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Remarques critiques concernant l’hypothèse d’E Sánchez Salor

3 Etude du marqueur QVALIS

3.4 Examen des analyses consacrées au marqueur qualis

3.4.6 Remarques critiques concernant l’hypothèse d’E Sánchez Salor

L’analyse d’E. Sánchez-Salor est intéressante dans la mesure où elle propose, concernant le fonctionnement de qualis, une hypothèse associée « à des remarques pertinentes et neuves », comme le souligne le compte-rendu de G. Serbat (1984 : 419). Il reste cependant plusieurs points à éclaircir. Nous avons déjà signalé nos réserves relatives à la formule de Lyons utilisée par E. Sánchez-Salor. D’une manière plus spécifique, c’est précisément ce marqueur qui révèle un contre-exemple à cette théorie. Nous avons relevé, en effet, un cas de comparaison tautologique marquée par qualis :

141) Cumque nihil esset, ut omnibus locis a Platone disseritur (nihil enim ille

putat esse quod oriatur et intereat, idque solum esse quod semper tale sit quale est (…)). (Cic., Tusc. 1,57) : « Et, étant donné que rien n’existe – c’est la thèse que l’on

retrouve partout chez Platon, Platon estimant que ce qui a une origine et une fin n’existe pas et que cela seul existe qui est immuable. » (Scil. « Qui est tel qu’il est »)

Nous considérons ici que les subjonctifs dans les relatives sont des subjonctifs de style indirect. E. Sánchez-Salor (1984 : 42) n’inclut pas ce type d’énoncé dans son analyse, pour lui, une comparative telle que « je suis comme je suis » (J. Prévert) , « es una evidente tautología, acceptable sólo por razones retóricas ». Le recours à l’acceptabilité pour « raison rhétorique » nous paraît un peu trop rapide. Il conviendrait de définir avec précision ce que l’on entend par « rhétorique » et en quoi le « rhétorique » est à séparer des préoccupations linguistiques. En outre, les travaux de S. de Vogüé consacrés aux prédications tautologiques177 montrent justement que pareilles prédications mettent en lumière de manière particulièrement saillante les caractéristiques de ce qu’est une prédication et que si, d’un point de vue logique (nous soulignons), ces prédications sont tautologiques, d’un point de vue linguistique, il n’en est rien.

On peut également se demander si la volonté d’appliquer à tous les énoncés contenant un qualis la même formule et le même statut de disjunto ou d’adverbe de phrase n’est pas à nuancer. En effet, l’auteur, à partir de la démonstration du statut de disjunto, conclut à un statut corrélatif et dénie le statut de subordonnée à la proposition de qualis. S’ il’en est ainsi dans tous les cas, on peut s’attendre à l’emploi de l’infinitif en oratio obliqua et non du subjonctif.

Or un exemple178 tiré des Tusculanes atteste l’emploi du subjonctif et de la concordance des temps :

142) Sic enim princeps ille philosophiae disserebat : qualis cuiusque animi

adfectus esset, talem esse hominem ; qualis autem homo ipse esset, talem eius esse orationem. (Cic., Tusc. 5,47) : « Voici en effet comment raisonnait ce grand homme, le

premier des philosophes : telle est la disposition particulière de l’âme, tel est l’homme, et tel l’homme même, tel est son langage. »

On mentionnera également ces exemples qui montrent les mêmes phénomènes de passage au subjonctif et ce, notamment, chez Tite-Live, où l’emploi de qualis en style indirect est assez fréquent :

143) Qualem terram Atticam fecerit, exornatam quondam opulentamque, talem

eum si liceat Aetoliam Graeciamque omnem facturum. (Liv., 31,30,8) : « Ce qu'il avait

fait de la terre attique, jadis riche en parure d’art et en ressources, il en ferait autant de l’Etolie et de toute la Grèce si on le laissait faire. »

144) Ea ingenia consularia esse : callidos sollertesque, iuris atque eloquentiae

consultos, qualis Ap. Claudius esset, urbi ac foro praesides habendos praetoresque ad reddenda iura creandos esse. (Liv., 10,22) : « ils étaient, en outre, des hommes nés pour

faire campagne, grands par leurs actions, inhabiles aux combats de mots et aux coups de langue : et c'étaient là des caractères de consuls ; les hommes habiles et adroits, versés dans le droit et l'éloquence, tels qu'Appius Claudius, il fallait les garder à la tête de la ville et du forum, les nommer préteurs pour rendre la justice. » (TA)

145) Itaque nec urbi nec hominibus aliud periculum quam ab semet ipsis esse,

si occasionem reconciliandi se Romanis praetermisissent; eam autem, qualis illo momento horae sit, nullam deinde fore, si simul liberatas ab impotentibus tyrannis apparuisset. (Liv., 25,28) : « Il n’y avait donc pour la ville et pour ses habitants d’autre

danger qu’en eux-mêmes, s’ils laissaient passer l’occasion de se réconcilier avec les Romains – cette occasion, telle qu’elle se présentait en cet instant, ne se retrouverait plus jamais – , si l’on voyait Syracuse, au moment où elle était libérée de tyrans effrénés. »

146) Carthaginem atque Hannibalem excidisse de memoria ; exercitum omnem

licentia corruptum, qualis Sucrone in Hispania fuerit, qualis nunc Locris, sociis magis quam hosti metuendum. (Liv., 29,19) : « Carthage et Hannibal étaient sortis de leur

mémoire ; toute son armée était corrompue par le relâchement, telle naguère à Sucro, en Espagne, telle actuellement à Locres, plus redoutable pour les alliés que pour l’ennemi. »

On se gardera néanmoins, sur la base de ces exemples, de conclure à un statut de subordonnant dans tous les emplois de qualis et des autres marqueurs comparatifs : nous avons montré, en effet, que les propositions comparatives et notamment les corrélations en

ut... sic/ita peuvent avoir leur prédicat verbal à l’infinitif (cf. supra et les travaux d’A.

Orlandini 1994) et au subjonctif (cf. nos exemples). Le comportement des comparatives en style indirect est de ce point de vue tout à fait remarquable. Il met en lumière un statut syntaxique complexe et délicat à cerner.

On se gardera également de conclure à un emploi non-subordonnant, corrélatif, comme le définit E. Sánchez-Salor, dans tous les emplois de qualis. Comme il le reconnaît lui-même, mais sans donner d’exemple, certains emplois de qualis semblent porter plutôt sur un nom que sur l’ensemble de la proposition principale. Ainsi, dans :

147) enimuero qui magum qualem isti dicunt in discrimen capitis deducit,

quibus comitibus, quibus scrupulis, quibus custodibus perniciem caecam et ineuitabilem prohibeat ? (Apul., apol. 26,9) : « (...) mais quand on intente un procès capital à un

« magus » tel qu’ils l’entendent, quelle escorte, quelle attention, quelle surveillance pourraient écarter de vous la catastrophe invisible et inévitable. »

qualem isti dicunt, à la manière d’une relative, fonctionne comme épithète de magum :

la subordonnée détermine précisément un type particulier de magum.

De même, le statut de disjunto et de corrélatif est difficilement applicable dans le cas de certains qualis apposés ou proches des relatifs de liaison :

148) Posuit enim in Bellonae aede maiores suos, placuitque in excelso spectari

in titulos honorum legi, decora res, utique si liberum turba paruulis imaginibus ceu nidum aliquem subolis pariter ostendat, quales clupeos nemo non gaudens fauensque aspicit. (Plin., nat. 35,3) : « Il plaça en effet ses ancêtres dans le temple de Bellone et

décida de les offrir aux regards en un emplacement élevé, avec les intitulés de leurs charges honorifiques destinés à être lus ; spectacle magnifique, surtout si une foule d’enfants, représentés en portraits miniatures, les accompagne, révélant l’existence d’une sorte de couvée de rejetons ; il n’est alors personne qui contemple de semblables écus sans plaisir et approbation. »

L’exemple de Pline montre en tout cas que, contrairement à la théorie de l’auteur, on ne trouve aucun élément en commun entre les deux propositions si ce n’est un rapport indirect entre les maiores suos peints sur les boucliers et les boucliers eux-mêmes. On observe même une discordance nette entre les repères énonciatifs et temporels : posuit, placuit relèvent de la

narration, quales clupeos est, quant à lui, un commentaire de Pline, la rupture avec la narration étant amorcée par l’apposition decora res.

La glose proposée par l’auteur, dans les cas où qualis ne porte que sur un SN (ou un N), n’est pas non plus appropriée. Ce dernier, comme nous l’avons dit, glose qualis dans ce cas par « como el que / como la que ». Mais ici, il ne s’établit pas de rapport comparatif entre les peintures représentant les maiores et les boucliers, et quales clupeos ne signifie pas : semblables aux boucliers / comme les boucliers que personne ne contemple sans plaisir... Pour nous, un tel exemple se distingue donc de :

149) Idem uidebis accidere, si quando uolueris obseruare fullonem ; cum os

aqua impleuit et uestimenta tendiculis diducta leuiter aspergit, apparet uarios edi colores in illo aere asperso, quales fulgere in arcu solent. (Sen., nat. 1,3,2) : « Regarde

aussi un foulon à l’ouvrage, tu verras le même fait se produire. Quand il a rempli d’eau sa bouche et qu’il en humecte légèrement les vêtements déployés au moyen de cordelettes, on voit apparaître dans l’air aspergé des couleurs variées, semblables à celles qui brillent ardinairement dans l’arc-en-ciel. »

Ainsi, si les analyses de l’auteur se révèlent stimulantes pour l’élaboration d’une nouvelle théorie relative au fonctionnement de qualis, il nous semble que l’usage, tel qu’il est attesté par les textes reflétant des genres, styles et diachronies distincts, montre un grand nombre de cas qui n’ entrent pas dans la formule de la comparaison proposée par l’auteur et qui, par conséquent, ne statisfont pas à l’hypothèse qu’il défend. La variété des emplois de

qualis se plie difficilement à une théorie formelle qui laisse peu de place aux phénomènes

énonciatifs et à l’évolution diachronique.

3.4.7 Bilan

Les différents ouvrages de référence en assimilant qualis au pronom relatif qui, considèrent le statut de qualis comme clair. On signalera simplement que cette assimilation est par elle-même délicate dans la mesure où les emplois du relatif sont eux-mêmes extrêmement diversifiés en latin et son statut complexe. Pour preuve de cette complexité, nous nous contentons de mentionner les vues divergentes de chercheurs tels G. Serbat et C. Touratier179. Autrement dit, dans notre perspective, l’assimilation pure et simple de qualis et du pronom relatif exige un examen attentif et minutieux des faits, ainsi qu’une reflexion

théorique consacrée à ce problème. D’un autre côté, la thèse d’E. Sánchez-Salor, fondée sur un nombre relativement restreint de cas et visant à inclure qualis dans une théorie de la comparaison formelle, est amenée à ne pas prendre en compte cette diversité d’emplois ou à négliger certains cas qui ne satisferaient pas aux exigences de cette théorie. Aussi avons-nous souhaité, avant d’examiner les différentes propositions et hypothèses relatives au fonctionnement de qualis, proposer un aperçu de cette variété d’emplois et de l’usage attesté dans les textes afin d’évaluer au mieux la validité de telle ou telle analyse.