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Plan fixe, surimpression, flicker et boucle

3. inFlUences

3.8 Filiation entre musique répétitive et cinéma structurel

3.8.3 Plan fixe, surimpression, flicker et boucle

Comme expliqué dans le point précédent, le film structurel accentue et travaille sur la forme plus que sur le contenu. Pour y parvenir, les cinéastes utilisent plusieurs mé- thodes bien distinctes.

« Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image

294. WARHOL Andy, Sleep, 321 min, 1963.

295. WARHOL Andy, Empire, 485 min, 1964.

296. SITNEY P. Adams, op. cit., p. 332.

fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran. »297.

Les quatre caractéristiques citées par P Adam Sitney correspondent aux quatre méthodes potentiellement employées par le cinéma structurel. Il serait bon d’en pré- ciser certaines. L’effet de clignotement a pour objectif de privilégier l’intervalle plutôt que le photogramme comme dans l’œuvre Flicker de Tony Conrad citée antérieurement. Gilles Deleuze parle ainsi de « vibration de la matière »298. Le tirage en boucle provoque

des phénomènes de décalage, de répétition, de surimpression, d’écho. Et le refilmage d’écran, c’est ce qui permet de remplacer l’espace de la perception par un espace sans profondeur, granuleux. Cet espace granulaire est obtenu à la suite de surimpressions de refilmage ou par un réenregistrement des images sur un écran. Chaque procédé sera détaillé au fur et à mesure.

Dans le travail de Michael Snow, on retrouve une notion hypnotique, voire d’immer- sion du spectateur dans l’écran, notamment dans Wavelength299, film qui nous montre un

zoom de quarante cinq minutes. L’artiste nous dit :

297. ibid, p. 329.

298. DELEUZE Gilles, Cours no 8, sur l’image-mouvement, du 26 janvier 1982. 299. SNOW Michael, Wavelength, 45 min, 1967.

« Je pensais essayer de faire une énonciation de pur espace et temps filmique, un équilibre d’ « illusions » et de « faits », le tout centré sur la vision. L’espace commence à l’œil de la caméra (du spectateur), est « construit sur le vide », puis sur l’écran et dans l’écran (esprit) […], le son est synchrone, musiques et dialogues et s’unit à un son électronique, une onde sinusoïdale qui, en quarante minutes, passe de sa note la plus basse (50 Hertz par seconde) à celle la plus haute (12 000 Hertz par seconde). C’est un glissando complet, alors que le film est un crescendo et un spectre désagrégé qui tente de se servir des dons de prophétie et de mémoire que seuls le cinéma et la musique peuvent nous offrir. »300

Michael Snow souligne ici le pouvoir de ces arts du temps. On a le sentiment d’avoir en face de nous un stagnum301, quelque chose qui bouge sans se déplacer. Dans Wavelen-

gth, on peut constater parfois des actions, des personnes qui viennent dans le cadre, etc.

Seulement ce sont toujours des actions qui n’ont pas de but, des actions sans intérêt. C’est seulement à la fin du zoom que l’on constate un semblant de scénario, une logique que l’on ne découvre que si l’on a l’endurance de voir le film dans son intégralité. Cette fa- çon d’utiliser le cinéma me rappelle les tentatives musicales et l’endurance de La Monte Young pour atteindre la transe.

300. Film culture, no 46 (automne 67), p. 1, repris dans SNOW Michael, The Collected Writing of Michael

Snow, Waterloo, éd. Wildried Laurier University Press, 1994.

301. AVRON Dominique, Le scintillant, éd. Presses universitaires de Strasbourg, 1994, p. 88.

Il existe une autre méthode permettant de jouer sur la temporalité du film, cette fois, par la répétition et le rythme de celui-ci, je prends pour illustrer ce propos l’exemple du film Passage à l’acte302 de Martin Arnold qui déconstruit ce scénario journalier en déman-

telant son prolongement logique, ainsi il désoriente le temps et le rend saccadé, par une multitude de répétitions très brèves comme des séries de sursauts. Un autre cinéaste qui se trouve être d’un très grand intérêt, en ce qui concerne ma pratique, par l’emploi de la répétition et de la boucle, est George Landow notamment dans son film Film in Which

There Appear Edge Lettering, Sprocket Holes, Dirt Particles, etc.303 (Film où apparaissent

des perforations, une bordure de lettres, des particules de poussière, etc.) Ce film pro- cède du found footage car l’image provient d’un test de film commercial sur lequel on ne voit rien d’autre à l’origine qu’une femme regardant la caméra, dont le seul mouvement est un clignement d’œil seulement sur la moitié de l’image, l’autre moitié étant occupée par une rangée de perforations avec des lettres. Au tirage du film Film in Which There

Appear Edge Lettering, Sprocket Holes, Dirt Particles, etc., George Landow demanda au

laboratoire de ne pas nettoyer une saleté qui se trouvait être sur le film et de faire une collure propre qui cacherait les répétitions en boucle. Le résultat du film se forme en un objet trouvé ramené à une structure simple mise en boucle. Le visage de la femme est fixe hormis le clignement de l’œil, les perforations flottent doucement avec les lettres qui offrent une rythmique tout autour. Plus loin dans le film, la saleté commence à s’incrus- ter, le film se termine ainsi, dégradé par l’usure.

302. ARNOLD Martin, Passage à l’acte, 12 min, 1993.

303. LANDOW George, Film in Which There Appear Edge Lettering, Sprocket Holes, Dirt Particles, etc.,

6 min 08 s, 1965.

Extrait du film «Film in Whitch there appear Edge Lettering Sprocket Holes, Dirt Particles, etc» de George Landow (1967)

Je cite également Bardo Follies304 qui, selon P. Adams Sitney, se réfère au Livre des

morts tibétain305. Ce film débute par la vision en boucle d’une armada qui se trouve à l’ar-

rière-plan d’une femme qui nage inlassablement vers le spectateur à chaque retour de boucle. Quelque temps plus tard, cette même boucle est subdivisée en plusieurs cercles sur fond obscur. Les photogrammes se trouvant au milieu des cercles se mettent à se consumer, engendrant un amas détérioré, grelottant, de couleur jaune. Irrémédiable- ment, c’est l’écran intégral qui se décompose délicatement dans un flou granuleux. La totalité de l’écran palpite et frissonne de celluloïd en feu, mais la résistance dégressive de la boucle habituelle est gardée toute la durée de ce film, où la pellicule paraît trépasser. Le cinéaste passe ainsi du figuratif au figural.

« Après un long moment, l’écran se sépare en bulles créées par la lampe du projecteur qui brûle l’émulsion de différentes couleurs selon le côté de l’écran. Des variations de mise au point font perdre aux bulles leurs formes et les dissolvent les unes dans les autres. Enfin, une quarantaine de minutes après la première boucle, l’écran passe au blanc. »306

P. Adams Sitney illustre les différents intérêts et tentatives de George Landow au fur et à mesure de ses films. Je le cite :

« Les films structurels de Landow sont tous fondés sur des situations simples : la différence entre énonciation et regard (Fleming Faloon), l’intérêt visuel intrinsèque d’une image de film (Film in Which[…]), l’intervention sur la lumière pure prisonnière d’une image ridicule (Bardo Follies) et l’écho d’une illusion (The Film That Rises to the Surface of Clarified Butter). »307

Autre méthode que je reprends très couramment dans mes vidéos, visible notam- ment dans le travail de Peter Tscherkassky particulièrement dans Outer Space308. Film

réalisé en found footage à partir de fragments, de séquences, de films d’horreur. Par

304. LANDOW George, Bardo Follies, 20 min, 1967.

305. PADMASAMBHAVA, Le livre des morts tibétain, Paris, éd. J’ai lu, coll. « Aventure secrète », 2015. 306. SITNEY P. Adams, Le cinéma visionnaire – L’avant-garde américaine, 1943-2000, Paris, 2002, éd. Paris

expérimental, coll. « Classique de l’avant-garde », pp. 344-345. 307. ibid, p. 345.

la surimpression des images, Peter Tscherkassky nous emmène dans un univers où le temps est lacéré, cette sensation est provoquée par la réinjection en continu des photo- grammes les uns sur les autres, en superposant des fragments découpés et prélevés de films d’épouvantes. Il procédera de même pour le film Instructions for a Light and Sound

Machine.309 C’est une méthode que je trouve particulièrement intéressante, tant par l’im-

pression qu’elle donne à l’image qui se retrouve confuse et troublée, que par celle don- née au temps qui se trouve alors indéterminé.

J’emploie souvent ces mêmes méthodes structurelles mais avec cette différence : ayant un profond respect pour les bobines, qui ne sont généralement pas les miennes, la dégradation directement sur la pellicule, qui se trouve être la matière première du film de famille, m’est impossible. Ces procédés sont donc utilisés et mis en œuvre par le moyen du montage numérique. Comme nous l’avons vu antérieurement, je procède par un re-filmage, méthode qui fut également employée par les cinéastes structurels tels qu’Ernie Gehr et son film Eureka310, re-filmage d’un vieux film qui nous donne à voir la

rue Market Street, à San Francisco au début du XXe siècle. À l’origine, le film est consti- tué d’un seul plan mis en boucle où la prise de vues se situe sur un tramway. On peut

309. TSCHERKASSKY Peter, Instructions for a Light and Sound Machine, 16 min 20 s, 2005.

310. GEHR Ernie, Eureka, 30 min, 1974.

clore ce chapitre avec un exemple puisé dans le genre cinématographique de fiction, plus précisément de la nouvelle Hollywood. En 1971, le film Macadam à deux voies311 de

Monte Hellman a de quoi dérouter les spectateurs, car le film se termine sur un évène- ment structurel qui provoque une sortie soudaine de la diégèse initiale.