres. Le lieu de la conversion de l'énergie potentielle contenue dans les poumons en énergie mécanique n'est pas seulement et strictement celui des lèvres : toute la bouche et la mâchoire (et donc tout le crâne), mais aussi l'embouchure du clairon, et notamment la forme et la taille de la cuvette, participent à cette fonction de conversion. Puis au long du clairon jusqu'au pavillon, l'onde acoustique se propage.

Ce qui détermine la forme et ses variations est lié : à la pression de l'air dans la bouche et donc aux mouvements de la cage thoracique, à la forme des lèvres, à la forme du clairon, etc. La forme "en bout de chaîne" n'émerge pas en un point précis de la chaîne mais tout au long de la chaîne. Pour le dire rapidement : dans le son du clairon on entend encore les lèvres et on entend encore les poumons, on entend encore le corps* mort. Dans ce premier exemple, le rapport entre la forme de l'expression et les mouvements du corps* est direct. Et on note en particulier que la conversion de l'énergie potentielle de l'air comprimé en énergie mécanique vibratoire est encore principalement réalisée dans le corps biologique (même si l'on a dit que la fonction était assurée par un système devant inclure la bouche et l'embouchure du clairon). La majorité des fonctions liées à la production de la forme sont réalisées dans le corps biologique ; aussi la forme de l'expression elle-même reste intimement liée aux formes du corps*.

Dans le cas du violon154, le lieu de conversion de l'énergie motrice en énergie accoustique est celui où l'archet frotte la corde. Il n'est plus dans les cordes vocales ni

153 Pour simplifier, on ne considérera pas ici la possibilité qu'offre le clairon de faire plusieurs notes.

154 On fera ici abstraction de la main gauche du violoniste pour se concentrer sur le bras droit et l'archet.

au niveau des lèvres, mais à l'extérieur du corps*. La forme de l'onde n'est plus liée directement aux propriétés physiques du corps*. Suivre l'externalisation de la face, c’est-à-dire l'externalisation de la forme du corps de l'expression, c'est suivre une progressive prise d'indépendance de cette forme par rapport à celle du corps*. Prise d'indépendance qui correspond en certains points au progressif désinvestissement moteur décrit par Leroi-Gourhan.

L'outil qu'est l'archet (du violon) est saisi dans la modalité d'une motricité directe : c’est-à-dire que ses mouvements sur la corde sont directement liés à ceux de la main. Contrairement au poumon qui doit assurer une fonction de respiration, le bras est un organe qui n'a ici pas d'autre fonction que celle de mouvoir l'archet : l'externalisation du corps de l'expression se traduit par une prise d'indépendance de la forme par rapport aux mouvements physiologiques liés aux autres fonctions.

Cependant, dans le cas du violon, les formes du corps* sont encore bien présentes dans la forme d'expression : si, d'une part, l'archet et la main (du moins le bout des doigts) sont solidaires, et que, d'autre part, on peut décrire (même si elle est complexe) la loi qui lie la vibration de la corde aux mouvements de l'archet, alors les mouvements du corps* sont encore dans la forme sonore produite. Quand la main du violoniste tremble, c'est la forme qui tremble.

Poursuivons avec un troisième exemple, celui d'une sirène mécanique :

« la sirène de Cagniard de Latour fonctionne grâce à un compresseur à air. Ce compresseur est un rotor à pales enchâssé dans une caisse percée de petits orifices régulièrement espacés. Le rotor peut être mû à la main grâce à une manivelle et éventuellement un pignon réducteur [...] » 155

Ici, comme pour le violon, c'est la main et le bras qui impriment le mouvement. Cependant ici le lieu de la conversion de l'énergie investie par le corps en énergie mécanique acoustique - lieu qu'on pourrait situer entre le rotor et le stator, là où l'air s'échappant est découpé - est plus éloigné de la main. Les principes fonctionnels liés à la production du son sont mis à distance de la main par le mécanisme. L'outil laisse à la main un seul degré de liberté, celui de la rotation de la manivelle - avec donc une seule possibilité de variation, celle de la vitesse de rotation. Pour le violon (et sans

155 Wikipedia, « Avertisseur sonore », Wikipédia, 2013. [en ligne] consulté le 20 février 2013. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Avertisseur_sonore

parler de la main gauche), il y avait au moins deux degrés de liberté : celui de la vitesse de translation de l'archet, et celui du poids appliqué sur la corde. Aussi les tremblements de celui qui tourne la manivelle seront moins présents dans le son de la sirène que ceux du violoniste dans le son du violon.

Pour la sirène, la main est principalement réduite à un rôle moteur, le lien entre la forme produite et le corps* est de plus en plus ténu. On remarquera néanmoins que l'énergie investie par le corps* est engagée de manière directe (quasi-)continue dans la production de la forme. Dès que le sonneur s'arrête de tourner la manivelle, la forme sonore en est affectée.

Poursuivons notre liste d'exemples avec celui d'une cloche ; et non pas une petite cloche telle qu'on pourrait l'agiter au bout du bras, mais une cloche lourde montée en haut d'un clocher et que l'on met en branle par un système de corde et poulie. Détaillons : une telle cloche est montée sur une liaison pivot assurant son balant ; elle est équipée d'un marteau intérieur (ou battant) lié par une rotule à la cloche en son sommet ; une corde montée sur une poulie en prise sur l'axe de rotation de la cloche permet de mettre cette dernière en mouvement. Pour faire sonner la cloche, il faut saisir la corde et tirer dessus ; la cloche pivote ; si la cloche est très lourde, il faudra lancer son ballant en plusieurs fois - comme on pousse une balançoire - jusqu'à ce qu'il atteigne une amplitude suffisante pour que la percussion du battant advienne. Ici comme dans le cas de l'arc, la motricité du geste est indirecte : quand pour l'arc, l'énergie était stockée dans l'élasticité du bois, ici l'énergie est stockée dans l'énergie potentielle de pesanteur de la cloche ; et l'énergie investie dans le coup du battant, comme l'énergie de la flèche, certes provient de la main, mais de manière indirecte : la flèche part plus loin que la lance, et de même ici le coup de battant est plus fort que celui que pourrait donner un bras humain en motricité directe. Dans cette chaîne fonctionnelle, la forme s'éloigne un peu plus encore du corps*. Le geste n'est plus ici que celui qui donne l'énergie, mais ses tremblements ne seront pas présents dans la forme sonore : parce que la chaîne fonctionnelle est "indirecte" - avec des discontinuités énergétiques dans le processus de production de forme - la forme de l'expression n'est plus liée à celle du corps*, seulement à son énergie.

Poursuivons avec l'exemple d'une sonnette électrique : un bouton poussoir qui ferme un circuit électrique (relié à un réseau d'alimentation) alimentant ainsi un dispositif électro-mécanique qui excite un marteau frappant un timbre. L'énergie

déployée pour exciter le marteau provient ici du réseau électrique d'alimentation et non du corps*. En appuyant sur le bouton poussoir, le corps* ne fait que déclencher un processus moteur dont l'énergie ne viendra pas de lui. Ce dispositif intègre le troisième stade de l'externalisation décrit par Leroi-Gourhan - l'externalisation de l'énergie motrice. On voit que l'implication du corps* dans la production de la forme d'expression est plus mince encore que précédemment : loin d'une saisie décrite comme la solidarisation du corps* et de l'outil, la main, ici, du bout du doigt, ne fait que provoquer, indirectement et sans implication motrice, la production de la forme. On remarquera que les propriétés fonctionnelles de l'outil - et en particulier ici l'électricité - permettent de déporter, dans l'espace objectif, le lieu de production de la forme du lieu du corps*, lieu du déclenchement. Quand déjà la corde de la cloche permettait ce déport, l'électricité (parmi d'autres sources externes d'énergie) pourrait en augmenter considérablement la dimension - jusqu'à faire sonner un téléphone à l'autre bout du monde.

Décrire l'externalisation du corps de l'expression, c'est décrire l'augmentation de l'écart entre, d'une part, l'extrémité des organes de la forme, et, d'autre part, le reste des principes fonctionnels du corps* d'autrui.

A suivre les stades décrits par Leroi-Gourhan, nous devrions ensuite envisager des outils de la forme intégrant une dimension de programme. On pourra imaginer l'exemple d'une sonnette qui sonne 10 secondes après l'appui du bouton : dans ce cas la forme produite, non seulement n'a plus rien à voir avec les formes du corps* ni avec son énergie, mais son déclenchement même est séparé du geste déclencheur du corps*. Le programme invite un écart "temporel" entre le geste déclencheur d'autrui et le déclenchement de la production de forme. Cet écart, comme nous allons le voir par la suite pourrait être aussi celui de l'écriture.

Le travail de l'artiste D. Guez dans son projet 2067156

nous montre assez explicitement l'enjeu d'outils de la forme qui incluent une dimension programmatique. Il a conçu - parmi d'autres pièces - un outil de messagerie où l'utilisateur peut programmer la date à laquelle le message qu'il écrit sera reçu. Ainsi, imaginons l'expérience d'un sujet recevant un message d'autrui ; la forme de ce message (parce que le sujet a préalablement été averti par une notification qu'un message lui avait été envoyé "dans le futur") se présente dans (le présent de) la perception, mais son sens

inclut le décalage temporel du programme. L'enjeu des outils de forme programmés ou programmables est celui - et nous allons y revenir - d'une forme de l'expression dont la manifestation renvoie à l'absence de celui qui l'a déclenchée.

Nous avons parcouru différents outils de la forme en suivant ce que nous voulons désigner comme une externalisation du corps de l'expression, une externalisation de la