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Le remploi du film de famille et sa décontextualisation

2. DéveloPPement D’Une PRatiqUe PlastiqUe

2.1 Le remploi du film de famille et sa décontextualisation

Qu’est-ce-que le remploi implique comme approche théorique ? Ma pratique se situe dans le champ du found footage, de la bobine retrouvée qui était perdue dans un grenier, oubliée dans une cave. Les bobines de films de famille, souvent oubliées ou égarées, puis récupérées, me servent à des fins esthétiques. Le found footage en tant que pratique est la récupération d’un film pour en constituer un nouveau. En littérature, cela existait déjà, on parlait alors de centon83.

J’aimerais tout d’abord rappeler que, de manière tautologique, un film est bien sou- vent déjà une copie, soit d’un négatif développé, soit d’une autre pellicule source. Il se- rait inenvisageable de ne pas penser au concept de l’aura chez Walter Benjamin accu- sant la photographie et le cinéma de manquer de ce qui caractérise l’aura de l’œuvre, à savoir « son unicité, son authenticité, sa présence « ici et maintenant » (ou en d’autres termes son caractère sacré) »84. Il est important de s’attarder sur cette dénonciation, car

dans le cas du film familial, c’est la bobine qui retranscrit des instants que je qualifierais « d’auratiques » dans la mesure où cette technique de restitution permet de réincarner un temps fixé souvent chargé d’affect. De plus le processus de décontextualisation de ma pratique accomplit évidemment une extraction du film de son domaine mémoriel et familial afin de tomber dans un nouvel emploi aphasique. Cela devient en quelque sorte des signifiants figuratifs flottant un court instant. Cette captation d’instants joyeux, de

82. Expliquer et étudier l’évolution des techniques filmiques et vidéographiques et des contextes histo- riques familiaux permettent de comprendre d’où proviennent les images-mouvements cultivés sur les bobines et les bandes magnétiques que j’utilise comme matière première pour ma démarche artistique. Ce chapitre nous éclaire sur la manière dont je procède pour avoir accès à cette matière première souvent connotée et sur les différentes tentatives audiovisuelles et les procédés cinémato- graphiques et vidéographiques.

83. Pièce de vers ou de prose dont les fragments sont empruntés à divers auteurs ou à diverses œuvres d’un même auteur. Définition consultée sur http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/cen- ton/14120

84. HEINICH Nathalie, « L’aura de Walter Benjamin – Note sur l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 49, septembre 1983, La peinture et

souvenirs pris dans un contexte familial est toutefois orchestrée dès la prise de vues. On peut distinguer la dénonciation faite par l’Internationale situationniste d’une publicité pour la caméra Super 8 Eumig Viennette 2 de l’été 1962. La critique a pour sujet la dénon-

ciation de la capacité illusoire de pouvoir rendre accessible un temps révolu par le biais d’une caméra. À l’inverse d’une conception auratique et mémorielle cette fois, c’est une conception uniformisée qui révoque totalement l’emploi de la caméra comme objet gé- nérant une mémoire familiale.

« [L’Internationale situationniste y perçoit] une glaciation de la vie individuelle qui s’est renversée dans la perspective spectaculaire : le présent se donne à vivre immédiatement comme souvenir. Par cette spatialisation du temps qui se trouve soumise à l’ordre illusoire d’un présent accessible en permanence, le temps et la vie ont été perdus ensemble. »85

85. « La domination du spectacle sur la vie », publicité Eumig commentée dans l’Internationale situation- niste, sous la dir. De Guy Debord, Paris, éd. Sections de l’internationale situationniste, 1969, p. 57.

«La domination du spectacle sur la vie» Article de la revue Internationale Situation- niste (1967)

Toujours est-il que depuis le XXIe siècle, le remploi filmique s’amplifie dans le champ de l’art, ceci étant dû à l’arrivée de nouvelles technologies permettant d’engendrer des copies simplement mais aussi parce que l’espace muséal permet de plus en plus d’ac- cueillir des œuvres projetées ou diffusées. On peut discerner une confusion quant à l’em- ploi du terme found footage. Ce terme est l’héritier direct du « recyclage qui était jadis réservé au cinéma d’avant-garde, donc à un domaine très spécifique et résolument se revendiquant comme art, soumis à des débats et à des évaluations esthétiques »86. Le

tout premier film87 utilisant le remploi recensé à ce jour date de 1903. Il s’agit d’un film

constitué de « vues documentaires d’incendies […] trouvées dans les entrepôts d’Edi- son »88, The Life of an American Fireman, réalisé par Edwin Stanton Porter. Le film utilise

ces fragments pour accroître le vérisme de l’action et ainsi accentuer son pouvoir fiction- nalisant, en l’occurrence le sauvetage d’une jeune femme et de sa fille d’un incendie.

86. BLÜMLINGER Christa, Cinéma de seconde main – Esthétique du remploi dans l’art du film et des nou- veaux médias, Paris, éd. Klincksieck, coll. « Esthétique », 2013, p. 7.

87. Christa Blümlinger cite également deux autres films très importants du début du siècle ayant recours au remploi filmique, dont Inflation de Hans Richter (1928) avec un travail de surimpression proche des tentatives du cinéma structurel et Histoire du soldat inconnu d’Henri Storck (1932).

88. BLÜMLINGER Christa, op. cit., p. 11.

Le remploi offre ainsi des fragments « généralement reliés entre eux par un com- mentaire dont la forme s’inspire des tropes de la narration linéaire »89. Cette notion de

tropes dans le montage filmique est très intéressante dans la mesure où ce mot appar- tient au domaine de la rhétorique du langage. Cette perception du film comme étant un outil ayant les prédispositions d’un système langagier sera développée dans le chapitre deux. En attendant, Christa Blümlinger nous précise identiquement qu’un changement de valeur s’opère dans le traitement numérique :

« Les oppositions conceptuelles sont déplacées, supprimées ou redéfinies : entre le documentaire et la fiction, l’authentique et la falsification, la réalité et l’imagination, mais aussi entre l’indice et l’icône, l’analogon et le schéma, le figuratif et l’abstrait »90.

Ceci est dû à un remploi digital dématérialisé qui provoque une perte des repères et des valeurs. Mais, de la même manière que le concept duchampien de ready-made, la bobine est déjà constituée et a déjà quelque chose à nous montrer.

La notion de found footage peut être définie comme un montage de ready-made fil- mique. Elle fut employée dans le lettrisme, notamment dans le film Traité de bave et

d’éternité d’Isidore Isou. Dans ce film discrépant91, l’histoire que nous laisse à appré-

hender l’image, se restreint à un déroulement de vues irrégulières : « Isou errant dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés ou s’affichant en compagnie de personnalités, dont Cocteau, plans d’actualités, fragments de films militaires ou d’exercices de gymnas-

89. ibid p. 12.

90. ibid, p. 13.

91. Ce terme proposé par Isidore Isou définit une disjonction, une discorde, entre l’image et le son.

tique. »92. Parfois Isidore Isou atteint le degré zéro de l’image par des passages blancs et

noirs, à la manière du cinéma structurel.

En 1958, la méthode du found footage sera utilisée, dans le film A Movie93, de Bruce

Conner, l’un des premiers films utilisant ce procédé. Il pense son film comme étant une continuité d’assemblages, de collages, de sculptures. Les séquences de son film pro- viennent d’émissions de films de fiction, de faits divers, de documentaires et de films érotiques. À partir de cette série de résidus, de fragments de films, seul le montage per- met de créer une dynamique cohérente à partir d’images qui, a priori, n’ont pas de rap- port évident entre elles comme cela peut exister dans le domaine du film de famille. Bruce Conner fait du film une expérience du collage, parfois des bouts de pellicule sont laissés vierges. Bruce Conner provoque chez le spectateur des narrations aidées, certains enchaînements de plans dans A Movie sont directement additionnés entre eux pour solli- citer des cohérences que l’on peut même parachever métaphoriquement. De même que dans A Report94, le film semble se soucier et dénoncer l’emballement médiatique de l’as-

sassinat du président John Fitzgerald Kennedy. Ce film est basé sur « la répétition, sous

92. BISET Sébastien, article consulté le 24 février 2016 sur http://www.archipels.be/web/map/albums/ TW3351.html

93. CONNER Bruce, A Movie, 35 min, 1958. 94. CONNER Bruce, A Report, 13 min 20 s, 1967.

forme de boucles, [qui] constitue l’élément majeur du film jusqu’à l’assassinat »95. Bruce

Conner utilise toujours le double sens et joue du domaine sonore en amenant un autre sens que celui de l’image :

« Par exemple lorsque les journalistes annoncent que les portes de la voiture de J F Kennedy « s’ouvrent brusquement », Bruce Conner montre des images de publicités pour des réfrigérateurs dont les portes s’ouvrent toutes seules. »96

À la fin du film, des incohérences de plus en plus grandes sont provoquées par un déphasage, pour reprendre le terme utilisé par Steve Reich afin de définir un certain rem- ploi du matériau sonore. Dans mon approche plastique, on peut retrouver cette tenta- tive, qui peut avoir comme conséquence chez le spectateur un désir de constituer voire de se rattacher à sa narration pour ne pas être perdu. Ceci est une particularité du found

footage, il permet d’autant plus de générer la gymnastique d’une diégèse à reconsti-

tuer afin de retrouver une appréciation cérébrale et cohérente pour celui qui le regarde. Lorsque je prélève des fragments, je me soucie de plusieurs facteurs, à savoir leur qualité ou potentialité onirique, leur capacité à engendrer un phénomène répétitif comme un plan fixe par exemple, ainsi que leur thématique ou bien encore leur charge affective et leur potentialité sonore.

Il y a évidemment une forte part intuitive dans la sélection de ces fragments. Mais sélectionner des fragments fixés sur bobine, c’est aussi les décontextualiser. De manière plus récente, on peut souligner le travail du cinéaste et monteur Julien Lahmi et le dé- veloppement du concept de mashup. Art de l’appropriation d’images et de sons, copiés, collés, transformés et partagés à l’ère numérique. Julien Lahmi perçoit quatre motiva- tions principales dans l’emploi de matériaux cinématographiques préexistants. Un geste lié à l’hommage, un autre à la désacralisation, à la connaissance puis à la plasticité de la matière filmique. Ce dernier point est évidemment important pour ma pratique. Julien Lahmi a commencé par s’approprier des films familiaux. Puis à l’aide d’acteurs, « dont il ne conserve que les voix »97, il recycle une mémoire, une intimité tombée dans l’oubli.

95. SITNEY P. Adams, Le cinéma visionnaire – L’avant-garde américaine, 1943-2000, Paris, 2002, éd. Paris expérimental, coll. « Classique de l’avant-garde », p. 284.

96. ibid, p. 284.