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1.4 Les indices du discours direct

2.1.1 Une remise en cause progressive

On a souvent associé la langue parlée avec le « mauvais français » et la langue écrite avec le « bon français ». Comme le souligne C. Blanche-Benveniste (2010) :

« Opposer la langue parlée à la langue écrite a longtemps été, pour le grand public, une affaire de combat entre le bien et le mal : langue parlée, spontanée, éventuellement pittoresque, mais à coup sûr fau- tive ; langue écrite, policée, témoignant surtout grâce à l’orthographe de la vraie grammaire de la langue » (p. 13).

Déjà au début du XXème siècle, F. de Saussure rendait compte du « prestige de la forme écrite » et regrettait que « des hommes éclairés confondent la langue avec son orthographe ». F. de Saussure donne quatre raisons pour expliquer le prestige de l’écriture : 1) la permanence et la solidité de « l’image graphique des mots », 2) « les impressions visuelles plus nettes et plus durables que les impressions acoustiques », 3) la littérature qui par le biais de « ses grammaires [et de] ses dictionnaires » impose un code régi par « une règle écrite » : « l’orthographe ». Enfin, 4) « la forme écrite a presque fatalement le dessus » lorsqu’il s’agit de résoudre un conflit « entre la langue et l’orthographe » (p. 46-47).

Ce prestige de l’écriture est davantage le fait de considérations historiques et sociales que de considérations réellement linguistiques, notamment parce que la maîtrise de l’écriture a longtemps été réservée à une certaine élite de la société donnant ainsi au scripteur une « forme de pouvoir » :

Chapitre 2 Hypothèses de recherche : le DD au-delà de l’opposition oral/écrit

« De tout temps, l’écriture confère à celui qui la maîtrise une forme de pouvoir. En écrivant, en décontextualisant les concepts évoqués, le scripteur, par opposition au locuteur qui ne donne vie à ses mots qu’au moment où il les prononce, donne à ses propos une dimension universelle » (E. Guerin, 2006).

En France67, à la suite des travaux de C.-Blanche Benveniste et de l’équipe du GARS, l’assimilation simpliste et erronée (entre écrit et bon français/oral et mau- vais français) a été largement remise en cause en considérant que les formes dites « spécifiques de l’oral » sont davantage analysables dans le cadre d’une linguis- tique générale et non d’une linguistique de l’oral (qui serait spécialisée). Même s’il semble que l’on rompe peu à peu avec l’idée que certaines formes seraient spécifiques de l’oral et d’autres de l’écrit, nous pouvons constater encore aujour- d’hui la ténacité de cette opposition. Lorsque nous demandons, par exemple, à des étudiants ce qui différencie l’oral de l’écrit, il n’est pas rare d’obtenir ce type de réponse : « l’oral est plus relâché / déstructuré, l’écrit est plus soutenu / structuré ». Ce n’est qu’après l’étude de différentes productions orales et écrites relevant de différentes situations de communication que les étudiants prennent conscience du caractère caricatural de leurs réponses68.

Pourtant, de nombreux travaux consacrés à l’oral ont mis à mal les idées reçues sur la langue parlée : « the idea that the spoken language is formless, confined to short bursts, full of false starts, lacking in logical structure, etc. is a myth » (M.-A.-K. Halliday, 1989, p.100). En France, C. Blanche-Benveniste a souligné que « la linguistique contemporaine a proposé des classements qui dépassent l’opposition trop rigide entre les deux pôles de l’oral et de l’écrit. Il n’y aurait pas une opposition tranchée mais un continuum de pratiques différentes de la langue tant par écrit que par oral » (2010). Cette vision dichotomique est donc abandonnée au profit d’une vision plus nuancée. Dès les années 80, W. Chafe introduisait déjà les notions de « continuum » et de « style ». Il considère ainsi que certains écrits tendent à se rapprocher de l’oral et inversement que certaines productions orales tendent vers l’écrit :

« I should repeat that these seemingly categorical statements about

67. Dès le début des années 80, des travaux allemands, notamment ceux de L. Söll (1985, « Gesprochenes und geschriebenes Französisch », Grundlagen der Romanistik, n°6) ont remis en cause l’opposition oral/écrit en distinguant le niveau médial et le niveau conceptionnel. Ne lisant pas l’allemand, nous n’avons pas eu accès aux travaux de L. Söll, que nous ne connaissons qu’à travers les commentaires qu’en font les autres auteurs. Les travaux de L. Söll sont d’ailleurs à la base de ceux de P. Koch et W. Œsterreicher (2001) dont nous développerons le modèle dans la deuxième section de ce chapitre.

68. Nous avons proposé cet exercice à des étudiants de Master 1 en introduction d’un cours intitulé « Description du français oral et écrit ». Il s’adressait à des étudiants se destinant à l’enseignement du FLE.

spoken and written language apply in fact to extremes on a conti- nuum. The figures I have given are from maximally differentiated samples : spontaneous conversational language on the one hand and formal academic prose on the other. There are other styles of speaking which are more in the direction of writing, and other styles of writing which are more like speech » (1982, p.49).

D. Biber (1988) lui, souligne que les études menées antérieurement ont envisagé la variation linguistique dans une relation dichotomique plutôt qu’en termes de continuum : « most previous studies have treated linguistic variation in terms of dichotomous distinctions rather than continuous scales » (p. 22), et propose un modèle multidimensionnel qui intègre sept facteurs de variation et six dimensions textuelles69 :

1 – Informal vs Involved information 4 – Overt Expression of persuasion 2 – Narrative vs Non-Narrative

concerns 5 – Abstract Non abstract Information

3 – Explicit vs Situation Dependent

Reference 6 – On-line Informational Elaboration

Table 2.1 – Les « dimensions textuelles » proposées par D. Biber

Ces différents facteurs lui permettent d’établir des statistiques et de faire émer- ger des typologies textuelles fondées sur des critères linguistiques, non sur une opposition oral/écrit. W. Chafe, avant D. Biber, aborde la variation linguistique en termes d’ ‘involvement’ et de ‘detachment’ (1982, 1985). L’idée défendue est que le locuteur est plus impliqué, engagé en situation de face-à-face et que le scripteur est plus détaché de l’interaction puisqu’il est « isolé » de son audience :

« there are other differences between speaking and writing, among them the fact that speakers are usually in face-to-face interlocutors, whereas writers are usually isolated from their audiences, both spa- tially and temporally. The result is an opposition that I have referred to as the involvement of spoken language and detachment of written » (W. Chafe, 1985).

La notion de genre70(ou plus précisément celle de registre) défendue par D. Biber a longtemps été conçue comme susceptible de s’appliquer uniquement à l’écrit. L’oral, victime de son mépris était, quant à lui, envisagé comme trop sommaire pour comporter des genres. Appliquer ce « concept » à l’oral permet d’envisager la variation de manière plus complexe et d’établir des corrélations entre des genres oraux par exemple et des phénomènes linguistiques particuliers.

69. Nous restituons dans ce tableau les différentes dimensions textuelles développées parD. Biber (1988).

Chapitre 2 Hypothèses de recherche : le DD au-delà de l’opposition oral/écrit

Quels que soient les termes employés, l’objectif est commun, aller au-delà d’une simple opposition de medium et prendre en considération le contexte des produc- tions orales et écrites pour analyser les variations linguistiques. C’est dans ce sens que nous souhaitons mener notre étude du discours direct dans l’interaction. « Au-delà du texte existe un groupe social – ou professionnel – avec des manières d’être, de faire et de communiquer – qui en dicte la forme et le contenu » (S. Onillon, 2008). Nous partons du postulat que chaque locuteur possède un réper- toire d’usages langagiers, que ce soit à l’écrit ou l’oral, qu’il active différemment en fonction du cadre communicationnel, et non en fonction du médium utilisé.

De nos jours, les avancées technologiques et l’avènement de la communication par le biais du web amènent à repousser davantage les limites et à repenser les caractéristiques communément attribuées à l’oral et à l’écrit. Le caractère syn- chronique de l’oral versus asynchronique de l’écrit est aujourd’hui bouleversé, un énoncé oral peut être asynchronique (nous pouvons par exemple penser à un message laissé sur un répondeur) et un énoncé écrit peut être synchronique (mes- sageries instantanées). Le caractère permanent de l’écrit versus le caractère volatil de l’oral (evanescent vs permanent71 dans les termes de K. Jahandarie, 1999 ou fugitif vs permanent pour B. Schlieben-Lange, 1998), n’apparaît plus comme dé- finitoire, on peut en effet tout aussi bien conserver l’oral et voir disparaître l’écrit (certains serveurs de chat ne conservent pas les conversations entretenues) :

« At least one of the factors that has led to the difference between spoken and written language, the effect of the medium on the message [. . . ], may now disappear, not that the medium will cease to have an effect, but that in both cases – both speech and writing – the nature of the medium itself has begun to change » (M.-A.-K. Halliday, 1989, p. 82).

On comprend bien alors la nécessité de ne pas réduire l’opposition oral/écrit à une considération purement médiale. « It is a mistake to become too much ob- sessed with the medium [. . . ]. Speech and writing are in practice used in different contexts, for different purposes – though obviously with a certain amount of over- lap » (M.-A.-K. Halliday, 1989, p. 92).

Pour rendre compte de ce continuum, nous pouvons utiliser le modèle de P. Koch & W. Œsterreicher (2001) qui présente l’avantage de déplacer les termes (oral/écrit) du problème en cherchant à expliquer la variabilité entre les énoncés

71. K. Jahandarie (mais aussi B. Schlieben-Lange) reprend ainsi un célèbre proverbe latin :

verba volant, scripta manent. « The spoken word is transient ; it disappears as soon as it is

uttered. If you miss a spoken word, there is no possibility of backtracking and salvaging it. [. . . ] Written words, on the other hand, are lasting. They are preserved on paper ; they can be returned to over and over again. [. . . ] Its higher “preservability” (Vachek’s terms) gives writing a feeling of relative permanence that is absent from speech » (p. 134).

des deux ordres avant tout par le biais des facteurs situationnels et communicatifs dans lesquels ils apparaissent :

« On n’a pas hésité à identifier depuis toujours, le phonique avec le parlé et graphique avec l’écrit. Mais une telle simplification nous empêcherait, justement de prendre en considération l’éventail tout entier des constellations et options médio-conceptuelles ». (p. 585)

Les auteurs adoptent ainsi une perspective plus large que nous pourrions qualifier d’anthropologique puisque, comme nous le verrons, l’opposition oral/écrit devient un avatar d’ « immédiat/distance ».