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3. Cas particulier du cinéma indien

1.3 Deux procédés d‟adaptation

En Inde, de nombreux mythes sont présents dans les diverses formes d‟art. Raja Ravi Varma, célèbre peintre indien de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, a fortement influencé les films du célèbre cinéaste Dadasaheb Phalke, l‟un des pionniers du cinéma indien, également auteur des premières œuvres mythologiques portées à l‟écran au XXe siècle. Raja Ravi Varma fut une grande figure de la peinture indienne puisqu‟il a réintroduit des thèmes et des sujets indiens classiques dans ses œuvres. Il a représenté les grands mythes indiens à sa façon, en utilisant la frontalité362.

Ce peintre nous intéresse car nous allons établir un parallèle entre l‟une de ses œuvres et le film Devdas. Certes, « la comparaison entre le cinéma [et] la peinture […] est aussi ancienne que les premiers discours sur le film […] »363 mais nous allons nous en servir comme tremplin afin d‟expliquer ensuite comment, dans le film Devdas, les mythes sont insérés en tant qu‟histoire parallèle364 par rapport à la trame principale de l‟histoire. Nous proposons donc de nous pencher sur le premier procédé d‟adaptation.

Le film en question raconte l‟histoire d‟une jeune femme nommée Paro et d‟un jeune homme nommé Devdas. Tous deux sont voisins et s‟aiment depuis l‟enfance. Devdas est envoyé à Londres pour étudier et quand il revient, rien n‟a changé entre lui et Paro. Mais ils n‟appartiennent pas au même rang social et la famille de Devdas refuse qu‟il épouse Paro. Paro est donc mariée à un autre homme plus âgé qu‟elle. Devdas sombre alors dans l‟alcoolisme et trouve refuge auprès d‟une courtisane du nom de Chandramukhi365

.

De nombreuses ressemblances doivent être soulignées avec l‟histoire de l‟amour éternel unissant Radha à Krishna. Ce parallèle est même explicité à travers une scène où la mère de Paro raconte, tout en dansant et chantant l‟histoire d‟amour entre Radha et Krishna. Simultanément, le spectateur assiste à une scène où l‟on aperçoit Paro et Devdas au bord d‟un lac, incarnant Radha et Krishna. Il s‟agit d‟une scène très intime entre les deux personnages.

362 « La frontalité consiste à traiter les personnages isolés ou appartenant à un ensemble (relief) dans un même plan horizontal et vertical, et à les présenter dans une attitude de face où l‟axialité et la symétrie sont en général prédominantes ». http://www.universalis.fr/encyclopédie/T323416/FRONTALITE_LOI_DE.htm (consulté le 31/03/2009)

363 AUMONT, Jacques, MARIE, Michel, L’Analyse des films, Paris : Éditions Fernand Nathan, 1988, p 119 364 Nous préférons l‟appellation « histoire parallèle » ou « intrigue parallèle » qu‟ « histoire secondaire » puisque, selon nous, ces histoires sont indispensables à l‟intrigue principale et effectuent un réel parallèle entre les personnages comme nous allons le découvrir.

365 L‟archétype de la courtisane sera étudié plus en détails lorsque nous aborderons les rôles féminins dans les films populaires indiens.

La mère de Paro joue le rôle du conteur, aussi bien pour les personnages la regardant danser, que pour les spectateurs du film. L‟histoire de Radha et Krishna représente l‟union sacrée et Radha incarne la dévotion puisqu‟elle attendra le retour de Krishna toute sa vie durant, en l‟aimant comme au premier jour. L‟amour de Paro et de Devdas ne cessera de briller tout au long du film et ce, jusqu‟à la mort de Devdas.

Tout comme Radha et Krishna, les deux personnages se retrouvent séparés. Nous voyons donc que, même si l‟histoire des dieux telle que racontée par la mère de Paro fait figure d‟histoire parallèle, celle-ci n‟en est pas moins indispensable pour comprendre cet amour grandissant entre les deux héros, conditionné par leur destin.

Soulignons qu‟un autre mythe célèbre peut être rapproché à l‟histoire de Paro et Devdas. En effet, nous pouvons également faire référence à l‟histoire populaire arabe de Layla et Majnun. L‟histoire est celle d‟un jeune homme, Qays, qui tombe amoureux de sa cousine Layla. Étant poète, il décide de chanter son amour à tous vents. Dès lors, son père s‟oppose à leur mariage et Qays devient fou (« majnun »). Il part s‟exiler et finit par mourir d‟épuisement et de douleur, tout comme Devdas à la fin du film. Un mythe est né : celui de l‟amour parfait et impossible, qui a influencé de nombreux poètes moyen-orientaux.

C‟est à présent sur l‟œuvre de Raja Ravi Varma que nous proposons de nous pencher plus avant, et notamment sur le tableau

Shakuntala, présenté ci-contre. Pour réaliser cette œuvre, l‟artiste s‟est inspiré du récit de Shakuntala et Dushyanthan, autre histoire d‟amour mythologique. Cette histoire peut être interprétée de la même manière que celle de Radha et Krishna : d‟une certaine façon, Shakuntala, rejetée par Dushyanthan devenu amnésique, doit attendre plusieurs années avant de retrouver son amour perdu. C‟est la même séparation pour Radha et Krishna, Layla et Majnun et Paro et Devdas.

Nous avançons l‟idée qu‟un lien peut être établi entre la scène évoquée précédemment dans Devdas où la mère de Paro raconte l‟histoire de Radha et Krishna, et cette peinture de Varma. En effet, Paro, tout comme Shakuntala, se retourne vers son bien-aimé en levant son pied droit, car elle a marché sur une épine. Du sang coule le long de son pied, une trace rouge que nous retrouvons à la fin du film, lorsque Devdas meurt aux portes de la demeure de Paro.

Shakuntala, Raja Ravi Varma (www.cyberkerala.com)

Dans la scène finale en effet, Paro, en courant, renverse un pot de poudre rouge qu‟elle piétine et laisse ainsi des traces de pas rouge derrière elle. « Ses empreintes sur le marbre blanc de la maison sont la marque de l‟union éternelle qui la lie à Devdas »366

. Cette phrase, selon nous, peut être associée à la scène où, lorsque Devdas retire l‟épine du pied de Paro, l‟on voit le sang couler, ce qui symbolise l‟union sacrée des deux êtres. De même, elle peut être associée à la peinture de Varma présentant l‟histoire de Shakuntalaet Dushyanthan.

Ainsi, la présence des mythes est importante dans ce film. Mais l‟on note aussi qu‟avec le personnage de Paro, une sorte de symbolique se crée à travers la représentation des pieds. Cette symbolique apparaît notamment au niveau de l‟épine, du sang qui coule et des traces de pas rouges laissées sur le sol. De même, les

bracelets de cheville accentuent cette symbolique tout au long des scènes de danse ponctuant le film. Paro semble être présentée comme un objet de désir tout au long de l‟histoire.

Le pied prend donc une dimension sexuelle comme le montre cette scène très intime entre Paro et Devdas qui se promènent au bord du lac et qui symbolise l‟acte sexuel. En littérature, nous pouvons évoquer l‟érotisation des pieds d‟Emma Bovary dans

l‟œuvre de Gustave Flaubert. En effet, les personnages masculins qui rencontrent l‟héroïne, remarquent en premier lieu, ses petits sabots ou ses bottines, symbolisant par-là sa grande beauté Ŕ en plus du fait que cela symbolise son incapacité à avancer. L‟auteur prend soin également d‟évoquer « la cambrure de son pied » lorsqu‟il décrit Emma Bovary au moment où elle vit une histoire d‟amour avec Rodolphe (Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857). Par ailleurs, dans la littérature anglaise contemporaine, la scène finale du roman Victory

(1915) de Joseph Conrad montre le personnage de Lena usant de ses charmes pour piéger Ricardo. Elle dévoile son pied Ŕ partie du corps féminin très érotisée Ŕ et cela le rend littéralement fou.

Un autre exemple très parlant de l‟érotisation des pieds est la coutume des pieds bandés dont furent victimes les Chinoises de haut rang pendant près de mille ans. Cette coutume est apparue au Xe siècle quand l‟empereur demanda à sa jeune concubine de se

366 http://www.critikat.com/Devdas.html (consulté le 30/03/2009)

Spectacle de Bharatanatyam, Chennai, photographie de Wendy Cutler (décembre

bander les pieds afin d‟augmenter son désir. Dès lors, les jeunes filles devaient pratiquer le bandage des pieds qui correspondait à un véritable critère esthétique ainsi qu‟une distinction sociale. Plus les pieds étaient petits, plus les familles avaient de chance de marier leur fille à une famille riche. Cette « mode » esthétique prit fin en 1949 sous la République populaire de Chine.

Notons enfin que, dans la mythologie, les pieds peuvent également représenter la vulnérabilité : Œdipe a les pieds percés et le talon d‟Achille mènera celui-ci à sa perte.

Après cette brève analyse, nous pouvons désormais avancer l‟hypothèse que le film a choisi de suivre la structure des grands poèmes épiques.

En effet, nous avons vu que leur particularité est que le fleuve de l‟histoire principale est souvent interrompu par de nombreuses histoires parallèles. Au point que, dans sa version du Mahabharata, Jean-Claude Carrière annonce dès la préface, avoir dû « [se] séparer de la plupart des histoires secondaires »367.

Ces histoires parallèles allongent considérablement le récit mais elles restent néanmoins indispensables pour sa compréhension globale. Cette particularité que le conteur a d‟interrompre le fil de son récit, se retrouve dans certains films populaires indiens.

Les récits parallèles sont parfois racontés par l‟un des personnages, lequel revient sur une histoire ou sur sa propre vie, ou par une voix off qui, le plus souvent, apparaît dès le début du film. Cela allonge considérablement la longueur des scénarios, et comme le souligne M. K. Raghavendra : « Whole stories must be told where a single sign might have sufficed and films therefore become long »368.

Dans la scène en question de Devdas, c‟est la mère de Paro qui joue le rôle du narrateur ou de conteur, que ce soit pour les personnages la regardant danser, ou pour les spectateurs du film. En cela, comme dans les textes mythologiques, le narrateur prend part à l‟histoire.

Comme nous venons de le signaler, nous voyons Devdas et Paro au bord d‟un lac (décor paradisiaque et divin) symbolisant l‟union de Radha et Krishna. Cette histoire parallèle serait donc un rappel du mythe de l‟amour éternel et dévotionnel. En cela, tout comme les intrigues parallèles incluses dans le Mahabharata sont nécessaires pour en comprendre le

367 Jean-Claude Carrière, Le Mahabharata, op cit, p 12 368

M. K. Raghavendra, op cit, p 83

« Des histoires entières sont racontées alors qu‟un simple signe aurait pu suffire et les films deviennent alors longs ». (Notre traduction)

récit, l‟histoire parallèle contenue dans le film Devdas est essentielle pour comprendre la suite de l‟intrigue.

Un autre exemple s‟éloignant du support filmique est l‟émergence des comédies musicales façon « bollywoodienne » qui, en France, connaissent un réel succès depuis quelques années.

Bharati, il était une fois l’Inde est une comédie musicale de deux heures qui emporte le spectateur dans un monde féerique et qui traite de l‟un des sujets récurrents des œuvres indiennes, à savoir la dualité entre tradition et modernité dans l‟Inde d‟aujourd‟hui. Ce spectacle rappelle les films populaires de manière explicite (nous faisons ici référence à une scène du spectacle représentant le tournage d‟un film). Sutradhar, le conteur, joue le rôle du passeur entre l‟histoire de Bharati et le public. Il est le seul à prendre la parole et explique au public les différentes scènes chantées en langue hindi. Non seulement il devient le guide spirituel du personnage masculin, Siddharta, en aidant ce dernier dans sa quête, mais il devient également le guide du public qu‟il initie aux coutumes indiennes. En cela, il rejoint la mère de Paro dans Devdas qui endosse également le rôle de conteur tout en prenant part à l‟histoire.

Mais si nous avons choisi d‟évoquer ce spectacle musical, c‟est parce qu‟il compte également des histoires parallèles abordant le thème de l‟amour éternel. En effet, les personnages divins, Radha et Krishna, font leur apparition pour symboliser l‟amour qui unit les deux personnages principaux, Bharati et Siddharta. Le parallèle entre les personnages divins et les personnages du spectacle est clairement établi et dure le temps d‟une chanson accompagnée d‟une danse, tout comme c‟était le cas dans Devdas.

Ainsi nous pouvons constater que la structure ne semble pas linéaire, rejoignant par-là la culture hindoue et sa vision cyclique du monde puisque les mêmes mythes reviennent sans cesse et le spectateur averti reconnaîtra en eux le sens caché de l‟intrigue.

Nous allons à présent aborder rapidement le deuxième procédé d‟adaptation des mythes, pour ensuite nous consacrer à l‟étude de la réactualisation des mythes anciens dans les films populaires des années 1970-80.

Ce que nous pouvons souligner d‟entrée de jeu est que, dans les films, les dieux ne font pas une apparition en tant que tel, sous forme d‟histoire parallèle. Nous verrons qu‟ils sont présents à travers certains personnages et que les grands mythes font partie de la trame

principale, constituant parfois la base même de l‟intrigue, comme c‟est le cas du mythe des frères ennemis que nous retrouvons dans le film Deewaar.