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La responsabilité civile du commettant

Section 1. Les fondements de la responsabilité civile de l’employeur

1.1. La responsabilité civile du commettant

Si les risques juridiques liés à l’utilisation de l’Internet et des réseaux numériques par les salariés se caractérisent par leur nouveauté, ils restent cependant régis par le droit commun de la responsabilité civile262 : la victime peut, outre la responsabilité personnelle du préposé, rechercher également celle l'employeur, en vertu des règles de la responsabilité pour autrui. Le rôle des tribunaux est alors d’interpréter et d’adapter les principes existants au contexte des NTIC. À cet égard, l’article 1457 C.c.Q. rend le salarié responsable du préjudice causé par sa faute personnelle à un tiers, tandis que l’article 1463 C.c.Q. oblige l’employeur à réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions. Il reste à savoir si et dans quelle mesure les juges vont admettre la responsabilité de l’entreprise du simple fait d’une utilisation inappropriée des outils électroniques professionnels par le salarié.

L’employeur peut tout d’abord être poursuivi en raison de sa faute personnelle, telle que définie à l’article 1457 C.c.Q. La victime peut en effet tenter de démontrer qu’une faute distincte et propre au commettant a contribué à la réalisation du préjudice263. Une telle faute pourra, notamment, résulter d'un certain laxisme dans la surveillance du préposé, de la tolérance face à des agissements dommageables répétés ou même d'une carence de l'employeur à fournir la formation appropriée264. En effet, dans le cadre des

262 N. I

VALDI et P. VINCENT, préc., note 11.

263 Alicia SOLDEVILA, La responsabilité pour le fait ou la faute d'autrui et pour le fait des biens, dans Responsabilité,

Collection de droit 2007-2008, vol. 4, École du Barreau du Québec, 2007, Droit civil en ligne (DCL), EYB2007CDD89, p. 17.

communications électroniques, la faute « en sera généralement une d’omission et non d’action, alors que l’intermédiaire aura manqué à une obligation de diligence »265.

Toutefois, selon certains auteurs, un employeur ne peut être poursuivi sur le fondement de l’article 1457 C.c.Q. uniquement en raison de ses carences ou omissions à exercer une surveillance adéquate de l’utilisation d’Internet. Ainsi, Sophie Rompré avance que le défaut de prévenir ou de faire cesser le harcèlement psychologique au travail ne peut être considéré comme une faute directe de l’employeur et ne peut donner lieu qu’à un recours de la victime contre ce dernier en vertu du régime de responsabilité du commettant266. L’auteure conclut que le même raisonnement devrait être appliqué à l’utilisation fautive d’Internet au travail, si bien que « [l]a négligence ou le défaut de l’employeur d’assurer un contrôle adéquat de l’utilisation d’Internet ne devrait […] être qu’un facteur pris en considération par les tribunaux dans l’évaluation de la faute de l’employeur »267.

La responsabilité de l’employeur peut ensuite être recherchée en raison des faits commis par son salarié. Cette responsabilité est le corollaire du pouvoir disciplinaire de l’employeur268. L’exercice de ce pouvoir est généralement une faculté, mais peut dans certaines hypothèses, comme le harcèlement sexuel entre salariés, constituer « une obligation à charge du chef d’entreprise »269.

La responsabilité du commettant est « objective »270, puisque la jurisprudence a interprété les dispositions du Code civil du Bas-Canada271, puis celles du nouveau Code civil272

265 P. T

RUDEL et al., préc., note 255, p. 5-17.

266 S. ROMPRÉ, préc., note 180, p. 26. 267 Id.

268 Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », dans La responsabilité civile,

Volume I – Principes généraux, 7e édition, 2007, Droit civil en ligne (DCL), EYB2007RES10, n° 1-757. 269 A. MAZEAUD, préc., note 223, p. 89

270 J.-L. B

AUDOUIN et P. DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », préc., note 268, n° 1-749 et 1-754.

271 Code civil du Bas-Canada, art. 1054. 272 Code civil du Québec, art. 1463.

comme instaurant à l’égard de l’employeur une présomption irréfragable dont il ne peut se dégager simplement en prouvant l'absence de comportement fautif273.

S’il est certain que sur le plan social, la responsabilité du commettant repose sur la volonté d’indemniser la victime, son fondement juridique est difficile à cerner, même s’il n’est pas vraiment remis en question274. Les arguments suivants ont, notamment, été avancés : la faute du commettant dans le choix de son préposé ou dans sa surveillance, le risque que le commettant doit assumer en contrepartie du profit qu'il tire de l'activité du préposé275. En définitive, ce fondement juridique repose, comme pour tous les cas de responsabilité du fait d’autrui, sur la notion de garde décrite comme suit :

« La garde, au sens large du terme (c'est-à-dire le pouvoir de surveillance et de contrôle sur autrui), reste le fondement juridique de la responsabilité pour le fait d'autrui. […]. Ce droit de contrôle emporte un pouvoir de supervision ou de surveillance, et donc une responsabilité pour le préjudice causé au tiers lorsqu'il y a manquement. La dépendance du mineur à l'égard du titulaire de l'autorité parentale, du préposé à l'égard de son patron, permet, en effet, de présumer qu'un exercice diligent et adéquat de leur pouvoir de surveillance et de contrôle aurait pu permettre d'empêcher le fait qui a causé le dommage. En ce sens, la responsabilité n'est pas à proprement parler une responsabilité du fait d'autrui, mais une responsabilité de son propre fait. Bien que le commettant ou les parents n'aient pas eux-mêmes matériellement causé le dommage, leur responsabilité est retenue parce que leur défaut de surveillance ou de contrôle est présumé, soit de façon complète, soit sous réserve d'une preuve contraire, avoir été la cause du préjudice subi par la victime. »276

À ce jour, il y a peu de décisions québécoises relatives à la responsabilité de l’employeur du fait de l’utilisation inadéquate de ses outils informatiques. Cela s’explique peut-être en partie par le fait qu’il est devenu relativement rare de voir la responsabilité du commettant

273 J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », préc., note 268, n° 1-754. 274 A.S

OLDEVILA,préc.,note 263, p. 18.

275 Id., p. 17-18. 276 J.-L. B

évoquée devant les tribunaux277. Cependant, en raison de la banalisation de la cybercriminalité – même en milieu de travail – et de la difficulté, parfois, à remonter jusqu’aux auteurs des actes dommageables commis avec les moyens fournis par l’entreprise, il ne faut pas négliger la possibilité d’une recrudescence des actions en réparation mettant en cause l’employeur.

Les tribunaux semblent être réticents à admettre la responsabilité de l’employeur du seul fait d’un usage inapproprié des moyens de communication par les salariés. Ainsi, dans l’affaire Lemay c. Dubois278, une salariée poursuivait une collègue pour harcèlement, diffamation et violation de son droit au respect de la vie privée. L’employeur avait été appelé en instance à titre de codéfendeur solidaire. La plaignante reprochait à sa collègue d’avoir publié, sur un site Internet public, des informations de nature privée. Ces informations avaient été divulguées dans un communiqué annonçant la date de diffusion d’un reportage sur l’entreprise que la défenderesse avait réalisé. Aussi la plaignante soutenait que ces actes avaient été accomplis par leur auteur dans le cadre de son travail, ce qui engageait la responsabilité de l’employeur. La Cour du Québec a, certes, reconnu que la préposée agissait bien dans l’intérêt et au profit de l’employeur lorsqu’elle avait rencontré la plaignante pour la réalisation du reportage; toutefois, elle a rejeté la demande au motif que :

« cela est insuffisant pour conclure qu’elle agissait dans l’intérêt ou le bénéfice de son employeur lorsqu’elle a choisi de publier, sur un site Internet public, un avis de diffusion comprenant des informations violant le droit de cette dernière au respect de sa vie privée »279.

Quant aux autres faits reprochés, soit l'envoi et la publication de messages hostiles ou préjudiciables à la vie privée de la plaignante, le Tribunal a considéré que :

277 Id., n° 1-743.

278 2005 CanLII 15315 (QC C.Q.) 279 Id.

« le seul fait que [la salariée] les ait envoyés à certaines occasions au moyen d'un ordinateur appartenant à [l’employeur était] insuffisant pour permettre au Tribunal de conclure qu'elle agissait dans l'exécution de ses fonctions »280.

Une solution similaire a été adoptée dans la décision albertaine Inform Cycle Ltd. v. Rebound Inc.281. Dans cette affaire, la société Inform Cycle poursuivait un ex-employé et Rebound Inc. – son nouvel employeur – pour avoir utilisé son nom pour créer un site Internet qui avait ensuite été redirigé vers un site de pornographie homosexuelle. L’employé était persuadé que son employeur lui devait une somme d’argent (1500 dollars) et espérait la récupérer en lui revendant ce nom de domaine. Bien que le salarié ait utilisé son ordinateur portable personnel pour enregistrer « www.informcyle.com » comme nom de domaine, il avait effectué ces démarches en utilisant la connexion Internet de son nouvel employeur et avait confirmé l’enregistrement en utilisant à la fois un téléphone et un ordinateur appartenant à Rebound. Dans un premier temps, l’employé avait redirigé ce site Internet vers le site de Rebound, puis l’avait réacheminé vers un site homosexuel alors qu’il s’apprêtait à partir en vacances. L’argument principal d’Inform était que Rebound n’avait pas de politique relative à l’utilisation d’Internet et accordait une grande autonomie à son employé. Inform avançait également que Rebound avait bénéficié des agissements de son employé, puisque les deux sociétés sont concurrentes. Cet argument n’a pas été retenu par la Cour du banc de la reine qui a conclu que le préjudice d’Inform résultait uniquement des actes de son ex-employé, qui avait agi pour son propre compte et dans son seul intérêt, et ce, à l’insu de son nouvel employeur. En effet, rien dans la preuve n’étayait la thèse selon laquelle la création du site Internet et le réacheminement de ses visiteurs vers un site pornographique étaient reliés de quelque façon que ce soit aux tâches de l’employé chez Rebound ou que ces activités étaient effectuées au profit de l’employeur. La responsabilité de commettant de la société Rebound n’a donc pas été retenue.

280 Id.

Inform recherchait également la responsabilité personnelle de l’employeur et des gérants de Rebound, notamment, en raison de leur incapacité à désactiver immédiatement le lien litigieux : il avait, en effet, fallu cinq jours pour découvrir qui était l’auteur du site et joindre l’intéressé sur son lieu de vacances afin d’obtenir les codes permettant d’accéder à son compte pour effectuer cette désactivation. De plus, une fois le lien neutralisé, le site www.informcycle.com avait été redirigé, pendant quelques jours, vers le site Internet de Rebound. S’agissait-il d’un détournement effectué de façon délibérée ou était-ce juste la conséquence de la désactivation? Rien n’était certain. Quoi qu’il en soit, la Cour, tout en reconnaissant que le moyen n’était pas sans fondement, ne l’a pas retenu à ce stade.

En somme, d’après ces deux décisions, l’employeur ne peut être tenu responsable des dommages causés par un employé en cas d’utilisation fautive des NTIC lorsque celle-ci est faite pour le bénéfice exclusivement personnel de ce salarié282.

Sur ce point, la jurisprudence française a opéré une évolution intéressante. Dans un premier temps, elle s’est montrée réticente à admettre la responsabilité de l’employeur du seul fait d’un usage inapproprié des moyens de communication par ses salariés283. Le Tribunal de grande instance de Lyon a ainsi écarté la responsabilité d’une entreprise après avoir relevé que le salarié auteur des agissements dommageables avait agi à l’insu de son employeur et que les actes commis étaient étrangers à l’exercice de ses fonctions284. Le salarié fautif avait intentionnellement saturé la bande passante de son ex-employeur pour se venger de son manque de reconnaissance. Sa responsabilité a été reconnue tant sur le plan pénal que civil, tandis que celle de l’employeur a été écartée.

Toutefois, les juges français ont finalement admis la responsabilité de l’employeur du fait de l’usage inapproprié des outils professionnels par ses préposés. Dans l’affaire Lucent

282 S. R

OMPRÉ, préc., note 180, p. 23.

283 X. LEMARTELEUR, préc., note 17, p. 49.

Technologies285, un salarié de la société Lucent, avait créé à son domicile un site Internet satirique, dénommé « escroca.com », dénonçant les abus supposés de la société Escota, concessionnaire d’un réseau d’autoroutes en France, vis-à-vis des usagers. Il avait ensuite procédé anonymement à la mise en ligne de ce site depuis son poste de travail. La société Escota avait alors assigné l’auteur du site, l’employeur de ce dernier, ainsi que l’hébergeur. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, confirmant les juges de première instance286, a condamné le salarié pour contrefaçon de marques et l’employeur du fait des fautes commises par son salarié. Quant à l’hébergeur, sa responsabilité n’a pas été retenue.

Pour retenir la responsabilité de l’entreprise, conformément à l’article 1384, alinéa 5 du Code civil, les juges ont relevé que l’employeur avait mis à la disposition de ses salariés, y compris l’auteur du site incriminé, un ordinateur connecté à Internet. Par ailleurs, le salarié fautif était technicien de tests dans cette entreprise œuvrant dans le domaine de la construction d’équipements et de systèmes de télécommunication et l’usage quotidien de ces outils de communication entrait dans le cadre de ses fonctions. De plus, les juges ont relevé que le directeur des ressources humaines de l’entreprise avait émis une note autorisant les salariés à utiliser les équipements informatiques et les accès au réseau mis à leur disposition pour consulter des sites pouvant ne présenter aucun lien direct avec leur activité au sein de la société et ceci dès lors que ces utilisations demeuraient raisonnables, s’effectuaient en dehors des heures de travail et respectaient les dispositions légales applicables. Les juges ont considéré que l’entreprise n’avait émis aucune interdiction spécifique quant à l’éventuelle réalisation de sites Internet ou la gestion des pages

285 Aix-en-Provence, 13 mars 2006, en ligne : <http://www.legalis.net/jurisprudence-decision.php3?page=jurisprudence-

decision&id_article=1611> (site consulté le 30 juillet 2010); Voir également Aix-en-Provence, 17 janv. 2005, en ligne : <http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/ca-aix20050117.pdf> (site consulté le 30 juillet 2010) qui confirme le licenciement pour faute grave d’un salarié, pour avoir porté atteinte à l’image de son employeur en créant, à l’insu de ce dernier, un site Internet humoristique alors que le règlement intérieur de l’entreprise interdisait l’usage du matériel de l’employeur à des fins personnelles. Le préjudice ainsi subi par l’entreprise était d’autant plus grave que l'auteur du blogue ne s'identifiait pas sur le site.

286 Trib. gr. inst. Marseille, 11 juin 2003, en ligne : <http://www.legalis.net/jurisprudence-decision.php3?page=breves-

personnelles. En conséquence, ils en ont déduit que la faute du salarié avait été commise dans le cadre de ses fonctions.

En clair, l'employeur doit déterminer de manière très précise et sans équivoque l’utilisation qui peut être faite des ressources informatiques qu’il met à la disposition de ses salariés. Certains ont critiqué cette décision au motif qu’elle contribuait à aggraver la situation de l’employeur qui offre un accès Internet à ses employés, en lui imposant des obligations supplémentaires287. En effet, si l’entreprise peut, techniquement, être assimilée à un fournisseur d’accès Internet, en pratique, elle répond néanmoins à des impératifs différents en matière de responsabilité288. Une chose est certaine, c’est que l’interprétation de la qualité de fournisseur d’accès Internet de l’entreprise par la jurisprudence « rejaillit » forcément sur le régime de la responsabilité qui lui est applicable289.