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Le proto-récit chronographique poétique

1. le Récit FilmiqUe, Un Point De vUe sémioloGiqUe

1.5 Le proto-récit chronographique poétique

Afin de poursuivre la recherche, il est important de rappeler que pour l’instant, il ne s’agit que de l’analyse de poèmes chronographiques figuratifs, cependant toute une partie de ma pratique se situe dans le domaine de l’abstraction. Pour étendre l’analyse sémiologique d’une telle pratique, il faut nous attarder sur une sémiologie liée à la mu- sique. Pierre Schaeffer dans son ouvrage, Traité des objets musicaux, exprime son ressen- timent face à une certaine impasse à théoriser, voire à écrire sur la musique :

« Dans son ensemble, l’abondante littérature consacrée aux sonates, quatuors et symphonies, sonne creux. Seule l’habitude peut nous masquer la pauvreté et le caractère disparate de ces analyses […] Si toute explication se dérobe, qu’elle soit notionnelle, instrumentale ou esthétique, mieux vaudrait avouer, somme toute, que nous ne savons pas grand-chose de la musique. Et pis encore, que ce que nous en savons est de nature à nous égarer plutôt qu’à nous conduire. »57

On retrouve ce sentiment chez Sigmund Freud au début du chapitre consacré au Moïse de Michel-Ange. Le psychanalyste avait une répulsion sans égale vis-à-vis du qua- trième art à cause du manque de distance que l’on pouvait opérer avec celui-ci. Si l’ana- lyse est difficile, elle n’est pas impossible. En 1976, le sémiologue Jean-Jacques Nattiez tente de fonder une sémiologie de la musique. Plus récemment, dans un article de 2011 sur la narrativisation de la musique, le sémiologue développe le concept de proto-récit. Il met en garde le lecteur sur les nombreux écrits interprétatifs possibles en lien avec le domaine musical et dénonce une certaine forme de la musicologie qui tente sans cesse une narrativisation de la musique comme si la musique était a priori, narrative. « Au ni- veau immanent et du point de vue narratif, ce que la musique peut faire de mieux, c’est d’imiter l’allure du langage et du récit. Par là-même, elle prend le statut d’un proto-ré- cit. »58 Le proto-récit pour le définir concrètement serait quelque chose qui s’inscrit dans

le temps, fait de répétitions, de rappels, d’attentes, etc. Et qui a des effets de relation syntaxique sans en avoir la potentialité linguistique ou figurative ; de la même manière

57. SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, éd. Seuil, 1966, p. 19.

58. NATTIEZ Jean-Jacques, La narrativisation de la musique, Cahiers de narratologie, no 21, 2011, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 5 mai 2018 sur http://journals.openedition.org/narratolo- gie/6467

qu’une langue étrangère ou qu’une musique qui nous paraît construite même si l’on ne discerne aucun sens certain. Il est une organisation du signifiant avec peu de signifié. Par conséquent, la différence entre un macro-récit et un proto-récit se situe donc dans l’aspect figuratif ou non des micro-récits constituant l’œuvre vidéographique. Pour qu’il y ait apparition d’une forme de proto-récit, il faut que les micro-récits soient une succes- sion de plans indiscernables figurativement. Cette notion de proto-récit développé par Nattiez s’applique aux micro-récits abstraits, cela n’a rien d’étonnant car un plan abstrait – et il en est de même pour la musique – nous convoque des images mentales par une présence sans représentation.

D’ailleurs on peut ajouter que les liens entre la musique et la peinture abstraite sont nombreux. L’exemple le plus marquant est certainement celui du peintre synesthète Vassily Kandinsky qui avait la capacité d’associer les couleurs et les sons tout en appré- hendant ses toiles comme des compositions orchestrales, libérant les vibrations colori- métriques autrefois prisonnières de la forme figurative régie par les lois de la représenta- tion. On peut identiquement citer Paul Klee dont l’œuvre ne cesse de s’entremêler entre peinture abstraite et musique. Charles Blanc-Gatti, peintre musicaliste59 à la synopsie

accrue fut aussi un artiste incontournable et sera également à l’origine d’un dessin ani- mé au titre explicite : Chromophony60.

59. Au même titre qu’Henry Valensi, Gustave Bourgogne ou bien encore Vito Stracquadaini regroupés autour du musicalisme.

60. BLANC-GATTI Charles, Chromophony, Dufaycolor, 1939.

Le proto-récit qui sert initialement comme outil sémiologique pour la musique peut tout naturellement servir de modèle pour une œuvre vidéographique constituée de plans abstraits. Une construction vidéographique avec des proto-récits offre une orga- nisation syntaxique qui amènera à une autre perception, une perception dite objective. Si on continue d’alimenter le parallèle avec la poésie, il serait proche des tentatives poé- tiques des poèmes de Filippo Tommaso Marinetti, du dadaïsme notamment avec la poé- sie d’Hugo Ball, du Merz de Kurt Schwitters ou bien encore du lettrisme d’Isidore Isou, en cela on peut désormais parler de proto-récit poétique chronographique. On rejoindrait ici l’idée de systèmes langagiers étrangers à nous et donc subséquemment il est possible d’intégrer à la notion de proto-récit toute forme d’œuvre ayant un faible niveau séman- tique. Il est bon de rappeler que la musique, les langues étrangères, la peinture ou les micro-récits abstraits cinématographiques sont des formes d’expression où le signifiant joue sur les accents, les intonations, les vibrations. Il est important maintenant de se de- mander en quoi cette perte figurative peut amener à un nouveau modèle de perception, mais avant cela, renouons avec le reproche que Jean-Jacques Nattiez dresse contre la musicologie :

« La narratologie musicale consiste à projeter sur la musique, considérée a priori « comme art narratif » alors qu’elle n’est qu’un proto-récit, un récit « associé » à la musique […] mais ce récit est celui du musicologue qui démontre une fois encore la capacité des êtres humains à inventer des fictions témoignant d’un degré plus ou moins grand de fabulation. »61

2. De notRe caPacité à constRUiRe Un Récit