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3. Cas particulier du cinéma indien

1.1 Relation texte/image

Cette partie sera principalement consacrée à une étude des rapports entre texte et image. En effet, la catégorie d‟œuvres cinématographiques que nous avons choisie d‟analyser, met en scène et réactualise les mythes anciens de l‟Inde, instaurant par là même un rapport particulier entre texte et image.

Nous avons vu que le cinéma populaire constituait un nouveau mode de représentation et de diffusion des mythes. Ce faisant, il instaure une relation forte et durable entre les textes anciens et leur adaptation à l‟écran. Lorsque nous aborderons en détail notre analyse des films indiens, nous tenterons de faire ressortir des œuvres de notre corpus345, les mythes récurrents issus des poèmes épiques que sont le Ramayana et le Mahabharata, tout en nous intéressant à la fonction de ces mythes et à leur symbolique. Nous verrons en quoi les grands mythes hindous, considérés par les fidèles comme sacrés, sont représentés Ŕ c‟est-à-dire rendus présents Ŕ dans les films.

Rappelons que l‟objectif de ce travail est de montrer que, même si le genre mythologique dans le cinéma indien ne semble plus d‟actualité, les films des années 1970-80, qualifiés de Hindi Action Movies, ne sont pas moins, d‟une certaine façon, « mythologiques » puisqu‟ils adaptent certains mythes anciens. En cela, les mythes sont réactualisés dans les films pour répondre aux besoins de l‟époque. Une analyse filmique posera donc les bases d‟une structure mythologique propre aux films que nous avons choisis d‟étudier et nous permettra, dans le dernier chapitre, de voir s‟ils sont également créateurs de personnages mythiques.

De même qu‟un texte peut être vu (Liliane Louvel, 2002), nous verrons qu‟une image ou qu‟une œuvre cinématographique peut être lue. En précisant toutefois que, comme nous le rappelle Philippe Hamon, une distinction est à faire entre une image à lire et une image à

voir :

Certes entre image littéraire (à lire) et image en deux dimensions (à voir), les différences de statut sont, pour le sémioticien, radicales. L‟image à voir (une photo, une peinture, un diagramme, une carte, une maquette) est analogique, continue, simultanée, motivée, fonctionne par plus ou moins de ressemblance avec la chose représentée, et demande à

être reconnue par un spectateur, tandis que l‟image à lire (par exemple une métaphore ou une comparaison) est faite de signes discrets, linéaires, discontinus, arbitraires, fonctionnant par différences interne à l‟intérieur d‟un système, et demande à être comprise d‟un lecteur346

.

Dans le cadre d‟une analyse filmique, nous proposons de procéder à une véritable

lecture des films en étudiant des séquences clés. Ainsi, nous transformerons le support filmique en texte, le ramenant, d‟une certaine manière à sa source : les textes mythologiques. Nous procéderons en somme à une « mise en mots » d‟images filmiques.

D‟autre part, notons qu‟il existe un langage cinématographique347, rendant ainsi chaque film accessible à la lecture ; en cela, les films communiquent un message en utilisant un langage propre à leur champ. L‟objectif de ce chapitre sera donc de faire une analyse des images en choisissant des séquences renvoyant aux grands mythes hindous.

Notons enfin que « la notion de texte [filmique] apparaît d‟abord pour préciser le principe de pertinence à propos duquel la sémiologie se propose d‟aborder l‟étude du film : en effet, celle-ci considère le texte filmique en tant qu‟"objet signifiant", comme "unité de discours" »348.

Dans le premier chapitre349, nous nous sommes penchée sur le rapport de la photographie au réel et à la réalité. L‟invention de la photographie peut être notre point de départ une fois encore puisqu‟elle a engendré de nombreux questionnements au XIXe

siècle sur le rapport à l‟image. Il a même été question d‟une « nouvelle imagerie », pour reprendre le terme de Philippe Hamon dans Imageries, littérature et image au XIXe siècle.

Avec l‟arrivée d‟un procédé capable de fixer l‟image, un nouveau mode de représentation s‟instaure, ainsi qu‟une nouvelle relation entre le texte et l‟image. Il s‟agit de la « révolution photographique » qui engendra « de nouvelles manières de voir »350. Ainsi, à cette époque, nous assistons à l‟insertion de l‟image photographique dans les textes littéraires, que ce soit littéralement ou métaphoriquement. En effet, la littérature est influencée de manière importante par cette nouvelle découverte technologique (Liliane Louvel, 2002, p 97). D‟ailleurs, sitôt après avoir pris son essor, cette nouvelle ère de l‟image fait couler beaucoup

346 HAMON, Philippe, Imageries, littérature et images au XIXe siècle, Paris : José Corti, 2001, p 275 347

Théorie développée par les tout premiers théoriciens du cinéma, Ricciotto Canudo et Louis Delluc. Nous reviendrons sur cette notion dans la sous-partie sur l‟analyse filmique.

348 AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel, VERNET, Marc, Esthétique du film, Paris : Éditions Fernand Nathan, 1983, p 144

349 Dans la sous-partie intitulée « De l‟image fixe à l‟image animée : naissance de deux modes de représentation ».

350 LOUVEL, Liliane, Texte image, images à lire, textes à voir, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2002, p97

d‟encre. Certains écrivains du XIXe

siècle veulent même se l‟approprier, notamment Émile Zola qui incarne à lui seul la rencontre entre les deux sphères, puisqu‟il était lui-même écrivain-photographe.

De plus, notons que :

Toute chambre, dans la littérature du XIXe siècle, tend à devenir chambre de réflexion, chambre à images, à tous les sens du terme. Ainsi de nombreuses chambres (d‟appartements), décrites dans le roman naturaliste comme dans le poème lyrique, prennent spontanément la structure (une boîte, un objectif, une plaque sensible, un obturateur, une source lumineuse, un trajet) et la chronologie (ouvrir, fermer, tirer l‟image) de l‟appareil et de l‟acte photographique351

.

La photographie trouva rapidement sa place dans les textes littéraires et ce, à plusieurs niveaux. En effet, cette invention suscita un grand intérêt pour les écrivains de cette période. D‟ailleurs, cette citation met en relief la symbolique de la caverne, que nous retrouvons avec la camera o(b)scura, évoquée précédemment dans la partie consacrée aux spectateurs. Nous verrons par la suite que « l‟accès au cœur de la caverne » constitue l‟une des étapes clés du « Voyage du Héros »352 dans les films que nous étudierons dans la partie suivante.

Notons enfin que cette même citation sera un point d‟appui pour analyser la présence de la photographie dans certains films de notre corpus, notamment Coolie (1983). En effet, nous verrons comment le réalisateur a choisi de filmer l‟image, créant ainsi une mise en abyme.

Nous avons donc mis en relief l‟insertion de l‟image photographique dans certains textes littéraires du XIXe siècle. Mais, naturellement, il existe d‟autres relations entre le texte et l‟image. À titre d‟exemple, Liliane Louvel affirme que : « Les rapprochements [entre texte et image] peuvent être fondés sur une similitude formelle avec des écoles de peinture ou des "styles" par exemple. Ainsi, l‟œuvre de Joyce [comme Finnegans Wake] a été rapprochée du cubisme à cause d‟effets de "collage", de juxtaposition et de rupture »353

. Les deux sont ainsi étroitement liés.

Notons à ce sujet que l‟exemple de James Joyce est peut-être celui auquel on pense en premier, mais d‟autres mouvements littéraires peuvent également être rapprochés de la peinture. En effet, lorsque nous évoquons le réalisme ou encore l‟impressionnisme, il est évident que les deux ne se limitent pas seulement au domaine pictural. Les romans réalistes

351 Philippe Hamon, op cit, p 50 352

Expression empruntée à Joseph Campbell dans The Hero With a Thousand Faces, [1949] Princeton: Princeton University Press, 1973

trouvent leur répondant dans la peinture et vice-versa. À titre d‟exemple, le mouvement réaliste en littérature est apparu à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et regroupe entre autres, les œuvres de Stendhal ou d‟Honoré de Balzac. Or, ce mouvement est à rapprocher de la peinture réaliste. En effet, les deux arts, à leur manière, peignent la réalité sociale de l‟époque. En Grande-Bretagne, nous pouvons citer l‟auteur D. H. Lawrence ou encore Thomas Hardy qui traitent de la sexualité dans leurs œuvres - thème encore tabou à l‟époque victorienne. Thomas Hardy, dans ses Essays, Notes and Letters, affirme avoir été influencé par le peintre W. M. Turner. D. H. Lawrence, quant à lui, semble avoir des points

communs avec le mouvement Futuriste du début du XXe siècle (M. Freeman, Lawrence and

Futurism).

Edward Saïd, célèbre pour son ouvrage sur l‟Orientalisme et pour son travail sur les études postcoloniales, avance que : « Writing cannot represent the visible, but it can desire and, in a manner of speaking, move towards the visible without actually achieving the unambiguous directness of an object seen before one‟s eyes »354

.

Néanmoins, dans le cadre de cette étude, l‟écriture et le visible vont de pair puisque pour le lecteur de ce travail, nous serons amenée à rendre visibles par l‟écriture, les images filmiques. Précisons en outre que nous n‟avons pas eu d‟autres choix que d‟étudier les films dans leur langue d‟origine, qui nous est étrangère. Et que, de ce fait, nous avons dû nous appuyer sur les sous-titres, forme particulière de gestion des dialogues. Ainsi ce chapitre s‟inscrit-il véritablement au cœur de la relation texte/image.

Nous avons déjà fait mention de la relation qui pouvait être faite entre la photographie et la traduction : le « lecteur » d‟images photographiques Ŕ et dans notre cas, cinématographiques Ŕ doit « traduire » l‟image en utilisant des mots. Il est intéressant de noter également que nous pouvons considérer le rapport entre texte et image comme une opération « que l‟on peut assimiler à une traduction […] là on l‟on peut aussi parler de translation, voire de "transcriptions" »355. Sans aller jusqu‟à reprendre la célèbre formule italienne « traduttore, traditore », Liliane Louvel explique que :

Ces opérations de conversion d‟un médium versé dans l‟autre produisent des effets de lecture spécifiques qui se traduisent dans le texte par l‟indécidabilité de l‟oscillation

354 SAÏD, Edward, The World, the Text and the Critic, Cambridge: Havard University Press, 1983, p 101

« L‟écriture ne peut pas représenter le visible, mais il peut le désirer et, d‟une certaine manière, il peut se rapprocher du visible sans tout à fait atteindre le caractère direct d‟un objet sans ambiguïté présenté devant nos yeux ». (Notre traduction)

infinie qui régit le rapport entre texte et image, jamais totalement stabilisé, mais mouvement perpétuel entre voir et lire, d‟où la production de ces ondes du visible qui n‟en finissent pas de troubler la surface du lisible356

.

Dans le cas des films populaires indiens réactualisant les mythes anciens, nous tenterons de créer le « mouvement perpétuel entre voir et lire » en nous appuyant sur des séquences de films dans lesquels nous retrouvons une trace des mythes. Cette trace visible pour le « lecteur » averti, renvoie inéluctablement aux textes mythologiques que nous avons évoqués dans le chapitre précédent. Elle nous permettra ainsi de trouver des ponts entre les grandes mythologies et renforcera le lien texte/image.

À ce sujet, étant donné que nous serons amenée à passer sans arrêt de l‟image filmique aux textes mythologiques, il serait préférable d‟employer le terme translation. En effet, dans le cadre d‟une étude texte/image, il peut être question d‟un système de dialogue ou de réponses ou, en d‟autres termes, une opération de traduction ou d‟interprétation (Liliane Louvel, 2002, p147), comme nous l‟avons fait remarquer auparavant. Nous verrons que dans les films populaires indiens, il existe un dialogue permanent entre les textes mythologiques et l‟image filmique, permettant ainsi au spectateur d‟osciller entre les mythes anciens et la trame du film.

Par ailleurs, on peut noter que ces mythes anciens sont réadaptés en fonction des besoins de l‟époque. Nous pouvons ainsi employer le troisième terme évoqué précédemment dans une citation, celui de transcription, ou plutôt de retranscription. En effet, il est question d‟une réécriture du mythe permettant de l‟intégrer dans les films populaires. À titre d‟exemple, le mythe des frères ennemis (Arjuna et Karna dans le Mahabharata), se trouve dans le film Deewaar sous les traits des personnages Ravi et Vijay. Le champ de bataille du

Mahabharata fait place aux rues de Bombay mais le réalisateur de Deewaar n‟en a pas moins intégré la traversée du labyrinthe dont le héros, Vijay, sort vainqueur. Cette dimension mythologique est propre au film mais rejoint tout de même la retranscription des mythes fondamentaux.

Alors que pour Liliane Louvel, l‟image dans le texte donne une impulsion, rendant le texte dynamique à la lecture, nous avançons l‟idée qu‟en Inde, le texte mythologique à travers l‟image cinématographique donne lui aussi une « impulsion », réservée cette fois-ci aux spectateurs, à qui il donne envie de se prononcer Ŕ d‟où leur participation « active » au film

décrite précédemment. C‟est en cela que le langage cinématographique, que nous développerons plus loin, est très présent dans les films indiens puisqu‟ils « communiquent » littéralement avec leur public. Un véritable échange de l‟ordre du rite s‟installe entre le film et son public.

Notons également que le cinéma bollywoodien peut être considéré comme un véritable support de communication permettant d‟accéder à une image assez complète de l‟Inde, du fait que s‟y côtoient différents aspects de la culture indienne (comme la mythologie, la culture et l‟histoire). L‟image a donc une double portée : d‟un côté, elle supporte une adaptation au temps présent des mythes anciens, et de l‟autre, elle présente la culture du pays ; un peu comme si le film servait de miroir à la population indienne, dans laquelle celle-ci se retrouve mais retrouve aussi son passé. Néanmoins, il s‟agit d‟une image qui n‟en est pas moins destinée à montrer certains aspects de l‟Inde aux autres pays. Et pour aller plus loin, nous pourrions même dire qu‟en cela, le cinéma a, comme la figure de Janus, un visage tourné vers le passé, vers ses traditions, sa culture et son histoire, et un autre tourné vers les autres et vers le futur.

Et puisque notre étude est centrée sur l‟image, sa représentation et sa réception dans le pays en question, il nous semble judicieux d‟aborder la notion de « décalage » à travers le film Slumdog Millionnaire, qui est une adaptation « libre » d‟un roman indien. Cet exemple nous montrera que la relation texte/image peut parfois devenir problématique lorsqu‟elle chevauche deux domaines culturels différents.