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3. Cas particulier du cinéma indien

3.1 La naissance du cinéma en Inde

3.1.2 Phalke et le début du genre mythologique

Ce cinéaste nous intéresse tout particulièrement parce qu‟il est à l‟origine des premiers films mythologiques en Inde ; indice qui tend à prouver que le lien entre le cinéma et la mythologie se fit d‟entrée de jeu, dès les débuts du cinéma dans le pays.

Phalke était issu d‟une famille de brahmanes orthodoxes marathes, érudits en sanscrit. Il reçut une éducation classique et apprit cette langue ancienne de l‟hindouisme. Il suivit des études artistiques et architecturales dans les meilleurs instituts indiens, et travailla tout d‟abord dans un atelier photographique avant de se tourner vers le cinéma. Il était en outre partisan du courant nationaliste swadeshi (qui signifie autochtone ou auto-suffisant) « prônant la prise en main de leur économie par les Indiens en vue de l‟indépendance à venir »315

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314 Yves Thoraval, op cit, p 20 315Ibid, p 22

La diffusion de l‟une des versions du film La Vie du Christ en 1910 à Bombay, le poussa à se lancer dans la production de films. Cette œuvre le bouleversa et lui donna l‟envie de faire lui-même, à son tour, des films traitant des histoires connues par la majorité du peuple indien. Son objectif était d‟éduquer et de développer son peuple. « En effet, pour lui qui est un Hindouiste croyant issu de la plus haute caste hindoue, si Jésus est au centre de films dans l‟Occident laïcisé, les innombrables "aventures" des dieux indiens peuvent fournir une mine inépuisable de sujets »316.

Toute sa famille s‟impliqua dans l‟affaire : sa femme, par exemple, développait les pellicules au rez-de-chaussée de leur maison. Ayant acheté du matériel à Londres, il put réaliser en 1913 à Bombay, le premier long-métrage de fiction Raja Harishchandra (le Roi Harishchandra) qui racontait l‟histoire du bon roi Harishchandra. Ce fut le premier film mythologique qui marqua le début d‟une production massive de ce genre de films. Phalke basa son film sur un épisode du Mahabharata. « Phalke n‟échappait pas au fait que créer au cinéma, c‟était d‟abord imiter. Cela voulait dire aussi "substituer" : que Krishna prenne enfin la place du Christ ! »317 Ce film rencontra un énorme succès et a connu, depuis lors, plus de vingt versions en huit langues indiennes.

Le genre mythologique se développa à Calcutta à partir de 1917 et à Madras à partir de 1919. Il lança le début de carrière d‟acteurs prestigieux, qui, après avoir interprété des personnages divins, se faisaient élire au gouvernement par la suite.

Ce genre s‟appuie bien sûr sur l‟existence d‟un vaste public épris de ses divinités, pour qui la religion participe de plein droit à la vie quotidienne et qui se montre prêt à prendre pour argent comptant le merveilleux et les trucages de ces films : le film mythologique fonctionne, d‟une certaine façon, comme le cinéma réaliste puisque le surréel qu‟il introduit est perçu globalement comme une partie intégrante de la réalité318.

Le premier film de Phalke marqua la conscience nationale du public indien qui se reconnaissait avec fierté dans ce film où l‟on présentait des héros connus. Phalke avait répondu à la demande nationale de montrer des images faisant sens pour le peuple indien. La devise de Phalke : « Un film indien pour un public d‟Indiens » reflétait la montée du nationalisme de l‟époque. Dès lors, un nombre important d‟autochtones achetèrent une place pour aller voir son film lui assurant ainsi une véritable réussite financière.

316

Yves Thoraval, op cit, p 22 317 Emmanuel Grimaud, op cit, p 41

Par ailleurs, Phalke accorda une importance toute particulière à faire connaître ses films dans les campagnes. Il se déplaçait en char à bœufs avec ses pellicules afin de réaliser des projections un peu partout sous des tentes ou en plein air. Ces films à caractère nationaliste rencontrèrent un succès plus important auprès du peuple Ŕ les histoires issues des épopées religieuses étant parfaitement connues des masses indiennes les moins cultivées Ŕ mais elles furent rejetées par l‟élite indienne ainsi que par les Britanniques. Phalke avait une volonté de diffuser l‟information religieuse à travers ses propres films, une façon d‟après lui d‟ « éduquer » le peuple. Cette envie de diffuser les films au peuple, encore très présente dans le cinéma indien contemporain, pourrait être perçue comme le désir de faire de ce cinéma, un

mass media. D‟ailleurs, n‟oublions pas que le film fut également utilisé par les partis nationalistes du fait de permettre la diffusion massive d‟un message.

Phalke fonda sa propre compagnie en 1918, qu‟il appela la Hindustan Company, en affichant « son ambition indigéniste (swadeshi) » (Emmanuel Grimaud, 2003, p 40). Il réalisa entre 1913 et 1937 plus d‟une centaine de films, parmi lesquels des courts métrages et des documentaires. Le cinéaste fut souvent comparé à Georges Méliès (1861 - 1938), que nous avons cité auparavant, au point qu‟on lui attribua le surnom de « Méliès indien »319

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Ce qui nous semble important à retenir est que le cinéma connut un succès énorme, en partie grâce à Phalke, parce que les films constituaient un nouveau mode de représentation des mythes hindous. Après la sculpture, la peinture, la littérature, le théâtre et la danse, il fallait désormais faire place au cinéma qui reprenait les mythes et en faisait des images animées. Par ailleurs, nous pouvons affirmer que dans ses réalisations, Phalke fut énormément influencé par le peintre Raja Ravi Varma, qui était connu pour avoir réintroduit des thèmes et des sujets indiens classiques dans ses œuvres. Nous aurons l‟occasion de revenir sur ce célèbre peintre lorsque nous effectuerons un parallèle entre cinéma et peinture dans le chapitre suivant.

Ainsi, dès le début du cinéma en Inde, les films diffusèrent et transposèrent les grands mythes du passé. Pour traiter de ce thème plus en détail, après avoir posé les bases du genre mythologique en Inde, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : les films

319 Méliès, quant à lui, connut des périodes difficiles vers la fin de sa vie : n‟ayant plus les moyens pour continuer à diffuser ses films, il dut les revendre et dans un accès de colère, en brûla un certain nombre. Ce n‟est qu‟au début des années 1930 que ses œuvres furent redécouvertes par les Surréalistes et en 1931, il reçut la Légion d‟honneur.

ils seulement en scène les mythes ? Les magnifient-ils ? Les transforment-ils ? Dans quel but ? Nous chercherons donc à trouver la fonction de ces films mythologiques dans une société en mouvement.

Précisons que notre étude se concentre sur les années 1970-80. Nous chercherons donc à montrer le lien existant entre la réappropriation de certains mythes anciens (comme notamment le mythe des frères ennemis issu du Mahabharata) et le rapport avec la situation politique de cette époque (point qui sera étudié dans le dernier chapitre).

Mais pour bien comprendre ce lien, encore faut-il auparavant, analyser comment s‟est fait le passage des films muets aux films parlants, et cerner en quoi ce passage du muet au sonore a marqué un tournant dans l‟histoire du cinéma en Inde, comme ce fut le cas en Occident.