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2. De notRe caPacité à constRUiRe Un Récit

2.4 L’ennui

Si l’on manque d’intérêt, par un néant réceptif, pour un film, une vidéo, un support cinématographique quel qu’il soit, un phénomène survient généralement : l’ennui. C’est en cela qu’il est primordial de s’attarder sur cette notion. Qu’est-ce que l’ennui ? À quel moment intervient-il, est-il nécessairement lié au manque de narration, d’action ? Avant de tenter de formuler des réponses convenables à ces questions, il serait bon de penser la source même de l’ennui. Il se situe dans une attitude, dans une façon d’être au monde qui passe par le temps. Il apparaît lorsque les trois formes de réceptivité potentielle en- vers une œuvre cinématographique échouent. À savoir, les réceptivités sémantique, co- gnitive et sensible. Selon le philosophe Vladimir Jankélévitch, l’ennui est une forme de prise de conscience du temps, qui dévoile une impression de déchéance métaphysique. En cela, Jankélévitch se situe en opposition avec la pensée bergsonienne, qui voit dans la durée une conception mouvante et créatrice. Henri Bergson théorise la durée comme une idée plutôt harmonieuse, qui, par une série d’évènements, appelle à une création permanente du temps et lorsqu’un sujet prend conscience du temps qui passe, il le spa- tialise et se concentre sur les formes qu’il perçoit, peut-être est-ce là la description d’un symptôme de la sensation de vide que l’ennui peut nous faire ressentir ? Mais revenons à la pensée jankélévitchienne où l’ennui nous ramène à notre présent, au sein d’un in- tervalle qui renie tout lien de causalité, et c’est en cela qu’il est primordial, il est une conscience du vide, l’espace d’un instant. L’ennui est bien souvent vécu comme quelque chose de négatif ; selon les existentialistes, il serait même lié à l’angoisse, dans la mesure où, évidemment, lui aussi s’appréhende dans un intervalle, indépendant de la ligne de causalité, dans une prise de conscience du présent. Mais il peut également être vécu comme quelque chose de positif : « Comprenne qui pourra ! La conscience adore et mau- dit ensemble la langueur délicieuse qui l’envahit, et bien qu’elle déteste en un sens cette bouderie de la durée, elle ne veut pas être secourue »71. En effet, tout être qui se sent

nonchalant vit l’inoccupation d’un instant par la flânerie, mais ce mot sous-entend une nouvelle perception de l’instant :

« La fainéantise ne serait-elle pas le degré zéro de l’inoccupation, l’évacuation de tous les contenus du temps ? […] une existence inoccupée ou désœuvrée n’est pas

nécessairement une conscience ennuyée […] la conscience ignore l’ennui tant qu’elle demeure innocente. »72

Selon Jankélévitch toujours, l’homme est ambigu face à l’ennui : « L’homme est contradictoirement attiré par la spécieuse plénitude de l’être et repoussé par le néant de cet être, par le vide de cette plénitude : nous appelions tentation ce déchirement. »73

Cependant l’ennui a un remède : « il s’agit de passionner le temps ».74 Et c’est avec cette

promesse qu’il nous faut désormais nous attarder sur la pensée orientée vers un objet ou autrui. Or le cinéma est un art du temps qui se veut canalisant, ou au moins, diver- tissant75, et on ne peut prétendre pour l’instant que l’ennui serait lié directement au

manque d’action, cependant, il favorise celui-ci. L’ennui est un retour à cette angoisse du monde que la fonction fabulatrice tente de vaincre. L’ennui est un rapport au temps très particulier, il est une prise de conscience du néant métaphysique. Il provient de la non-adhésion face à quelque chose, ou d’un refus d’activer la fonction fabulatrice76.

2.4.1

Note sur ma pratique et approche empirique (ennuyeuse)

72. ibid, p. 197.

73. ibid, p. 187.

74. ibid, p. 234.

75. Même si la notion de divertissement est ambigüe et reste à utiliser avec beaucoup de précaution, car à l’inverse de la réflexion, le cinéma qui se prétend divertissant n’aspire à rien d’autre qu’à des liens de causalité évidents et à une réceptivité sensible forte.

76. Ce refus peut bien entendu se constater devant un film de fiction.

Extrait du poème plastique chronographique «Le Rôti» (2015)- Code QR en annexe

Le samedi 13 janvier 2018, lors de la projection de mon poème plastique chronogra- phique Le Rôti au cinéma de Hauteville-sur-mer, plusieurs personnes ont exprimé leur ressenti. La plupart de celles-ci ont avoué avoir attendu qu’il se passe quelque chose, elles étaient déçues. C’est certainement dans l’attente de quelque chose que l’ennui s’ac- centue, par la promesse d’une action possible qui soutient la frustration et la prise de conscience d’un présent stagnant. Le mouvement lancinant du poulet allait amener vers une action radicale, c’est une idée qui va de soi, d’autant plus que la musique qui accom- pagne la chorégraphie pathétique du poulet appelle à l’épique et elle a une forte signi- fication héroïque sur une image que l’on pourrait qualifier d’insignifiante. Pire encore, l’image se dégrade vers une abstraction, vers une perte de repères figuratifs. Le contexte est également important, le cinéma est un lieu clos particulier, une gêne peut être perçue si quelqu’un se lève pendant une projection. L’ennui alors s’accentue face à l’inaction des images projetées. Cependant si l’on conditionne l’état d’esprit des personnes ayant pour désir de voir une vidéo expérimentale avant la séance, le rapport à l’ennui en serait modifié. Car la fatalité d’une non-action serait avouée dès le début. L’ennui provient de l’attention portée sur le néant, il est une focalisation sur le vide. Or si cette définition jankélévitchienne est confirmée, comment se fait-il que l’ennui intervienne face à une œuvre cinématographique sans action ?77 La focalisation des spectateurs est alors sur

l’objet, comment se fait-il que l’ennui s’installe ? Certes les formes de réceptivité causale et cognitive sont amoindries mais qu’en est-il de la réceptivité sensorielle générée par les stimuli audiovisuels ? Serait-elle insuffisante pour une focalisation assez importante pour canaliser cette pensée du néant qu’est l’ennui.

77. Précisons tout de même que l’ennui peut tout aussi bien intervenir lors de la projection d’un film rempli d’actions ou bien lors de la rediffusion d’un film qui potentiellement selon le jugement de cer- tain a « mal vieilli ». L’idée ici n’est pas de prétendre que l’ennui est intimement lié au degré d’action d’une œuvre filmique.