• Aucun résultat trouvé

Le journal filmé et le film journal de Jonas Mekas

3. inFlUences

3.9 Le journal filmé et le film journal de Jonas Mekas

Pour le film journal de Jonas Mekas, Walden312 ou Reminiscences of a Journey to Li-

thuania313, Jonas Mekas adopte comme matériel cinématographique le film 16 mm et

une caméra Bolex H16. Il commencera d’abord par filmer sous la contrainte (son but à la base était de faire un film entier et non des fragments). C’est donc par manque de temps que Jonas Mekas décide, chaque fois qu’il a un moment de répit, ne serait-ce que de quelques secondes, de prendre sa caméra et de filmer. C’est à partir de cette contrainte qu’il fera une multitude de fragments de sa vie quotidienne. « Si je peux filmer dix se- condes, je filme dix secondes. Je prends ce que je peux, désespérément. »314 Par cet effet

de contingence, de plans, provoqué par l’aspect fragmentaire de son journal filmé, il crée quelque chose de plus vrai, de plus proche de la vie qu’une narration construite. Puisque la vie est une série de contingences.

312. MEKAS Jonas, Walden, 177 min, 1969.

313. MEKAS Jonas, Reminiscences of a Journey to Lithuania, 88 min, 1972.

314. Texte de conférence sur Reminiscence of a Journey to Lithuania (1950-1971/1972) donnée par Jonas Mekas, le 26 août 1972, au Flaherty Seminar (Vermont). Il a été publié dans The Avant-garde film – A

Reader of Theory and Criticism, textes réunis et présentés par P. Adams Sitney, New York, New York University Press, Anthology Film Archive Series, 1978. [N.D.T]

P. Adams Sitney parlera « d’autobiographie romantique »315 dans le sens où le terme

romantique signifie « la relation du passé au présent »316. Le temps passé suggère le temps

qui s’est écoulé lors de la prise, le passé est donc remis au présent tout en étant absent. Selon Claudine Eizykman, il y a une « réconciliation du passé et du présent dans Walden et une abréaction psychique »317, une sorte de libération affective qui suit la survenue dans

la conscience d’une émotion jusqu’alors refoulée en raison de sa particularité doulou- reuse et un achèvement culturel dans Reminiscences of a Journey to Lithuania. P. Adams Sitney analyse une différence entre Walden, qu’il considère comme étant un véritable film-journal, ce sens signifie le « journal tenu par une personne sur les évènements de sa vie, ses réflexions et ses observations »318, et Reminiscences of a Journey to Lithuania qui

est un mélange entre le film-journal et le film autobiographique. Ce dernier désigne une forme de cinéma où le temps de l’expérience cinématographique et celui de la vie sont dissociés. A contrario, le cinéaste qui adopte pour genre le film-journal « fait comme si le temps du cinéma était celui de son vécu »319. Dans les films de Jonas Mekas comme dans

les films de famille, il n’y a pas de logique interne, pas de construction stricte ; juste des suites de fragments.

Par la suite, Jonas Mekas se penche sur la question des sons qu’il pourrait apposer sur ses images. D’ordinaire les sons qu’il prend sont ceux filmés en prise directe. Pour lui les sons sont, de la même manière que les images, une suite de souvenirs ou de notes, car ils sont recueillis aux mêmes instants. Il ajoute tout de même parfois une musique qu’il apprécie et met en boucle : « J’ai pensé que cette boucle sonore m’aiderait à faire tenir tous les morceaux disparates ensemble. »320 Vient ensuite dans son travail la volonté

315. SITNEY P. Adams, Le cinéma visionnaire – L’avant-garde américaine, 1943-2000, Paris, 2002, éd. Paris expérimental, coll. « Classique de l’avant-garde », p. 322.

316. EIZYKMAN Claudine, « Mekas Film mémoire », dans catalogue d’exposition Jonas Mekas, Paris, éd. Galerie nationale du jeu de paume, 1992, p. 21.

317. ibid, p. 21. 318. ibid, p. 23. 319. ibid, p. 21.

320. Texte de conférence sur Reminiscences of a Journey to Lithuania (1950-1971/1972) donnée par Jonas Mekas, le 26 août 1972, au Flaherty Seminar (Vermont). Il a été publié dans The Avant-garde film – A

Reader of Théory and Criticism, textes réunis et présentés par P. Adams Sitney, New York, New York University Press, Anthology Film Archive Series, 1978. [N.D.T]

de montrer son œuvre, donc quelque chose de privé vers une diffusion publique. David E. James321 soulève deux ruptures dans le travail de Jonas Mekas. D’abord du point de

vue politique, il nous éclaire sur « la relation dialectique du politique et de l’artistique, de l’individu et de la société, du cinéaste indépendant et de la société capitaliste. »322 Jonas

Mekas, par ses films indépendants, propose une séparation avec le cinéma industriel qui engendre ainsi une économie propre au cinéma underground qui permet « l’abandon de la narration »323. Puis une seconde rupture avec le « passage de l’état du journal filmé

(filmages) à celui de produit, le film journal, qu’il faudrait entendre comme le passage du domaine privé au domaine public, de la valeur d’usage à la valeur d’échange »324. C’est

ainsi que Jonas Mekas crée son style particulier.

Cette volonté de rendre publics ces fragments provoque un changement, une sélec- tion de ceux-ci se met en place. De même que pour mes vidéos extraites de film de famille, Jonas Mekas, par procédé d’élimination, amène un nouvel aspect formel beaucoup plus apte à prétendre à une projection publique. Le spectateur pourra ainsi appréhender « des voyages visuels »325. D’ailleurs le titre Walden provient du livre de Henry David Thoreau326,

dans lequel il fait part de ses interrogations, de ce qu’il entend, voit, ressent, dans une attention contemplative, une circonspection, une méditation. De même que dans le film de Jonas Mekas, Walden, « on peut déceler l’exercice acéré d’une contemplation et d’une méditation visuelle »327. Dans les films de Jonas Mekas, on distingue deux points de vue,

celui de l’objet ici, maintenant qui se fait filmer et celui du cinéaste qui est là, à l’instant et qui voit l’objet. Sa caméra tente de capter les coïncidences entre la temporalité appré- hendée du cinéaste et celle du film, une volonté de montrer une indépendance et une

321. JAMES David E., « Film Diary / Diary Film », dans To Free the Cinema: Jonas Mekas and the New York Underground, Princeton, éd. Princeton University Press, 1992.

322. JAMES David E. cité par EIZYKMAN Claudine, dans « Mekas Film Mémoire », dans catalogue d’exposi- tion Jonas Mekas, Paris, éd. Galerie nationale du jeu de paume, 1992, p. 22.

323. ibid, p. 22. 324. ibid, p. 22. 325. ibid, p. 23.

326. THOREAU Henry David, Walden ou la vie dans les bois, Paris, éd. Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1990.

union du temps. Cette union peut avoir lieu uniquement si l’on n’établit pas de mise en scène, si l’on n’attend pas ce que l’on cherche, si l’on n’a pas la volonté de faire.