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2. DéveloPPement D’Une PRatiqUe PlastiqUe

2.8 Penser un dispositif

Comment peut-on encore être affecté émotionnellement dans un monde dans le- quel l’imagerie et la vidéographie sont omniprésentes et inhérentes à nos vies ? Quels moyens sont nécessaires, quels dispositifs sont mis en œuvre au sein de l’art contem- porain pour guider la gestuelle, et par extension, la pensée d’un individu ? Autrement dit, comment le dispositif interroge le public ? Comment ces images décontextualisées et ainsi, on peut admettre, mises en valeur, peuvent transcender l’esprit ? Il s’agit là de répondre à ces questions par le développement d’un mode exploratoire.

Autrement dit, établir un dispositif, un mode de réflexion afin d’« éclairer les mo- des d’implication du spectateur et l’agencement de son regard »174. Diverses tentatives

eurent lieu, quant à l’agencement de mes vidéographies en confrontation avec un public. Cela a pu s’effectuer par la projection, ce qui semble assez logique, puisque reprendre l’idée de la projection, c’est effectuer un clin d’œil face au rituel familial. Puis par la dif- fusion sur moniteur dans des espaces consacrés à l’art. Je pus constater de nombreux enjeux, notamment à la suite de trois expositions, deux en Roumanie (à l’Universitatea George Enescu sous la direction de Matei Bejenaru le 7 mai 2015 puis à l’Institut français sous la direction d’Alain Ramette le 28 mai 2015) et à Saint-Malo, à la tour Bidouane dans le cadre du forum des arts en mai 2017. Ces expositions m’ont permis d’expérimenter, de penser des mises en place afin d’appréhender au mieux cette confrontation avec un public. L’une de mes premières tentatives fut d’abord de projeter une vidéo proche du sol, ce qui oblige le spectateur à s’accroupir pour mieux visualiser la scène qui se déroule. Cette posture favorise la promiscuité, une intimité avec le film tandis que tous les autres regards se dirigent au gré des œuvres à hauteur humaine.

174. BLÜMLINGER Christa, Cinéma de seconde main – Esthétique du remploi dans l’art du film et des nou- veaux médias, Paris, éd. Klincksieck, coll. « Esthétique », 2013, p. 14.

Exposition «Tunelurii Directii» Sous la dir. de Matei Bejenaru, Univ. George Enescu Roumanie (2015) Exposition à l’institut Français de Iasi, sous la dir. d’Alain Ramette (2015)

Le samedi 13 janvier 2018, une projection de certaines de mes tentatives vidéogra- phiques eut lieu dans une salle du cinéma d’Hauteville-sur-Mer. Le contexte est tout autre cette fois, c’est un lieu consacré au cinéma de fiction. Où « le film impose au spec- tateur la succession imprévue de ses perspectives »175 dans un cadre figé : la salle de ci-

néma. Il serait d’ailleurs intéressant, à la manière des tentatives menées par Guy Debord et par son concept de psychogéographie176, de mesurer les effets qu’un tel lieu suggère

inconsciemment à l’individu. Les enjeux qu’insuffle une salle de cinéma ne sont pas les mêmes et je me rends compte de la déception de certaines personnes, à la sortie, due au manque d’intrigue. Je reviendrai sur ce point dans le chapitre deux.

Mais maintenant, il ne s’agit plus seulement de montrer ma pratique vidéographique, mais de lui donner un cadre plus large, un contexte nourri de ma collecte d’objets prove- nant du cinéma amateur. Repenser le dispositif était donc nécessaire. À la suite d’une ré- colte de divers objets, caméras, projecteurs, pellicules, cassettes, et bien d’autres, l’idée m’est venue de constituer une exposition itinérante, une installation qui parcourt toute l’histoire du cinéma amateur. Je me suis inspiré du travail de l’artiste Wesley Meuris, ainsi que de ses questionnements sur l’exposition, et plus particulièrement son installa- tion, Congo Collection177. En 2010, la ville de Knokke lance un appel à projet d’envergure

pour le 50e anniversaire de l’indépendance du Congo. La ville sollicite l’artiste Wesley Meuris, pensant qu’il était designer ; ce dernier après un refus décida tout de même de jouer le jeu. Cet artiste qui réfléchit sur cette question du medium d’exposition depuis de nombreuses années, étant par conséquent habitué au travail de l’installation muséale,

175. GUILLAIN André, « Henri Wallon et la filmologie », dans 1895 (Mille huit cent quatre-vingt-quinze),

2012/1, no 66, mis en ligne le 1 mars 2015, consulté le 7 octobre 2019 sur http://journals.openedition.

org/1895/4459

176. Voici la définition de ce concept de psychogéographie établie par Guy Debord : « La psychogéogra- phie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciem- ment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. L’adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s’appliquer aux données établies par ce genre d’investigation, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et même plus généralement à toute situation ou toute conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte. » DEBORD Guy, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », dans Les

lêvres nues, no 6, Bruxelles, 1955. Consulté le 31 janvier 2020 sur https://www.larevuedesressources.

org/introduction-a-une-critique-de-la-geographie-urbaine,033.html

177. MEURIS Wesley, C.C.C.A.I., Gallery Annie Gentils, Antwerp (BE) Research Building, Congo Collection, CC Knokke-Heist (BE) du 31 octobre 2010 au 16 janvier 2011.

érige donc un plan. Ce plan de l’exposition prend forme sous la construction de struc- tures permettant d’accueillir les collections privées d’objets provenant du Congo. C’est la première fois d’ailleurs que l’artiste présente des objets dans son œuvre. L’évènement est donc en relation avec l’histoire, le devoir de mémoire par un dispositif faisant figure d’œuvre contemporaine. La ville de Knokke ainsi a organisé non seulement un évène- ment patrimonial et historique mais de surcroît, artistique et plastique.

Certains venaient visiter l’exposition d’histoire tandis que d’autres exploraient l’œuvre du plasticien. C’est ainsi que plusieurs niveaux de lecture se forment et s’entre- croisent dans l’œuvre de Meuris, à savoir le paradigme de la collection d’art du Congo, un espace muséal d’ethnographie et une installation d’art contemporain. Tout ceci peut s’entrecroiser. Et c’est justement sur ce point que je voudrais axer mon dispositif. À la suite d’une élaboration de plusieurs panneaux explicatifs de l’histoire du cinéma ama- teur et de divers objets, comme la fameuse et très représentative caméra Pathé Baby, j’optais pour intégrer et ainsi proposer cette exposition avec une partie concernant ma pratique vidéographique contemporaine. De ce fait, j’alliais insidieusement l’exposition et le paradigme de l’art contemporain avec celui de l’exposition d’histoire patrimoniale notamment avec la construction d’un faux film de famille en VHS diffusé en boucle dans la salle d’exposition et la diffusion de mes poèmes plastiques audiovisuels.

Photographie de l’exposition «Un siècle de cinéma amateur : récit d’une épopée audiovisuelle» (2019)

Photographie de l’exposition «Un siècle de cinéma amateur : récit d’une épopée audiovisuelle» (2019)

Photographie de l’exposition «Un siècle de cinéma amateur : récit d’une épopée audiovisuelle» (2019)

Photographie de l’exposition «Un siècle de cinéma amateur : récit d’une épopée audiovisuelle» (2019)

Avec cette exposition sur le cinéma amateur, un désir similaire à ce que fut cette pra- tique du cinéma familial m’anime : à savoir la préservation d’une mémoire, d’une époque et d’un phénomène révolu. L’installation semble être proche du travail de Christian Bol- tanski sur cette notion de réitérer une mémoire par une installation d’« objets-souve- nirs ». La re-contextualisation artistique de films et de vidéos de famille, au sein de divers outils mémoriels manifeste un désir proche de conserver l’histoire d’une pratique qui, elle-même, avait pour volonté de lutter contre l’oubli. « [Boltanski] affirme ne devoir son salut qu’à l’art qui lui a permis de mettre en forme le problème central de son existence : l’acceptation de la disparition du passé. »178 Il faut savoir que toute ma vie est sur bande

magnétique et cela a marqué mon enfance. Une image de mon enfance rythmée au grain de la période analogique179. Au même titre que les installations de Boltanski, je me re-

trouve à exalter toutes ses caméras, telles des grigris, avec une foi intérieure qui prend la forme d’un pèlerinage sur les routes, d’un lien tissé entre deux temps menacés par l’oubli. De la même manière que l’œuvre de Christian Boltanski, la collecte m’est d’une immense importance :

« Dans la mesure où l’accumulation d’archives maintient des vies passées à la surface du présent, au point de l’encombrer ; il l’est aussi en droit, au sens où l’obsession

178. PÉRIOT-BLED Gaëlle, « Christian Boltanski. Petite mémoire de l’oubli », dans Images re-vues, dé- cembre 2014, p. 2, consulté le 1 mai 2019 sur http://journals.openedition.org/imagesrevues/3820 179. Puisque mes parents ont filmé ma sœur à partir de 1981 et m’ont filmé en VHS de 1989 à 2002. Petit

je me souviens encore des coffrets rouges bordeaux regroupant cinq par cinq les cassettes VHS, clas- sées comme des vestiges de la vie familiale.

de la collecte de traces s’oriente chez cet artiste vers une incontestable valorisation de la conservation »180.

L’érosion du temps est une question qui anime l’entreprise d’une collecte qui fige pendant un temps le mouvement incessant de l’existence depuis son origine. Cette ins- tallation est stimulée par une nécessité, celle de mener un combat contre des lacunes, que le temps parsème sur le terrain d’une vanité picturale. La posture de collectionneur offre aux objets une dimension de sémiophores, un très haut niveau de signification puisqu’ils se retrouvent détachés de leurs valeurs d’usage et marchande.