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Le micro-récit filmique comme fondement de l’analyse

1. le Récit FilmiqUe, Un Point De vUe sémioloGiqUe

1.3 Le micro-récit filmique comme fondement de l’analyse

En prenant l’exemple de Jeanne d’Arc, Algirdas Julien Greimas définit les paramètres d’un grand récit. Il y a d’abord une situation initiale, puis un sujet décide de changer cette situation initiale. Le modèle est bien souvent le même, débutant par une séquence ini- tiale, puis une séquence qualifiante, une séquence principale et enfin la séquence finale :

« Prenons le récit de Jeanne d’Arc, il y a une voix qui lui dit « il faut sauver la France », il y a l’état initial de la France et elle décide de le changer. Parce qu’il y a eu un contrat avec une entité inconnue, une voix intérieure. Elle suit cette voix, il y a un contrat initial qui institue le sujet transformateur du récit. Elle va essayer de se donner les adjuvants, les instruments qui vont lui permettre de sauver la France, c’est ce qu’on appelle la séquence qualifiante. Elle cherche les adjuvants qui vont lui donner les moyens de remplir son contrat. Elle va voir le roi de France, elle va s’entraîner, devenir guerrière, etc. Après quoi il y a la séquence principale, sauvez la France cela signifie battre les Anglais. Donc la séquence principale, c’est le conflit entre les Français et les Anglais, c’est pratiquement toujours une séquence de conflit, la séquence principale entre deux forces qui s’opposent, entre deux sujets qui s’opposent. Et puis, il y a la séquence finale où le sujet gagne ou perd, en l’occurrence là, elle perd. Voilà, c’est une autre façon de définir le récit, celle de Greimas me paraît assez claire et donne des outils précis pour analyser un macro-récit. »29

Seulement l’analyse de ce grand récit ne permet pas une analyse d’un récit sans intention diégétique comme un film de famille où l’intentionnalité se situe au niveau d’un devoir mémoriel. Dans son ouvrage sur le récit filmique30, André Gaudreault tente

de définir ce qu’est un récit. Il prend appui sur diverses expressions littéraires, roman, théâtre, puis se pose la question cinématographique et soulève plusieurs questions ma- jeures : « Tous les films, quels qu’ils soient, sont-ils narratifs ? Au cinéma, qu’est-ce qui fait, proprement, récit ? Le cinéma est-il d’emblée narratif ? »31 Force est de constater

que ces questionnements forment et définissent une esquisse et des préoccupations qui se trouvent être proches de ma démarche ; l’idée étant d’établir une redéfinition afin d’aboutir à un consensus sémiologique permettant d’expliquer la totalité des œuvres

29. ODIN Roger, entrevue du 4 décembre 2019.

30. GAUDREAULT André, Du littéraire au filmique, Paris, éd. Nota bene, 1999.

filmiques qu’elles soient narratives ou non. À quel moment une œuvre filmique est elle considérée diégétique ou non ? Autrement dit : « où commence et où s’arrête le récit au cinéma ? »32 D’ailleurs, François Jost nous questionne dans son article « Narration(s) : en

deçà et au-delà »33 sur cette difficulté d’analyser l’image de manière sémiologique :

« Comment l’image, dans l’impossibilité sémiologique de signifier la personne grammaticale, et privée de critères aussi repérables que ceux de la langue, peut elle signifier une attitude narrative ? Ce problème ne sera résolu qu’à partir du moment où l’on sera capable d’expliciter en quel sens on peut parler de récit au sujet d’une suite d’images mouvantes et muettes. »34

André Gaudreault va tenter de bâtir une réflexion autour de ces questions. Il va d’abord s’orienter vers une hypothèse. Selon lui, un premier récit filmique existe et cette théorie va m’amener à penser l’établissement du récit chronographique et ses mutations de manière drastique par la suite. Il précise également qu’il y a une confusion entre ce qui est « classé » comme récit narratif ou non. Il s’exprime et dénonce le manque d’exi- gences narratologiques de certaines analyses, notamment sur le film La sortie de l’usine

Lumière à Lyon35 des frères Lumière :

« Pour certains narratologues, il est évident que ce film, malgré sa brièveté, sa simplicité et sa relative incomplétude, serait bel et bien un récit de plein droit. Leur seule exigence pour faire d’un énoncé un récit, c’est qu’il soit narratif, que ce soit un énoncé qui assujettisse les unités qui le composent au respect des deux principes mêmes de la narrativité : la succession et la transformation. »36

Gaudreault dénonce le manque de rigueur conceptuelle, car suivant la condition de cette définition de la narrativité, absolument toute image mise en mouvement est narra- tive car la succession et la transformation des images sont le principe même du cinéma. André Gaudreault va prendre pour illustrer son propos les films des frères Lumière, et va distinguer que le degré de narrativité est différent entre L’arrivée d’un train en gare de

32. ibid, p. 35.

33. JOST François, « Narration(s) : en deçà et au-delà ». Dans Communications, 38, 1983, Énonciation et cinéma, sous la direction de Jean-Paul Simon et Marc Vernet, pp. 192-212.

34. ibid, 194.

35. LUMIÈRE Louis, La sortie de l’usine Lumière à Lyon, 45 secondes, 1895.

La Ciotat37 et L’arroseur arrosé38. Il constate une incomplétude dans le premier, et une

vraie action qui arrive à son terme dans le second. En effet, selon Gaudreault, La sor-

tie de l’usine Lumière à Lyon ou L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ne sont que des

situations potentielles d’un récit. Tandis que L’arroseur arrosé est « un argument narra- tif […] qui fait successivement passer l’action d’un équilibre initial (le jardinier effectue paisiblement son travail) à un état de déséquilibre (le jeune garnement vient perturber la tranquillité du jardinier) puis, finalement, à un état d’équilibre terminal (à la suite de son intervention, le jardinier, enfin débarrassé du gêneur, reprend normalement son tra- vail) »39. L’auteur de l’ouvrage théorique va même continuer l’action en intégrant ce qu’il

nomme des situations de récit afin d’illustrer au mieux son propos :

«[Il suffit que] le jeune garnement de L’Arroseur arrosé s’échappe de l’univers du film auquel il est confiné (pour l’éternité !), qu’il se poste au haut du mur de l’enceinte des usines Lumière pour lancer, disons, des pétards aux ouvriers, qui, courroucés, auraient engagé une poursuite jusqu’à la gare ferroviaire locale où le mauvais plaisant aurait pris la fuite à bord du premier train en partance disons, pour La Ciotat ! »40

37. LUMIÈRE Louis, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, 50 secondes, 1896. 38. LUMIÈRE Louis, L’arroseur arrosé, 49 secondes, 1895.

39. GAUDREAULT André, op. cit., p. 45. 40. ibid, p. 46.

Extrait de «La Sortie de l’usine Lumière à Lyon» de Louis Lu- mière (1895)- Code QR en annexe

Extrait de «L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat» de Louis Lumière (1895)- Code QR en annexe

On assiste ici à une continuité fictionnelle de L’arroseur arrosé établie à partir des plans-séquences de Louis Lumière qui se retrouvent à être véritablement des mises en situation de récit. L’auteur conclut que deux formes de récit potentiel semblent coexister ou du moins,

« Deux niveaux de récit au cinéma. Le premier de ces niveaux narratifs correspond au micro-récit que chaque plan, en tant qu’énoncé photogrammatique, communique et qui constitue la base sur laquelle est engendré un second niveau narratif, supérieur, qui naît de la juxtaposition des micro-récits communiqués par chaque plan. Ainsi un film pluriponctuel est-il un énoncé narratif de second niveau composé de plusieurs (il y en a autant qu’il y a de plans) énoncés narratifs de premier niveau. Ces deux niveaux, qu’il faut voir comme des couches superposées de narrativité, correspondraient à chacune des deux « articulations » de la double mobilité caractéristique du cinéma : la mobilité des sujets représentés, que permet la succession des photogrammes, et la mobilité des segments spatio-temporels, rendue possible par la succession des plans. »41

Dans cette longue et fondamentale définition, on distingue que le premier niveau de récit, qui s’apparente aux micro-récits est proche du procédé cinématographique en tant que machine, tandis que le second est constitué à l’aide des micro-récits organi- sés en plans par un montage. Cette vision analytique du cinéma est primordiale pour la constitution d’un récit chronographique potentiellement poétique. Car tandis que le cinéma de fiction va tenter d’annihiler les micro-récits du premier niveau afin de favori- ser la lecture fictionnalisante, le récit poétique va favoriser les micro-récits du premier niveau afin de « déranger » le second niveau par la syntaxique. Pour terminer, Gaudreault

41. ibid, p. 51.

Extrait de «L’arroseur arrosé» de Louis Lumière (1895)- Code QR en annexe

précise également que deux régimes de communication se distinguent : les micro-récits se perçoivent par monstration tandis que le second récit se déploie par narration. Le pre- mier est proche de l’idée de l’acte au théâtre, tandis que le second est intimement lié au montage et à son pouvoir de jeu spatio-temporel fictionnalisant.

Il serait intéressant maintenant de situer le film de famille parmi ces analyses sé- miologiques. Le film de famille n’a pas de récit en amont, il n’est pas orchestré par une volonté diégétique, il a une véracité, les plans ne s’enchaînent pas pour favoriser la concaténation, mais il a une logique tout de même, puisqu’il est formé d’ellipses et est chronologique. Il possède la logique de l’album photographique. D’ailleurs il ne doit pas être un film, au sens film structuré par un récit en amont, diégétique. Son usage est pri- vé voire intime, dans un cercle restreint, celui de la famille. Et il est fort possible que si le film de famille était construit avec un début, une fin, avec des liens de causalité au milieu, il forcerait le point de vue de celui qui l’a construit et monté, (non plus en tour- né-monté). Il est possible que les autres membres de la famille ne s’y retrouvent pas. Comme le précise Roger Odin, le film de famille doit être appréhendé comme un album photographique, pour que chacun puisse retrouver son propre vécu, sa propre histoire. Du point de vue perceptif, on peut parler d’une perception subjective à la fois intimiste et reconstituante. Le film de famille est tourné pour que chacun puisse reconstruire son histoire personnelle dans la mémoire filmique collective. Il n’a pas pour fonction de ra- conter une histoire même si, forcément, il en raconte une, mais il doit être avant tout un transmetteur de mémoire et non construit suivant un récit textuel qui suggérerait un point de vue. Par conséquent, comment peut-on parler de récit dans un film de famille qui n’a pas cette volonté d’être dicté par un récit élaboré en amont ?

Comme nous l’avons vu, un plan cinématographique constitué de photogrammes, possède une série de micro-récits qui constituent des énoncés cinématographiques. Rappelons qu’il y a deux formes de récit, l’un est transmis en un seul plan par monstra- tion et l’autre par plusieurs plans, par narration. Par monstration, un premier niveau de récit existe, c’est le cas du film L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, un train entre en gare, c’est un des micro-récits qui constitue la séquence. Chaque plan n’est donc pas un micro-récit, chaque plan est constitué d’une multitude de micro-récits : un plan est donc plutôt un énoncé construit par plusieurs micro-récits qu’un seul micro-récit lui-même.

Et lorsque ces micro-récits se constituent en plusieurs plans avec une volonté concaté- natoire au service d’une histoire, André Gaudreault parle de macro-récit organisé par narration. Dans ce sens, j’en déduis que le film de famille est un enchevêtrement de mi- cro-récits qui n’ont pas de volonté concaténatoire mais en revanche, la concaténation peut se faire dans la tête des membres de la famille qui ont vécu les évènements, celui-ci devient alors macro-récit. La famille et les belligérants en lien avec le film de famille sont capables, a contrario de l’ignorant, de constituer un macro-récit. Dans les deux cas, il y a production de sens et d’interprétation et on peut avancer l’hypothèse qu’avec un film de famille dont on ignore l’origine et qui est extérieur à nous, notre faculté interprétative est sollicitée ne serait-ce que par l’analogie iconique. Cette dernière semble être engen- drée par un phénomène inhérent à l’homme qu’Henri Bergson appelle la fonction fabu- latrice42 que nous étudierons un peu plus tard dans ce chapitre.

42. J’aimerais par ailleurs, dans mes désirs les plus fous, utiliser un électro-encéphalogramme, et pou- voir examiner les zones du cerveau affectées par les différents niveaux de récits, les zones affectées par les phénomènes visuels et sonores qui n’ont pas forcément un intérêt pour une compréhension sémantique.

1.4

Constitution d’un macro-récit poétique