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Remarques sur la d´ efinition des distributions

Calcul des distributions

3.2 Les distributions : d´ efinition, convergence

3.2.3 Remarques sur la d´ efinition des distributions

Revenons `a la d´efinition de la notion de distribution, en gardant `a l’esprit que cette notion doit g´en´eraliser celle de fonction.

Il peut ´evidemment paraˆıtre ´etrange a priori de choisir pour ce faire une notion de forme lin´eaire continue sur un certain espace de fonctions4. Il y a pourtant plusieurs raisons `a cela.

Au d´epart, la notion de fonction (num´erique) consiste `a associer une valeur r´eelle ou complexe `a chaque point de l’ensemble de d´epart. Or la th´eorie de Lebesgue de l’int´egration nous a d´ej`a habitu´es `a abandonner cette vision des choses, puisqu’une “fonction” appartenant `a L1(R) est en r´ealit´e une classe d’´equivalence de fonctions ´egales presque partout sur R. De la sorte, on ne peut jamais parler de la valeur prise par une “fonction” de L1(R) en un point quelconque x0 ∈R, puisque le singleton{x0} est de mesure nulle. Ainsi, deux fonctionsf etg mesurables surR, telles que

Z

R

|f(x)|dx <∞ et Z

R

|g(x)|dx <∞,

´

egales en dehors de {x0} et prenant enx0 des valeurs diff´erentes quelconques, d´efinissent le mˆeme ´el´ement deL1(R).

Cette remarque explique bien pourquoi on est amen´e naturellement `a aban-donner en int´egration l’id´ee classique de fonction comme r`egle associant une valeur r´eelle ou complexe `a tout point de son ensemble de d´efinition. Toutefois, l’id´ee de consid´erer comme fonctions g´en´eralis´ees des formes lin´eaires sur des espaces de fonctions — id´ee qui nous avons justifi´ee par la Proposition 3.2.3 — a de quoi surprendre du strict point de vue ensembliste, puisqu’elle consiste `a identifier certaines applications (ici certaines formes lin´eaires sur l’espace des fonctions test) avec des ´el´ements de leur ensemble source (c’est `a dire avec des fonctions de classe C `a support compact.)

Cependant, le lecteur aura d´ej`a rencontr´e plusieurs exemples de ce genre d’identification.

Le th´eor`eme de repr´esentation de Riesz (voir le cours de P. Colmez, Th´eor`eme II.2.11) appliqu´e `a l’espace de Hilbert L2(R) identifie toute “fonction” f ∈ L2(R) `a la forme lin´eaire continue surL2(R)

φ7→

Z

R

f(x)φ(x)dx (dans le cas o`u f est `a valeurs r´eelles).

Toutefois, mˆeme si ce r´esultat permet d’identifier toute “fonction” deL2(R)

`

a une forme lin´eaire continue surL2(R), il ne donne lieu `a aucune g´en´eralisation de la notion de “fonction” deL2(R), car il montre queL2(R) est isomorphe `a son dual.

4Cette d´efinition ne s’est d’ailleurs pas impos´ee d’embl´ee `a l’esprit de Laurent Schwartz,

`

a qui l’on doit la th´eorie des distributions. Les lecteurs int´eress´es pourront consulter les pp.

243–251 de ses m´emoiresUn math´ematicien aux prises avec le si`ecle, Odile Jacob, Paris 1997.

Il n’en va pas de mˆeme pour les espacesLp avecp6= 2.

Pour toutp∈]1,∞[, notonsp0= p−1p . Consid´erons l’application Lp0([0,1])3f 7→Λf ∈Lp([0,1])0,

o`u Lp([0,1])0 d´esigne le dual topologique deLp([0,1]), et o`u Λf(φ) =

Z 1 0

f(x)φ(x)dx,

est une forme lin´eaire continue sur Lp([0,1]) puisque, d’apr`es l’in´egalit´e de H¨older (Th´eor`eme 1.5.1)

f(φ)|=

Z 1 0

f(x)φ(x)dx

≤ kfkLp0

([0,1])kφkLp([0,1]). On voit donc que cette application lin´eaire

Lp0([0,1])3f 7→Λf ∈Lp([0,1])0,

´

evidemment injective, identifie toute fonction deLp0([0,1]) `a une forme lin´eaire continue surLp([0,1]). (En fait, on d´emontre que cette application lin´eaire est un isomorphisme isom´etrique, mais nous n’aurons pas besoin pour l’instant de ce r´esultat plus pr´ecis.)

Or si 2 < p < ∞, alors 1 < p0 <2, et en particulier p0 < p. D’autre part Lp([0,1]) ⊂ Lp0([0,1]), toujours d’apr`es l’in´egalit´e de H¨older, car, pour tout p < q∈]1,∞[

Z 1 0

|f(x)|pdx≤ Z 1

0

dx

1−p/qZ 1 0

|f(x)|qdx p/q

c’est `a dire que

kfkLp([0,1])≤ kfkLq([0,1]), pour toutf ∈Lq([0,1]).

D’autre part, l’inclusion est stricte : la fonctionf : x7→1/xαest dansLp0([0,1]) mais pas dans Lp([0,1]) lorsque 1/p < α < 1/p0. Ainsi le dual topologique de Lp([0,1]) est, pour 2< p <∞, un espace plus gros queLp([0,1]) lui-mˆeme, qu’il contient.

Le raisonnement ci-dessus montre d’ailleurs que, si l’on admet l’isomor-phisme isom´etrique

Lp0([0,1])'Lp([0,1])0 pour toutp∈]1,∞[,

plus l’espace Lp([0,1]) est petit, plus son dual topologique Lp0([0,1]) est gros.

Par comparaison, pour d´efinir D0(]0,1[), on part de l’espaceCc(]0,1[) qui est contenu strictement dansLp([0,1]) pour toutp∈]1,∞[. On s’attend donc `a ce

que l’espaceD0(]0,1[) obtenu par dualit´e `a partir deCc(]0,1[) contienne stric-tementLp([0,1]) pour toutp∈]1,∞[ — autrement dit, `a ce que les ´el´ements de D0(]0,1[) soient des objets encore plus g´en´eraux que les “fonctions” des espaces de LebesgueLp([0,1]) pour toutp∈]1,∞[.

Ceci va bien ´evidemment `a l’encontre de l’intuition que nous donne le cas des espaces vectoriels de dimension finie, qui sont toujours isomorphes `a leurs duaux.

La discussion ci-dessus montre que l’id´ee de construire une g´en´eralisation de la notion de fonction par un argument de dualit´e n’est finalement pas aussi surprenante sur le plan math´ematique qu’on pourrait le croire a priori5.

Il reste que l’id´ee de g´en´eraliser les fonctions ind´efiniment d´erivables en les plongeant dans le dual d’un espace fonctionnel “assez petit” — celui des fonc-tions ind´efiniment d´erivables et `a support compact — n’est pas des plus intui-tives, et d’ailleurs, les arguments que nous avons pr´esent´es pour tenter de la justifier rel`event de l’analyse fonctionnelle plutˆot que de l’intuition que chacun peut avoir de la notion de fonction.

Du point de vue physique, on pense souvent `a une fonction comme `a une collection de mesures d’une certaine grandeur — par exemple la pression, ou la temp´erature dans un fluide, ou encore les composantes d’un champ ´electromagn´ e-tique — que l’on effectuerait en tout point de l’espace.

Ceci est toutefois une vue de l’esprit, car un appareil de mesure ne fournit jamais qu’une valeur moyenne locale de la quantit´e mesur´ee — comme la pres-sion dans un fluide par exemple. C’est `a dire qu’au lieu de fournir la pression p(x) en tout pointx∈R3, ce que l’on peut mesurer est plutˆot une quantit´e du type

1

|A|

Z

A

p(x)dx

pour tout cubeAde l’espaceR3 — par exemple — ce que l’on ´ecrit encore 1

|A|

Z

R3

1A(x)p(x)dx .

Ceci sugg`ere qu’une mesure physique fournit des quantit´es du type Z

R3

φ(x)p(x)dx

pourφd´ecrivant une classe bien choisie de fonctions — d´ependant typiquement de l’appareil de mesure — plutˆot que la valeurp(x) depen tout pointxdeR3.

5Encore que ce proc´ed´e ne se soit pas impos´e de prime abord comme le plus naturel — cf. note pr´ec´edente. D’ailleurs, l’id´ee d’´ecrire une ´equation aux d´eriv´ees partielles “au sens des distributions”, c’est `a dire sous la forme (C) dans l’introduction de ce chapitre, ´etait connue plus de dix ans avant l’introduction par L. Schwartz de la notion de distribution. Cette formulation des ´equations aux d´eriv´ees partielles apparait d´ej`a au d´ebut des ann´ees 1930 dans un article fondamental de J. Leray sur les ´equations de Navier-Stokes de la m´ecanique des fluides visqueux incompressibles, ou encore dans les travaux de S.L. Sobolev.

Dans ce point de vue, la quantit´e physique pintervient seulement par le biais de la forme lin´eaire

φ7→

Z

R3

φ(x)p(x)dx .

C’est d’ailleurs ce point de vue qui pr´evaut en m´ecanique quantique. Les quantit´es (´energie, impulsion...) relatives `a un syst`eme que l’on mesure en m´ ecani-que quantiecani-que, quantit´es nomm´ees les “observables”, sont des valeurs moyennes d’une fonction par rapport au carr´e du module de la fonction d’onde dans l’es-pace des positions ou celui des impulsions — voir l’introduction du chapitre 9, ou, pour plus de d´etails, le cours de J. Dalibard, Introduction `a la M´ecanique Quantique, chapitre 3.

Les consid´erations qui pr´ec`edent montrent que l’id´ee de remplacer la notion de fonction comme r`egle associant une valeur `a tout point de l’espace par la donn´ee de ses valeurs moyennes — ou, ce qui revient au mˆeme, par celle de ses int´egrales contre n’importe quelle fonction test — rend finalement tr`es naturelle la D´efinition 3.2.1 des distributions.

La suite de ce cours permettra d’appr´ecier tout le b´en´efice que l’on retire de ce changement de point de vue.