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3. inFlUences

3.11 Pratique vidéographique

Nam June Paik, considéré comme le père fondateur de l’art vidéo, n’échappe pas à la règle hypothétique comme quoi le film et la vidéo de famille sont à l’origine de l’avè- nement de nombreuses techniques permettant un accès à ces outils de captation audio- visuelle en dehors des canons ciné- et vidéo-graphique. En 1967, une firme japonaise du nom de Sony développe alors le Portapack DV-2400 qui inaugure le tout début de la vidéo amateur avec les toutes premières caméras accompagnées de magnétoscopes en guise de « sacoche » mais il faudra encore attendre une dizaine d’années tout de même pour que cela devienne le nouveau paradigme de la captation audiovisuelle amateur. Nam June Paik saisit l’occasion et dès 1965 acquiert une Portapack DV-2400, avec laquelle il filme sa première vidéo recensée à ce jour, Button Happening360. On y voit le vidéaste en

devenir, déboutonner et reboutonner sa veste à plusieurs reprises. Cet acte ordinaire est ici magnifié et devient un hommage à George Maciunas, pour qui répéter n’importe quel geste du quotidien plus de vingt fois permet de l’extraire du flux continu de la vie. Cette idée de répétition comme procédé d’extraction et de transfiguration évoluera pour moi en véritable enjeu plastique et vidéographique.

360. PAIK Nam June, Button happening, 2 min, 1965.

Le journal filmé évoluera pendant l’ère analogique, on peut citer l’œuvre Granny’s

Is361, tourné en Hi8 par David Larcher, le titre fait directement référence aux pouvoirs

de l’image en mouvement. Malgré le décès de sa grand-mère, le vidéaste reconstitue sa présence en rétablissant une mémoire par le pouvoir vidéographique. « Les images ont été tournées aux alentours de Noël 1982, 1983 et 1984, dans la chambre que ma grand- mère occupait depuis 1943. Après sa mort, j’ai repris son journal et ses albums de pho- tographies. J’ai reconstitué la chambre telle qu’elle apparaissait dans une petite aqua- relle qu’elle avait faite en 1945, et dont je me souvenais, enfant. J’ai tourné seul dans cette chambre, en faisant surgir ces images d’elle. Je me sentais comme un jardinier qui cultive ses souvenirs en les taillant ou en les greffant. Grâce à ce travail, Granny’s Is… »362

Cette œuvre réaffirme ce que l’article de presse du journal La Poste du 30 décembre 1885 concluait, à savoir : « la mort cessera d’être absolue ».

De 1991 à 1995, le vidéaste Joël Bartoloméo entreprend la constitution d’une vidéo de famille en utilisant un caméscope Sony Hi8. C’est à cette période que l’on distingue une véritable confusion aux frontières du cocon familial et de l’œuvre d’art vidéo. Avec ces scénettes en plan séquence de la vie quotidienne, l’artiste devient un véritable an- thropologue de sa propre vie familiale. Ses vidéos traduisent une représentation, un paradigme de l’intime tel qu’il est conçu dans les vidéos de famille. Cependant le ca- méscope est souvent posé, comme étant un objet de la pièce captant la scène qui s’y

361. LARCHER David, Granny’s Is, 78 min, 1990.

362. LARCHER David, texte consulté le 14 octobre 2019 sur https://vitheque.com/fr/oeuvres/grannys-is

Extrait de «Granny’s is» de David Larcher (1990)

Extrait de «D’où viennent les nuages» de Joël Bartolomeo (1994)

déroule, comme pour ne pas déranger. On peut constater l’exemple de ce caméscope posé dans D’où viennent les nuages ?363

« C’est assez bizarre parce que, c’est très subjectif, mais je voulais que ça conserve un côté objectif. La caméra est posée, j’avais enlevé tous les cadres chez moi, pour pas que l’on ne soit trop dans une situation sociale familiale, il fallait que ce soit très générique. En fait, j’ai fait ces films parce que je travaillais et je n’avais pas le temps d’aller voir les expositions ce qui m’énervait beaucoup. Du coup, je me suis dit que j’allais faire une exposition où les gens vont être devant des miroirs, ils vont pouvoir se voir eux-mêmes, ils vont voir leurs chez eux dans mes films. J’y voyais un côté provocateur, donc il ne fallait pas que ce soit trop personnel, (donc) j’ai ciblé plus les rituels, les jeux. La caméra n’a pas d’œil derrière, elle est comme une caméra de surveillance »364

On diffère de la vidéo de famille qui est bien souvent en interaction avec un ca- méscope subjectif porté à hauteur oculaire. On est loin de ce caméscope subjectif qui paraît objectif, posé comme un élément du décor comme pour ne pas déranger et ainsi capter un maximum de véracité dans l’action filmée. Mais comme il est précisé, ce qui fascine le vidéaste, c’est la partie ritualisée de l’acte de filmer :

« C’est surtout les rituels qui m’intéressent. Jean Rouch filme toutes sortes de rituels, il ressort sous une autre forme l’oppression colonialiste. Moi, c’est plutôt les rituels, ça a commencé par les jeux d’enfants puis petit à petit ça a dérivé sur la famille, sur les départs en vacances. Tu sais, c’est un départ en vacances, La tarte au citron. Ce qui fait qu’il y a beaucoup de tensions, c’est des choses que l’on rejoue en fait. Et il y a beaucoup de tension du fait que l’on doit s’occuper de beaucoup de choses en même temps et que des fois on se mélange les pinceaux. C›est-à-dire, on dit une chose et son contraire. […] C’est principalement dans les moments de tension car les micros étaient de mauvaise qualité, il fallait que les gens parlent fort et dans les moments de tension, les gens parlent fort. La caméra était souvent installée à deux mètres de la scène. Le cadrage était préconfiguré, prévu à l’avance, l’éclairage aussi. »365

363. BARTOLOMÉO Joël, D’où viennent les nuages, 1 min 37 s, 1994. On peut constater ce phénomène de « caméscope-posé » dans La tarte au citron (1993), Lily m’a dit (1997), Famille a. et Famille b. (1992), ou encore La fourmi (1994).

364. BARTOLOMÉO Joël, entrevue personnelle du 19 novembre 2019. 365. ibid.

Joël Bartoloméo insiste sur le fait que ce ne sont pas totalement des films de famille puisque l’intention n’était pas de figer des souvenirs pour sa famille mais d’effectuer un ultime film composé de trente-trois films en fragment du quotidien filmique de trois mi- nutes chacun. On constate que chaque plan était configuré à l’avance. Cependant, on peut soulever une chose, c’est que, le fait d’injecter une part d’intimité filmée dans une sphère artistique peut pérenniser plus longtemps les souvenirs qu’un film ou une vidéo de famille qui est souvent voué à finir ses jours dans un grenier, sur un dvd ou un disque dur.

Aux États-Unis, au sein de l’art vidéo, on peut distinguer de manière générale deux courants majeurs ; l’un, se jouant de l’image et du son par l’intermédiaire de multiples effets, avec comme chef de file Nam June Paik, et l’autre, plus sobre en matière d’atomi- sation de l’image, plus proche d’une pensée songeuse et onirique du signal avec comme grand représentant Bill Viola. Les deux ont plusieurs points communs, notamment le rapport à une philosophie mystique voire zen. En outre, les deux vidéastes vont être sou- cieux de développer une pratique à l’encontre du phénomène télévisuel, véritable fanum de la vidéo.

Bill Viola insiste sur l’idée de récolter doucement le temps, se positionnant ainsi à contre-courant d’une société postmoderne, voire hypermoderne, fondée sur le flux continu d’images agitées en vitesse par un multimédia omniprésent, le tout ponctué à coup de zapping. « Aux débuts de l’art vidéo, son fondateur Nam June Paik au sein du mouvement Fluxus entendait, lui, « attaquer la télévision ». Bill Viola dit au même mo- ment : « je substitue à la télévision ma propre télévision ». »366

Dans The Passing367 de Bill Viola, on constate ce rapport au temps, à l’onirisme, aux images mentales qui s’entrechoquent au-delà de l’abstraction. La bande sonore joue un rôle primordial, le rythme de la respiration accentue le phénomène lancinant du dormeur. Les images mentales qui s’interposent dans les phases du sommeil para- doxal vidéographique, mises au ralenti, rappellent très fortement les thèmes récurrents de la vidéo de famille ; comme l’enfant sortant de l’eau à la plage, un anniversaire, les

366. NEUTRES Jérôme, propos recueillis par Cédric Enjalbert, consultés le 10 août 2019 sur https://www. philomag.com/lactu/breves/bill-viola-la-metaphysique-sans-la-philosophie-9467

grands-parents qui nous regardent de leur palier, etc. Avec cette œuvre, on retrouve très distinctement les filiations entre nos images mentales et les films de famille. On pour- rait même penser que les films et les vidéos de famille sont des tentatives de traduction de nos images-mentales en lien avec nos images-souvenirs. Cette œuvre de Viola offre véritablement un témoignage audiovisuel de cette introspection effectuée dans les bras de Morphée. En mêlant le figuratif et l’abstrait, Viola englobe sous le voile d’un fond noir envoûtant, les plans d’une réalité tangible cadencée par les aboiements d’un chien et par la respiration du dormeur. Cette dernière s’enchevêtrant avec un panel de sons liés à ce que l’on peut interpréter comme des images mentales vidéographiques. L’aspect onirique passe ici par le signal vidéo qui appelle à une éternité, la cadence cinémato- graphique n’étant plus d’actualité. Comme le souligne Françoise Parfait, il y a une « dis- continuité de la mécanique cinématographique et [une] continuité du signal vidéo »368. Ce lissage du film familial argentique à une numérisation fluidifie son aspect et on peut considérer cette opération comme la première étape de transformation de l’image, donc la première étape de constitution du poème plastique audiovisuel.

368. PARFAIT Françoise, Vidéo : un art contemporain, Paris, éd. Regard, 2001, p. 69.