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3. inFlUences

3.6 Son et cinéma de fiction

J’aimerais m’attarder de nouveau sur ce cinéaste canonisé par le cinéma, comme le précise Michel Chion, que fut Jacques Tati. Ce dernier conçoit le son comme un son assemblé, en altérant le langage de ses protagonistes, et c’est un phénomène auquel je suis très attaché, en juxtaposant les musiques au sein de l’espace de l’unicité diégétique. Ce sont des masses déplacées de manière sonore. Dans le film Les vacances de mon-

sieur Hulot257, une jeune fille accède à sa chambre et le spectateur entend les enfants

qui s’égayent sur le sable. Alors que la fenêtre est fermée, lorsqu’elle l’ouvre, le son est à peine plus fort. Seul l’usage d’un son de la mer donnera l’illusion d’entendre mieux l’extérieur. Jacques Tati crée un véritable orchestre de sons des vacances d’été comme s’il regroupait tout le champ lexical sonore d’un mot. Cette capacité à suggérer des évè- nements par le son est primordiale dans ma pratique.

Parfois Jacques Tati use de la prise de conscience de la musique en l’intégrant dans la narration, comme dans la scène du bal, ou dans Jour de fête258 avec le piano méca-

nique. J’aimerais par ailleurs souligner un souvenir qui me fut rapporté par la réceptrice du musée de La Maison de Jour de Fête à Saint-Sévère-sur-Indre. Cela se déroula lors de l’avant-première dans la ville où les habitants ayant assumé des rôles de figuration pour le film de Tati se sont retrouvés réunis autour du projecteur. Lors de la projection, Jacques Tati fut gentiment agacé par les commentaires incessants des habitants de la ville, qui par plaisir de reconnaissance, se plaisaient à commenter les anecdotes de cha- cun plutôt que de suivre la diégèse. On constate un phénomène intéressant car la réac- tion du public n’est pas celle que l’on attend. Le public en réagissant comme s’il se trou- vait devant un film de famille, a plus ou moins ignoré le scénario que Tati avait élaboré.

Jacques Tati joue également de la présence sonore des discours dans ses films. Il se moque de leur façon de s’intégrer dans la vie des gens et dénonce ainsi leur attitude so- nore. « Le haut-parleur de la gare, au début des vacances, lançant des ordres incompré- hensibles à une foule qui ne sait quel quai choisir. La radio crache les cours de la bourse

257. TATI Jacques, Les vacances de monsieur Hulot, 95 min, 1953. 258. TATI Jacques, Jour de fête, 75 min, 1949.

aux vacanciers qui finissent de déjeuner. »259 Par la suite, durant cette scène, la radio

lance un « mesdames, messieurs, bonsoir », Hulot, en retirant son chapeau, répond à ce message radiophonique.

Le film Mon oncle260 de Jacques Tati est pensé selon la confrontation de deux univers

qui se mélangent mais aussi se différencient, par l’univers sonore. Le seuil sonore de la vieille ville n’est pas le seuil sonore de la ville moderne. La comparaison de ces deux espace-temps différents nous fait prendre conscience de leurs particularités. Jacques Tati crée des scènes qui, avec le son, provoquent des espaces de suggestion mentale. Au cours du film, on se rend compte que c’est par le son qu’il offrira aux spectateurs le dé- ploiement d’images mentales intérieures. Il nous prouve par ses films qu’il n’est pas utile d’avoir un flux continu de musique et de bruit synchrone pour qu’un film soit cohérent.

« [Jacques Tati] comprenait intuitivement la nécessité de l’évacuation de l’excès amené par la prise de son direct, autant que la nécessité du choix et de la désignation. Il a organisé les conditions de la reconstruction, bien que ce ne soit pas un homme dont

259. DESHAYS Daniel, Entendre le cinéma, Paris, éd. Klincksieck, 2010, pp. 56-57.

260. TATI Jacques, Mon oncle, 110 min, 1958.

la pensée se formulait théoriquement. Il [a construit son raisonnement] par et dans sa pratique. Il a su faire voir différemment par le son. »261

Le second emploi du son chez Jacques Tati est dû à la prise de conscience de la fa- culté sonore à nous diriger le regard inconsciemment et instinctivement. Autre exemple dans son emploi du son, Jacques Tati nous fait prendre conscience de la tromperie au- diovisuelle, dans la scène de la mésaventure de la voiture de M. Arpel. Le conducteur recule, un enfant vient taper deux bidons l’un contre l’autre à l’arrière de la voiture, ce qui provoque un énorme vacarme qui fait croire au conducteur à un accident. Dans cette sé- quence, Jacques Tati fait entrer dans la diégèse de son film l’illusion du son et de l’image, il dévoile le mécanisme même de l’audiovisuel dans son cinéma. Pour finir, Jacques Tati avait un autre grand projet. Selon Michel Chion, « un de ces projets non aboutis, mais dont il aimait parler, résume cette volonté chez lui d’être le relieur de toute une histoire du spectacle cinématographique : celui de sonoriser les vieux films muets pour les pré- senter aux nouvelles générations »262. Le phénomène des masses sonores exploité par

les sons chez Jacques Tati ainsi que l’incompréhension de certains dialogues et la prise conscience du pouvoir du son sur le regard sont de vraies sources pour ma pratique.

Jean-Luc Godard utilisera le même procédé que Jacques Tati en ce qui concerne les dialogues. L’annihilation du sens, du signifié, dans un dialogue, au profit de ce que le dia- logue possède matériellement, les phonèmes que Jean-Luc Godard utilisera au sein de sa cause cinématographique. Par souci de jeu de matérialité sonore qu’il exploite dans l’utilisation de sa bande sonore, les relations entre ses dialogues et sa musique peuvent être parfois surprenantes, il arrive parfois que la musique prenne le dessus, si bien que le sens du dialogue ne peut plus être compris. Pareillement, Robert Bresson sera sensible à la capacité du sonore. Pour Robert Bresson le son de la voix est plus important que ce qu’elle peut dire. Robert Bresson veut faire entendre un être humain et non pas un acteur qui jouerait un être humain. Il favorise le son à l’image et le bruit à la musique. Il prétend que le son a une plus grande potentialité pour nous suggérer des images men- tales fortes. « L’œil (en général) superficiel, l’oreille profonde est inventive. Le sifflement

261. DESHAYS Daniel, op. cit., p. 76.

d’une locomotive imprime en nous la vision de toute une gare. »263 Les bruits du cinéaste

sont employés pour leurs qualités de masse, de profondeur, de définition d’un espace, dans l’image. C’est cette particularité du son qui me permet de troubler le regardeur, non seulement dans l’espace où se situe la vidéo mais également dans le temps où elle fut filmée au moment de la prise de vues, l’interprétation de l’image passe également par l’emploi de bruits anachroniques.

Cependant tous ces emplois sonores restent intimement liés à la diégèse et sou- tiennent une narration, mais qu’en est-il lorsqu’il n’y a plus de volonté narrative et que le son prend quand même possession de l’image en mouvement ? Pendant un certain temps, une question me revenait sans cesse. À savoir un son diégétique peut-il faire partie d’un film non diégétique ? En effet, il était important pour moi de savoir si le fait d’apposer un son avec l’effet de synchrèse sur un tout vidéographique sans volonté d’in- trigue, pouvait se dénommer comme étant diégétique, dans le sens où il versifierait un instant l’image vidéographique. Ma réponse se trouva dans un autre courriel de ma cor- respondance avec Michel Chion :

« Concernant votre question sur le diégétique et le narratif : oui, selon moi, on peut dire un son « diégétique » dans une œuvre audio-visuelle figurative non-narrative, comme par exemple les beaux films de Leighton Pierce, si le son est identifié comme appartenant à la réalité filmée ou dessinée. C’est pour cela que je distingue figuratif et narratif. Le narratif, c’est quand quelque chose arrive à (et/ou dans) quelqu’un et change le cours de sa vie, quelqu’un qui peut être un humain, un microbe, n’importe quoi dont on fait une personne. Mais on peut faire de belles choses figuratives non-narratives ; des tableaux vivants sans évènements particuliers, je veux dire sans évènements qui changent la vie d’un ou plusieurs personnages. »264

On voit bien désormais, et de manière évidente, que toute œuvre figurative n’est pas forcément diégétique. Mais qu’en est-il lorsque le son versifie une abstraction ? Dans ce cas peut-on encore parler d’un son diégétique ? Je laisse cette question qui semble apo- rétique en suspens.

263. BRESSON Robert, Note sur le cinématographe, Paris, éd. Gallimard, 1975, p. 49. 264. CHION Michel, courriel personnel du 13 décembre 2017.