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Les clauses contractuelles permettent à l’employeur de prédéfinir les comportements de ses salariés qu’il considère comme fautifs et justifiant le congédiement pour faute grave591. Elles offrent donc un attrait indéniable, notamment en France où les entreprises qui souhaitent mettre en place une politique (ou « charte ») Internet sont tenues au respect de la vie privée et des principes de proportionnalité et de transparence592, tout en étant confrontées aux contraintes liées au règlement intérieur593. La validité des chartes Internet en France semble en effet être liée à leur contenu : si elles édictent des interdictions assorties de sanctions disciplinaires, elles doivent être annexées au règlement intérieur et respecter les formalités relatives au règlement (consultation du comité d’entreprise, contrôle de l’inspection du travail sur la licéité de certaines clauses et information des salariés par un affichage visible de la charte dans les locaux de l'entreprise); au contraire, si elles se bornent à énoncer des règles générales et à donner des conseils techniques ou des règles de savoir-vivre, elles n’auront pas de valeur juridique594. En effet, selon le Code du travail, c'est le règlement intérieur de l'entreprise qui fixe le cadre disciplinaire, si bien que toute obligation nouvelle dont l’employeur souhaite sanctionner les éventuels manquements doit être annexée à ce règlement595. Toutefois, ce principe a semblé remis en question à la suite d’un arrêt du Conseil d’État596 qui reconnaissait l’existence d’un pouvoir normatif de

591 D.S

ERIO et C. MANARA, préc., note 7.

592 Le principe de transparence correspond à l’obligation d’information préalable et de loyauté et découle de l’article

L 121-8 du Code du Travail, selon lequel les salariés doivent avoir été informés préalablement sur tout dispositif et collecte de données les concernant personnellement. Quant au principe de proportionnalité, elle résulte de l’article L 120- 2 : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas […] proportionnées au but recherché ».

593 B. P

OIDEVIN, « L'usage du système informatique par les employés : quel risque pour l'employeur? », préc., note 496.

594 M. CAHEN, préc., note 12. 595 C

OMMISSION NATIONALE DE L’INFORMATIQUE ET DES LIBERTÉS, Rapport d’étude et de consultation publique. La

cybersurveillance des salariés dans l’entreprise, préc., note 568, p. 16.

l’employeur en dehors de ce cadre. En l’espèce, la haute juridiction administrative française avait jugé fondé le licenciement d’un salarié qui avait violé une note de service édictant une règle déontologique qui n’avait pourtant pas été annexée au règlement intérieur de l’entreprise. Cependant, cette décision reste isolée et la force du principe selon lequel l’employeur ne peut apporter de restrictions aux libertés que dans le cadre normal du règlement intérieur ne semble pas entamée.

Dans ce contexte, il peut-être tentant pour l’employeur désireux de contourner ces contraintes encadrant si strictement son pouvoir de direction, de recourir à des clauses contractuelles lui permettant de moduler les obligations des salariés en fonction, par exemple, de leur statut ou des circonstances, tout en conservant son droit de sanctionner leurs éventuels manquements. Toutefois, une telle stratégie comporte un risque élevé face à l’arsenal juridique érigé, dans un souci de protection du salarié, par le législateur et la jurisprudence, qui lors de l’examen des clauses insérées dans les contrats de travail, exerce un contrôle très serré des critères de la nécessité et de la proportionnalité, au détriment de l’autonomie de la volonté597.

Au Québec, l’employeur dispose d’une marge de manœuvre plus large, puisqu’il n’est pas soumis aux exigences du règlement intérieur évoquées ci-dessus. Le besoin d’enserrer des obligations des salariés dans des contrats de travail individuels, pour contourner les contraintes légales, est donc moins pressant. On note, néanmoins, que de nombreux employeurs ne se contentent plus de distribuer leur politique Internet aux salariés et obligent de plus en plus souvent ces derniers à s’engager formellement. Ils leur feront, par exemple, signer une lettre et/ou un formulaire confirmant qu’ils se conformeront aux dispositions de la politique et renoncent à invoquer leur droit à la vie privée lorsqu’ils utilisent les ressources informatiques de l’entreprise598. Les salariés sont d’ailleurs généralement invités à renouveler la procédure lors de chaque modification des diverses

597 F. FÉVRIER, préc., note 21, p. 58. 598 Sirois c. Sodema, préc., note 161.

politiques d’entreprise, par exemple, grâce à la signature d’un avenant au contrat de travail ou d’un nouveau formulaire.

Parfois, de tels engagements seront pris dans le cadre d’un contrat individuel de travail, lors de l’embauche d’un salarié. Cela permet à l’employeur de s'assurer formellement que les nouveaux employés prennent connaissance des règlements internes relatifs à l’usage du système informatique, ainsi que de l'ensemble des politiques de l’entreprise, et s’engagent, par écrit, à les respecter. Ces divers documents sont généralement mentionnés dans une clause du contrat de travail et annexés à ce dernier.

La technique contractuelle est utilisée par de nombreux employeurs pour obtenir une renonciation formelle des employés à la protection de leur vie privée. Cela est notamment le cas depuis que l’arrêt Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau599 a clairement rejeté le principe de « renonciation implicite » 600 selon lequel le salarié, en acceptant le lien de subordination découlant du contrat de travail, consent implicitement à toute atteinte de son droit à la vie privée et à la dignité. Selon la Cour d’appel, en effet, pour qu’une renonciation à un droit – et par conséquent à la protection à la vie privée – soit valide, en vertu de l'article 35 C.c.Q., elle doit être « précise » et « explicite »601. De plus, la renonciation ne doit pas constituer une dénégation complète du droit en question602 et doit être conforme à l’ordre public603. À cet

égard, il importe de préciser que si les renonciations à la protection de la vie privée sont

599 Préc., note 8.

600 MarioÉVANGÉLISTE, « Les affaires Bridgestone/Firestone et Ville de Mascouche : la Cour d'appel rompt avec la

jurisprudence du travail et fixe des balises. Mais où en sommes-nous? », dans Développements récents en droit du travail

(2000), Service de la formation permanente du Barreau du Québec, 2000, Droit civil en ligne (DCL), EYB2000DEV859,

p. 4-5.

601 Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, préc., note 8, par.

68.

602 France ALLARD, « Les droits de la personnalité », dans Collection de droit 2009-2010, École du Barreau du Québec,

vol. 3, Personnes, famille et successions, Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 59, à la page 59.

603 Christian BRUNELLE, « Les limites aux droits et libertés », dans Collection de droit 2009-2010, École du Barreau du

valides, les clauses renonçant à la protection de la dignité (autorisant, par exemple des traitements discriminatoires) ne le sont pas, car la dignité humaine est inaliénable604.

Les tribunaux analysent avec un soin particulier le contenu des renonciations aux droits fondamentaux, ainsi que les circonstances dans lesquelles elles sont faites. Aussi, dans leur évaluation de la validité de ces clauses, ils prennent généralement en compte les cinq facteurs suivants, notamment identifiés par Christian Brunelle :

1. la nature du droit ou de la liberté en cause;

2. la possibilité, pour le demandeur, de renoncer à ce droit ou à cette liberté; 3. la manière selon laquelle le demandeur y a renoncé;

4. la mesure dans laquelle le demandeur pouvait y renoncer; 5. l’effet de la renonciation605.

Finalement, la renonciation à un droit fondamental « semble affaire de "contexte" », et pourra aussi bien découler d’une manifestation positive de sa part que de son inaction ou omission606. Toutefois, elle ne peut être présumée607. En définitive, pour être valable, la « renonciation devra être claire, non équivoque, éclairée, libre et volontaire »608.

On peut s’interroger, avec certains auteurs, sur la réalité du caractère volontaire du consentement donné par le salarié dans le cadre d’une relation de subordination qui l’oblige à se placer sous la surveillance de l’employeur. En effet, comme le souligne Sophie Rompré, dans un tel contexte, le consentement de l’employé « équivaut à l’acceptation d’un contrat d’adhésion »609 et sa renonciation ne pourra être qualifiée de volontaire que s’il a

604 Id., p. 77-78. 605 Id., p. 77. 606 Id., p. 78. 607 Id. 608 Id., p. 78-79. 609 S. R OMPRÉ, préc., note 180, p. 89.

« la possibilité de négocier de gré à gré avec l’employeur quant à l’étendue de la surveillance »610.

Finalement, si l’efficacité du pouvoir de sanction de l’employeur dépend étroitement de l’existence ou non d’une politique Internet claire et précise611, le défaut de directives explicites ne le paralyse pas complètement612. Les tribunaux lui ont, dans certains cas, reconnu le droit de sanctionner les abus, malgré l’absence de politique Internet613 : ce fut le cas, notamment en cas de baisse appréciable de la productivité liée à l'utilisation du matériel informatique à des fins personnelles pendant les heures de travail614 ou de transmission par courriel de fichiers à contenu obscène ou pornographique615. Toutefois, lorsqu’il existe un règlement d'entreprise, l’employeur pourra plus facilement établir la légitimité de sa surveillance, puisqu’il est reconnu qu’il a le droit de contrôler l'utilisation des ressources informatiques par un salarié, afin de s'assurer que ce dernier respecte les prescriptions patronales616.