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Constitution d’un macro-récit poétique chronographique à partir du film

1. le Récit FilmiqUe, Un Point De vUe sémioloGiqUe

1.4 Constitution d’un macro-récit poétique chronographique à partir du film

Ce chapitre est primordial car il va me permette de délimiter ce qu’est un récit chro- nographique, mais avant tout il est important de reprendre ma démarche depuis le dé- but. On pourrait d’abord donner une définition du squelette sémiologique qui constitue le film de famille effectué en tourné-monté et étranger à nous : le film de famille est l’art de l’enchevêtrement chronologique de micro-récits sans volonté concaténatoire. Avec cette définition, on est dans la constitution même d’un film de famille. En conséquence, étant dénué de volonté de concaténation, le seul lien de causalité possible est celui de la chronologie quand celle-ci est respectée. Or la première étape de ma pratique vidéo- graphique consiste à décontextualiser et effectuer une perte chronologique des évène- ments qui se trouvent sur la bobine. Cette première étape est une déconstruction du film de famille initial. Une sorte de table rase chronologique afin d’opérer une reconstruction en toute liberté. Ces films sont parfois même mélangés entre eux et offrent ainsi une plus grande possibilité dans la reconstruction du récit, qu’il soit diégétique ou poétique. Dans mon cas, il s’agirait d’un récit poétique. Mais avant de nous attarder sur ce que pourrait être un macro-récit filmique poétique, il est important de définir quelle forme de poé- sie est enjeu. Car comme nous l’avons vu précédemment, le grand récit pourrait corres- pondre au film de fiction et le journal écrit au film de famille. À la manière des cut-up développés par l’écrivain William S. Burroughs, j’effectue une reconstruction poétique à partir de journaux écrits filmiques. Finalement à chaque œuvre filmique peut corres- pondre une œuvre scripturale.

De manière générale, mes poèmes plastiques audiovisuels sont avant tout construits dans le but de favoriser une lecture signifiante figurative. Je les appelle poèmes car ils sont composés d’un véritable jeu sur les signifiants et influent sur le langage cinémato- graphique. Selon Tzvetan Todorov :

« Il y a trois grandes familles de théories de la poésie dans la tradition occidentale : le premier courant développe une conception rhétorique qui considère la poésie comme un ornement du discours, un plaisir ajouté au langage ordinaire ; un deuxième courant démontre que la poésie inverse les propriétés rationnelles du langage en

communiquant ce qu’il ne saurait traduire, le troisième met l’accent sur le jeu du langage poétique qui attire l’attention sur lui-même, plus que sur le sens qu’il porte. »43

Ce qui m’intéresse, c’est la troisième catégorie, plus précisément celle qui met l’ac- cent sur ce jeu du langage poétique qui attire l’attention sur lui-même, plus que sur l’as- pect sémantique. Roman Jakobson démontre également que la fonction poétique44,

contrairement aux autres fonctions du langage, joue sur le signifiant et la matérialité du langage devient aussi le message. Dans ma pratique on est bien dans une tentative de traduction audiovisuelle de ces phénomènes. Je ressens l’art vidéographique comme une construction poétique, où le vers du poème est remplacé par un énoncé filmique constitué de micro-récits.

L’idée maintenant, c’est de comprendre comment s’effectue le montage de plusieurs micro-récits sans intention concaténatoire. Il existe de nombreux liens possibles entre les micro-récits que l’on peut agencer suivant plusieurs facteurs (rythmiques, en suc- cession rapide, avec des résurgences, des superpositions, etc.). Tout comme la structure signifiante d’un poème scriptural, le poème chronographique se doit d’être constitué d’une multitude de relations syntaxiques. Ces relations dans ma pratique ont pour effet d’accentuer l’aspect onirique inhérent à cette matière première qu’est le film de famille. Michael Riffaterre, dans ses recherches45, compare la prose et la poésie. Il distingue deux

axes de signification différents, l’un vertical, l’autre horizontal. Dans la prose, l’axe de la sémantique est vertical dans la mesure où « sur cet axe on cherche le sens des textes selon les référents des termes choisis, selon les métaphores et métonymies, ou en ten- tant de donner un sens cohérent aux passages obscurs »46. Cet axe vertical, aussi appelé

l’axe paradigmatique, est structuré par une continuité de signifiés tandis que l’axe syn- tagmatique (ou de la combinaison) est une suite de signifiants. « Dans la sémantique du

43. Texte consulté le 11 décembre 2018 sur http://artpoetique.fr/index.php?page=mvt_poetiques/arts_ poetiques.php

44. JAKOBSON Roman, Essais de linguistique générale, chapitre sur les fonctions de la communication,

Paris, éd. Minuit, 1963, p. 209

45. Publiées dans deux ouvrages, La production du texte, Paris, éd. Seuil, 1979 et Sémiotique de la poésie,

Paris, éd. Seuil, 1983.

46. PRUD’HOMME Johanne et GUILBERT Nelson, « Le langage poétique », dir. Louis Hébert, Signo,

Rimouski (Québec), 2006, consulté le 11 décembre 2019 http://www.signosemio.com/riffaterre/lan- gage-poetique.asp

poème, l’axe des significations est horizontal. »47 La poésie ne recherche pas une séman-

tique explicite, mais elle cherche plutôt à élaborer une sculpture signifiante charmeuse ancrée dans une symbolique. Mes tentatives vidéographiques sont clairement situées sur cet axe syntagmatique. Nous avons vu jusqu’ici en quoi on peut définir cette pratique vidéographique en tant que fondatrice de poèmes filmiques, désormais il serait intéres- sant d’envisager une recherche sur le macro-récit poétique.

Pour cela il est important de comprendre de quelle forme de poésie il s’agit. À notre époque, la poésie contemporaine se mue sous diverses formes, on ne distingue plus une pratique poétique hégémonique. C’est en cela qu’il est important de bien discerner quelle forme de poésie se rapproche du poème chronographique. On peut prétendre que la poésie descriptive de Francis Ponge est une ode au domaine du micro-récit. Seu- lement les proèmes (prose-poème) proposés par Ponge vont au-delà du simple fait ordi- naire puisqu’un lyrisme intervient dans le domaine sensible et se traduit dans l’écriture. Un autre pan de la poésie contemporaine est plus fragmentaire, héritier d’une forme succincte du haïku. Elle se rapproche aussi de la philosophie présocratique et de ses formules telles que Panta rhei48 d’Héraclite ou tout autre précepte des sept sages de

Grèce. Bien souvent cette poésie est écrite par les héritiers de René Char, tels que Mi- chel Camus, Roger Munier, ou bien mêlée à une écriture surréaliste comme chez Serge Pey. Seulement ces poésies « ne se renferment pas autoritairement sur elles-mêmes comme dans les anciennes maximes. Elles disent un minimum plutôt qu’un maximum. Elles sont paroles d’incertitudes, de tâtonnements, voire d’assouplissement et d’efface- ment. Elles affirment la valeur de la précarité même au sein d’une parole renforcée par ses courts-circuits, ses bribes, ses assertions, ses affirmations et ses questions répétées, comme autant de coups frappés à la porte de l’inconnu »49. Le manque est utilisé comme

une force poétique, comme si se battre contre une perte, contre de l’incertitude, renforce le caractère poétique de ces œuvres. Il est de toute évidence que cette perte, cette incer- titude est omniprésente dans mon travail.

47. RIFFATERRE Michael, La production du texte, Paris, éd. Seuil, 1979, p. 38.

48. Toutes les choses coulent, tout est fluctuation, cette maxime a pour objet l’incessant mouvement du monde.

49. MAULPOIX Jean-Michel, « La poésie française depuis 1950 », consulté le 13 novembre 2019 sur https://www.maulpoix.net/Diversite.html

Mais pour bien définir le modèle poétique en jeu dans ma pratique vidéographique, il est important de revenir au livre de Fredric Jameson sur le postmodernisme et à sa conception du déclin de l’affect et de la perte de repères chez l’individu postmoderne. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’une des théories de Jameson, concernant la logique culturelle du fragment, est fondée sur l’incapacité de l’individu postmoderne à unifier dans le présent, un passé et un futur, afin de former une iden- tité personnelle immuable. Jameson constate une pratique littéraire et poétique qui se forme autour de « la disjonction [et de l’] écriture schizophrène »50. Il cite en guise

d’exemple un poème de Bob Perelman, La Chine51.

Bob Perelman est proche de la poésie dite objectiviste, qui s’oppose au lyrisme. Cette poésie est souvent désignée comme une poésie de la présentation plus que de la repré- sentation, ce qui n’est pas sans rappeler le domaine musical. Bob Perelman appartient au groupe poétique The New Sentence52, qui selon Fredric Jameson à « adopter comme

esthétique fondamentale la fragmentation schizophrène »53. Cette construction poétique

contemporaine est primordiale pour ma pratique pour plusieurs raisons. Premièrement la discontinuité des phrases poétiques par rapport aux autres rappelle la construction à partir des micro-récits du poème plastique chronographique. Deuxièmement, l’objecti- vité qui se dégage du texte amène l’auteur, comme dans la poésie moderne, à ne plus être le sujet principal pour favoriser un sujet fictif. En l’occurrence, ma démarche plastique di- verge des tentatives filmiques de Jonas Mekas ou de Stan Brakhage dans la mesure où le lyrisme engendré par les mouvements sensibles de la caméra d’un cinéaste-auteur ne fi- gure pas directement dans une pratique plastique de found footage. Dans cette dernière, l’auteur se situe à un second niveau, et s’apparente plus aux domaines du montage, de l’agencement et du remontage. Troisièmement, le rapport à l’absence, à la perte, que cette poésie présente. Dans la construction même du poème de Bob Perelman :

50. JAMESON Fredric, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, éd. Beaux- arts de Paris, 2011, p. 73.

51. PERELMAN Bob, « La Chine », 1981, traduit par Claude Richard dans 21+1 poètes américains d’au-

jourd’hui, Berkeley, éd. Delta, 1986.

52. Ce nom provient du manifeste de Ron Silliman publié en 1977. 53. JAMESON Fredric, op. cit., p. 73.

« L’auteur a raconté comment, alors qu’il se promenait dans Chinatown, il tomba sur un livre de photographies dont les légendes idéogrammatiques restèrent pour lui lettre morte (ou peut-être pourrait-on dire, un signifiant matériel). Les phrases du poème sont en fait les légendes que Perelman a données à ces images, leurs référents étant une autre image, un autre texte absent ; et ce n’est plus dans la langue du poème qu’il faut chercher son unité mais à l’extérieur, dans l’unité bornée d’un autre livre, un livre absent. »54

Il y a un parallèle fort avec le poème plastique chronographique formé de films pre- miers absents, où l’unification impossible engendre des absences, des vides que l’on cherche à combler systématiquement par l’esprit herméneutique. Dans les deux cas, il y a une relation aux symboles très forte, n’oublions pas que le « symbole est un élément perceptible qui renvoie à quelque chose qui ne l’est pas : quelque chose d’absent »55.

Cette forme de poésie du fragment qui se joue donc dans la symbolique se retrouve dans de nombreuses autres tentatives contemporaines, notamment dans les poèmes de Charles Pennequin ou Christophe Tarkos. Mais revenons au manifeste de la poésie objectiviste américain publié sous le nom de The New Sentence. Ron Silliman, auteur de

l’ouvrage, défend une poésie où le paragraphe, et non pas la strophe, organiserait les phrases en une unité quantitative et parataxique. Une unité qui ne serait pas formée par la logique et l’argumentaire. La cohérence n’est pas le paradigme de cette pratique poé- tique. Chaque phrase ne peut prendre sens que par ce qui l’entoure, c’est-à-dire d’autres phrases. Bob Perelman définit la poésie de The New Sentence ainsi :

54. ibid, p. 73.

« A new sentence is more or less ordinary itself but gains its effect by being placed next to another sentence to which it has tangential relevance. New sentences are not subordinated to a larger narrative frame nor are they thrown together at random. Parataxis is crucial : the internal, autonomous meaning of a new sentence is heightened, questioned and changed by the degree of separation or connection that the reader perceives with regard to the surrounding sentences.»56

Dans ma pratique vidéographique d’agencement de micro-récits, on peut déceler les mêmes phénomènes. En reprenant cette définition, on peut constater qu’effective- ment, chaque plan d’un poème plastique chronographique est plus ou moins ordinaire mais se charge d’effets en étant agencé par un montage et par la relation que chaque micro-récit entretient avec ce qui l’entoure. Le tout n’est pas subordonné à une trame narrative et n’est pas agencé au hasard. Le poème chronographique est autonome et, qu’il soit de séparation et de connexion, il existe un réel degré relationnel entre les plans effectué par l’aspect symbolique d’un côté et par l’interprétation du regardeur de l’autre. Il reste toutefois à comprendre ce que Perelman entend par parataxie. La parataxe dans

The New Sentence est utilisée afin de brouiller les rapports syntaxiques. C’est une figure

stylistique employée par cette forme de poésie qui s’oppose à l’hypotaxe qui se soucie de l’enchaînement concaténatoire des phrases. Il est évident que la parataxe est omni- présente dans ma pratique car les liaisons et le montage entre les micro-récits ne servent pas à expliciter une action étendue. De plus, la décontextualisation et la déconstruction chronologique du récit familial mémoriel initial ajoutent un effet parataxique. C’est en cela qu’il est possible de prétendre que le poème chronographique est bel et bien un macro-récit poétique. Et ma pratique de manière générale est un macro-récit poétique qui se transmet numériquement par l’audio et le visuel, c’est ce que je nomme de ma- nière concise et très élargie : un récit chronographique.

56. PERELMAN Bob, Parataxis and narrative : the new sentence in theory and practice, American Lite- rature, vol. 65, no 2, Durham, éd. Duke university press, 1993, p. 313. « Une nouvelle phrase est en elle-même plus ou moins ordinaire mais gagne son effet en étant placée à côté d›une autre phrase pour laquelle elle a une pertinence tangentielle. Les nouvelles phrases ne sont pas soumises à un cadre narratif plus large et ne sont pas regroupées au hasard. La parataxie est cruciale: la significa- tion interne et autonome d›une nouvelle phrase est renforcée, remise en question et modifiée par le degré de séparation ou de connexion que le lecteur perçoit par rapport aux phrases environnantes. »