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L’absence de lien entre la faute du préposé et l’exécution de ses fonctions

Section 3. Les possibilités de limitation ou d’exonération de responsabilité

3.2. L’absence de lien entre la faute du préposé et l’exécution de ses fonctions

L’un des moyens de défense le plus souvent invoqués par l’employeur, pour tenter de s’exonérer de sa responsabilité, est que l'acte fautif n’a pas été commis par le préposé dans le cadre de l'exécution de ses fonctions. L’employeur pourra, par exemple, prétendre que le salarié a délibérément désobéi à des directives patronales claires ou qu’il a agi en dehors de ses heures normales de travail. Il existe une abondante jurisprudence autour de la notion « de l'exécution des fonctions » et, au fil des décisions, il semble se dégager un principe

429 Id., p. 5-5, citant Eric S

CHLACHTER, « Cyberspace, the Free Market and the Free Marketplace of Ideas: Recognizing

Legal Differences in Computer Bulletin Board Functions », (1993) 16 Hastings Comm/Ent L.J. 87, 118.

430 Id., 134. 431 Id. 432 P. T

RUDEL, « La responsabilité des acteurs du commerce électronique », préc., note 313, nos 78 et 79 p. 638-639.

433 Id. 434 Id.

selon lequel c'est la finalité des agissements du préposé qui est déterminante435. En conséquence, les facteurs liés au lieu et au temps n’auront qu’une influence limitée436. Ainsi, il a été jugé que la responsabilité de l’employeur n’était pas engagée si son préposé, obligé par ses fonctions d’être disponible vingt-quatre heures par jour, avait causé un préjudice en utilisant, à des fins personnelles, un camion mis à sa disposition pour son travail437. En effet, comme l’avait relevé le juge en première instance :

« Le fait qu'il devait être en disponibilité vingt-quatre heures par jour […] n'implique pas qu'il était vingt-quatre heures par jour dans l'exécution des fonctions auxquelles il était employé et qu'il ne lui était pas loisible de vaquer à des activités personnelles – telle la nécessité d'aller prendre ses repas – n'entrant pas dans la sphère des fonctions à l'exécution desquelles il était employé ».

[…] on a reconnu que l'employé qui va prendre son repas agit pour lui-même, dans son intérêt, et que le fait qu'il utilise le véhicule de son employeur pour ce faire ne suffit pas per se pour conclure qu'il était alors dans l'exécution de ses fonctions »438.

En revanche, une municipalité a vu sa responsabilité engagée par les agissements d’un de ses policiers qui, pendant son jour de congé, avait causé un accident avec l'automobile de son patron, alors qu'il était en train de raccompagner un indicateur de police à qui il venait de soutirer des renseignements439.

En définitive, dans leur analyse pour délimiter le cadre de l'exercice des fonctions de l'employé, les juges rechercheront :

« si, malgré le contexte tout à fait inusité de la faute dommageable commise par l'employé, malgré la nature de son geste et en dépit des

435 J.-L. B

AUDOUIN et P. DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », préc., note 268, n° 1-826.

436 Id.

437 R. c. Tremblay, [1964] R.C.S. 601. 438 Id., 604 et 605.

circonstances de temps et de lieu inhabituelles, ce dernier agissait tout de même ultimement au bénéfice de son employeur »440.

Lorsque, selon cette analyse, il y a poursuite d'un intérêt personnel pour le préposé, en même temps que l'intérêt du commettant, les tribunaux ont nettement tendance à conclure que l’activité fautive du préposé s’est effectuée dans le cadre de l'exécution de ses fonctions441. Par contre, lorsque le préposé est le seul qui pouvait trouver un intérêt dans

l'activité qu'il poursuivait au moment des faits dommageables, les juges estimeront que le salarié était sorti du cadre de ses fonctions et le commettant sera dégagé de toute responsabilité442. Ainsi, dans Lemay c. Dubois443, pour conclure que la préposée n’était pas dans l’exécution de ses fonctions lorsqu’elle avait choisi de publier les informations privées de sa collègue sur Internet, le Tribunal a relevé qu’elle avait justifié sa conduite par son souci de révéler la vraie personnalité de la plaignante aux autres membres de l’entreprise. Finalement, pour que la responsabilité de l’employeur soit exclue, il ne suffit pas que les actes du préposé soient délictuels ou qu’ils aient été commis en désobéissant aux ordres de l’employeur : il faut également qu’ils aient été commis en dehors du cadre normal de l'exécution de ses fonctions444. Cependant, la jurisprudence n’a pas encore développé de test adéquat permettant de déterminer de façon sûre si le préposé était dans l’exécution de ses fonctions, aussi Messieurs Baudouin et Deslauriers proposent de s’inspirer du test en quatre étapes proposé par un auteur et selon lequel, les juges, dans leur analyse, devraient rechercher si445 :

1. la faute a été commise dans l'exécution ou simplement à l'occasion de l'exécution des fonctions; 440 A.S OLDEVILA,préc.,note 263, p. 21. 441 Id., p. 22. 442 Id. 443 Préc., note 278. 444 J.-L. B

AUDOUIN et P. DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », préc., note 268, n° 1-834.

445 Id., n° 1-823; Voir également Philippe G.HÉBERT, Pour une interprétation renouvelée du critère de l'exécution des

2. la faute a profité en totalité ou en partie au commettant;

3. le commettant ignorait que la faute profitait au préposé ou que celui-ci recherchait exclusivement son bénéfice personnel;

4. le commettant a pris toutes les mesures raisonnables pour éviter la faute de son préposé.

L’avantage de ce test est que « [c]es questions sont séquentielles et une réponse positive à l'une ou l'autre suffirait à retenir la responsabilité du commettant »446. Cela permettrait donc de rechercher la responsabilité du commettant de façon beaucoup plus large que si l’analyse porte seulement sur le point de savoir si le salarié agissait ou non pour le compte de son patron.

Rappelons, pour terminer sur ce point, que dans certains pays comme la France, les juges semblent déterminés à rechercher très largement la responsabilité de l’entreprise lorsqu’il s’agit de l’utilisation des moyens de communication électroniques mis à la disposition des salariés. La Cour de Cassation a ainsi, dans l’arrêt précité du 19 juin 2003, admis la responsabilité de l’employeur en raison des agissements frauduleux perpétrés par une salariée au moyen d’outils informatiques dont il n’avait même pas le contrôle technique direct447. Les faits mettaient en cause une employée d'un agent général d'une compagnie d'assurance qui avait commis différentes escroqueries en déclarant de faux sinistres pour payer ses dettes personnelles, le tout en utilisant les moyens informatiques fournis par la compagnie d'assurance (et non l'agent général). Les magistrats ont jugé que le seul fait que ce soit l’employeur qui ait mis lesdits moyens informatiques à la disposition de la préposée et que cette dernière ait

« agi au temps et au lieu de son travail, à l'occasion des fonctions auxquelles elle était employée et avec le matériel mis à sa disposition,

446 J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, « La responsabilité des commettants », préc., note 268, n° 1-823. 447 Civ. 2e, 19 juin 2003, préc., note 346.

[…] excluait qu'elle ait commis des détournements en dehors de ses fonctions »448.

Il s’agit d’un arrêt important et de portée générale, puisque les juges, sans se préoccuper de savoir qui avait mis le matériel à la disposition du salarié, affirment que l'employeur doit être en mesure de contrôler l'activité de ses salariés sur les outils informatiques se trouvant dans ses locaux et de sanctionner toute conduite inappropriée, sous peine de voir sa responsabilité engagée449.

Il semble donc se dégager un consensus sur le fait que, non seulement l’employeur a le pouvoir de surveiller l’utilisation des moyens de communication électroniques qu’il met à la disposition de ses salariés, mais qu’il en a aussi le devoir450. Cette volonté de responsabiliser les entreprises est particulièrement évidente en matière de harcèlement sexuel où la « tolérance zéro » est généralement requise451. Aussi est-il fortement conseillé aux entreprises d’encadrer en amont l’utilisation de leur système d’information, notamment en adoptant une politique claire. L’employeur pourra ainsi minimiser les coûts et les risques juridiques et informatiques. De plus, il disposera, le cas échéant, de solides arguments en faveur d’une limitation ou d’une exonération de responsabilité.

Conclusion de la première partie

La question de la responsabilité de l’employeur du fait de ses préposés oblige à se poser la question de son pouvoir de contrôle. Comment l’employeur peut-il, en effet, engager sa responsabilité s’il n’a pas, en contrepartie, le pouvoir de contrôler l’activité des salariés et notamment l’utilisation que ceux-ci font des outils de communication électroniques452? De

448 Id.

449 I. RENARD, « Les droits et devoirs des entreprises », préc., note 309. 450 Id.; J.-P.

DE LONGEVIALLE, préc., note 1.

451 Strauss v. Microsoft Corp., préc., note 359; Blakey v. Continental Airlines Inc., préc., note 347, Davison v. Nova

Scotia Safety Association, préc., note 369.

452 FORUM DES DROITS SUR LINTERNET, Relations du travail et internet. Panorama législatif et jurisprudentiel, préc., note

nombreux auteurs partagent l’idée que le contrôle de l’usage de ces outils est, de fait, devenu une obligation pour l’entreprise453. Du coup, un nombre croissant d’entreprises adoptent des politiques d’utilisation des moyens informatiques pour clarifier les droits et obligations de chacun, tout en tentant de limiter leur propre responsabilité.

Le problème de la responsabilité patronale met également en lumière une contradiction fondamentale entre l’obligation pour l’entreprise de garantir le respect de la vie privée de ses salariés et de l’autre le régime de la responsabilité du commettant en vertu duquel elle doit endosser des agissements qui lui sont tout à fait étrangers. Là encore, c'est également le droit commun qui permettra de déterminer dans quelles limites l'entreprise peut exercer une surveillance de l’utilisation des ressources informatiques qu’elle met à la disposition de ses salariés sans se montrer trop intrusive dans la vie de ces derniers454.

453 I. RENARD, « Les droits et devoirs des entreprises », préc., note 309; Ian J.TURNBULL, « Identity Theft and Surveillance

in the Workplace », dans Ian J. TURNBULL, Shari SIMPSON CAMPBELL, Donald F. HARRIS et Brian KIMBALL, Privacy in the

workplace: the employment perspective, Canadian Privacy Institute, CCH Canadian, Toronto, 2004, p. 30.

454 I. R