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La relation d’enquête prolongée ou les imprévus de Facebook

Chapitre 3. Une réflexion méthodologique

3.4 Les conditions d’enquête

3.4.3 La relation d’enquête prolongée ou les imprévus de Facebook

Pendant toute la durée de l’enquête, diverses sources ont été utilisées pour la recherche et la collecte d’informations sur les tribute bands, notamment des articles de journaux, des sites web musicaux, des affiches et des programmes de concerts.

Autant que possible, les informations trouvées en ligne ont été sauvegardées par le biais de captures d’écran tandis que des flyers et des affiches imprimées ont été collectionnés. A cela s’ajoutent les matériaux produits par nous-mêmes – des photos, des vidéos et divers enregistrements audio. Tous ces matériaux ont été fructueux pour la compréhension de l’objet d’étude à toutes les étapes de la recherche, mais des analyses systématiques de ceux-ci n’ont pas été effectuées.

Une source importante de ce type de données a été le réseau social Facebook, devenu aujourd’hui l’un des canaux de communication privilégiés des artistes. La plupart des tribute bands que nous avons vus en concert assuraient une présence en ligne avec des pages officielles sur Facebook. Ces pages fonctionnent presque comme des sites web officiels permettant aux musicien-ne-s d’annoncer des actualités ou leur programme de concerts à venir ainsi que de « partager » des photos et vidéos des concerts précédents. Surtout, ces pages facilitent la communication entre les artistes et leurs publics, permettant la rédaction de commentaires publics ainsi que l’envoi de messages privés. Les informations publiques sur ces pages ont nourri et complété notre matériau documentaire – le

nombre de concerts et les lieux où les groupes ont joué, les identités des membres, l’historique officiel de chaque groupe, ou encore la présentation de soi sur Internet.

L’outil des messages privés a été utilisé pour contacter les musicien-ne-s : la plupart des demandes de rendez-vous ont ainsi été effectuées sur Facebook. Pour certains groupes, cela constituait la seule manière de les contacter. Nous avons utilisé notre propre compte personnel dans ces démarches et parfois ajouté un lien vers le résumé de notre thèse sur le site officiel de l’université pour plus de crédibilité. Notre compte n’affichait à des inconnus (non les « ami-e-s » dans le cadre du site) que des informations minimales sur notre identité : nom, prénom, photo de profil.

Dans certaines études ayant fait un usage similaire des réseaux sociaux numériques, les sociologues ont privilégié la création d’un compte spécial dans le cadre de leur recherche. Dans son enquête sur les adhérents au Parti socialiste (PS) et à l’Union pour un mouvement populaire (UMP) en France, Anaïs Théviot (2014) a ainsi privilégiée la création d’un compte Facebook professionnel distinct de son compte privé pour envoyer des invitations à devenir « amie » dans le cadre du site avec de potentiel-le-s enquêté-e-s. Elle a ensuite utilisé ces « amitiés » pour inviter ces individus à remplir un questionnaire en ligne ainsi que pour observer leurs usages politiques de ce réseau. D’autres, comme Claire Balleys et Sami Coll (2015) dans leur enquête sur les pratiques de sociabilité adolescente en ligne, ont créé des comptes fictifs, avec un pseudonyme et une image de paysage comme photo de profil, pour devenir « ami-e-s » avec d'autres comptes fictifs qui se trouvaient au centre de larges réseaux. Ceci leur a permis d’avoir accès aux informations visibles aux « ami-e-s des ami-e-s » – accès que les internautes peuvent autoriser ou refuser en manipulant les paramètres de leur compte. Nous n’avons considéré aucune de ces options. Il ne s’agissait pour nous que d’une étape rapide et d’un canal pratique de prise de contact, non le prolongement de la relation d’enquête ou l’« amitié » virtuelle pour pouvoir observer l’activité d’autrui sur Facebook.

Pourtant, la situation s’est vite inversée quand, dès notre première prise de rendez-vous avec un groupe, le musicien ayant répondu au message a aussitôt envoyé une invitation d’« amitié » sur Facebook. Après de longs tâtonnements, nous avons

accepté l’invitation en tant que signe de « collaboration » avant même l’entretien.

Ces invitations se sont multipliées avec l’avancement de l’enquête. Afin de séparer notre compte privé des « relations d’enquête », une liste spéciale d’« ami-e-s » a alors été créée pour regrouper les enquêté-e-s et pouvoir ainsi limiter leur accès à certaines de nos informations ou actualités.

Ces invitations sont en partie un signe de quête de visibilité de la part des musicien-ne-s, car un nombre important d’« ami-e-s » augmente les chances d’être repéré dans ce vaste réseau virtuel. Les internautes qui commentent les images (photos de concerts, flyers, programmes) affichées par les musicien-ne-s les rendent automatiquement visibles à leurs propres « ami-e-s » qui ne sont pas en contact avec le groupe. Pour cette même raison, les musicien-ne-s n’hésitent pas à s’adresser à leurs contacts, y compris notre personne, avec des demandes de diffusion de liens ou de « partages » d’informations.

De notre côté, ces « amitiés » ont permis d’aisément garder le contact avec les musicien-ne-s et de rester au courant de l’actualité des tribute bands rencontrés.

C’est ainsi que, par exemple, nous avons su que l’un de nos tribute bands avait changé de style et ne jouait plus que des compositions originales137, ou encore qu’un autre groupe cherchait une nouvelle chanteuse quand l’ancienne avait arrêté la musique à cause de ses obligations professionnelles. De plus, les connexions au sein du réseau musical étaient aussi reflétées en ligne et nous avons pu repérer les connaissances mutuelles entre les différents groupes : des musicien-ne-s qui se connaissent et/ou jouent ensemble dans des formations variées. La possibilité offerte par le site d’apercevoir les contacts en commun avec tout individu a peut-être même ajouté une crédibilité à notre rôle de sociologue lors de nos messages de prise de contact, car nos « amitiés » avec des musicien-ne-s de tribute bands étaient visibles par les autres et témoignaient ainsi d’un certain statut d’« initiée ». Parallèlement, ce même outil aurait pu entraîner des problèmes de communication si certain-e-s musicien-ne-s se trouvaient en conflit avec d’autres, dès lors parmi nos « ami-e-s », ce qui n’est pas arrivé.

137 Au moins trois des groupes rencontrés ont, depuis notre entretien, mis fin à leur activité en tant que tribute bands et jouent dès lors des propres compositions.

Ce contact prolongé avec les enquêté-e-s est devenu un outil ambigu qui oblige à considérer les enjeux éthiques qui en découlent. D’un côté, cela a permis d’étendre nos observations et le recueil de données (comme des annonces de concerts) à des plateformes en ligne. D’un autre côté, même si ces musicien-ne-s ont généralement des centaines, voire des milliers d’« ami-e-s » sur Facebook, certaines informations affichées sur leur page étaient visibles uniquement par leurs contacts. Nous avions donc un accès privilégié à des données en tant qu’« amie » de ces musicien-ne-s.

Nous n’y aurions probablement pas eu accès en tant que sociologue lors des entretiens. Ceci, d’autant qu’il s’agissait de comptes privés de ces musicien-ne-s où s’affichaient, aussi, des informations personnelles, des photos de famille et de vacances, des échanges avec des connaissances ou des proches. Le dilemme était constant pour nous en raison du statut des informations extraites de Facebook, ce réseau virtuel qui oscille entre privé et public. Jusqu’où peut-on faire usage d’un échange entre proches, d’une photo, d’un commentaire ou d’une affiche de concert dans le cadre d’une enquête sociologique sans risquer de franchir la ligne rouge qui sépare le respect de la vie privée de la volonté de savoir ?

Le mélange comme la nature des informations affichées sur les comptes Facebook – entre des photos privées et des affiches de concerts à diffusion publique – compliquent les tentatives de catégorisation ou de qualification de ces données.

Dans son analyse des degrés de visibilité des sites, Malin Sveningsson (2009) suggère qu’il en existe de quatre types : public, semi-public, semi-privé et privé. Un site public est ouvert et accessible à tout public. Un site semi-public est aussi ouvert à tous, mais il nécessite une inscription sous un nom d’utilisateur. Un site semi-privé (comme l’intranet d’une organisation) nécessite une inscription sur la base de conditions préalables. Enfin, un site privé est invisible et inaccessible au grand public, l’accès étant réduit à la personne ayant créé la page et à ses invités, à l’exemple des albums de photos privés en ligne. Or les informations affichées sur Facebook s’inscrivent dans chacun de ces quatre types, en fonction des paramètres de sécurité choisis par l’individu. Certaines donées sont visibles par tout le monde, d’autres le sont uniquement par des « ami-e-s » ou une sélection de contacts.

Le statut ambigu de ces informations ne nous a cependant pas empêché de les consulter, sans les avoir expressément cherchées. D’une façon inattendue, nous

nous sommes retrouvé à effectuer ce qui a été appelé de l’« ethnographie en ligne » (Garcia et al. 2009) ou « ethnographie virtuelle » (Hine 2000). En ce sens, Facebook est devenu un outil important pour ce que Howard S. Becker appelle « la preuve sur le terrain » (2006 : 71), laquelle ne peut être garantie que par une longue présence auprès des enquêté-e-s, sans que ces individus aient toujours conscience que l’enquête se poursuit parce qu’ils l’« oublient » ou qu’ils s’y habituent. Puisque nos rencontres avec les musicien-ne-s n’étaient qu’occasionnelles et durant de courtes périodes (quelques heures seulement), Facebook nous a permis de prolonger ces contacts et de découvrir d’autres aspects de leur activité de musicien-ne : celle se déroulant alors en ligne.

Les communications et informations sur Facebook peuvent être, selon nous, considérées comme un prolongement de l’échange en face-à-face dans le cadre de l’entretien. Mais le fait de citer ces données à l’insu des individus nous paraissait plutôt à éviter. Ces informations ont souvent nourri notre réflexion, mais sans être considérées comme de véritables données ou matériau d’analyse destinés à être exposés ou cités.

La situation s’est compliquée quand, à titre d’exemple, l’un des musiciens interviewés a affiché sur son compte privé une critique féroce adressée à un autre musicien, qui jouait dans un tribute au même artiste originel et que nous avions aussi interviewé. Ce message n’était visible qu’aux contacts de ce musicien, donc d’ordre plutôt « privé » et invisible pour l’individu critiqué. Il a suscité plusieurs commentaires de compassion de la part d’autres musicien-ne-s. Les critiques de ce type étaient rares, mais elles auraient pu s’avérer fructueuses pour notre analyse dans la mesure où, lors des entretiens, les musicien-ne-s niaient généralement qu’il puisse y avoir une concurrence entre tribute bands. Des rivalités tout comme des amitiés parmi les musicien-ne-s et entre tribute bands étaient plus visibles en ligne que lors des entretiens. Ceci relevait peut-être, d’une part, de l’aisance de la communication virtuelle et, d’autre part, d’une relative autocensure lors de l’entretien.

Cet exemple illustre notre usage tacite des informations accessibles sur Facebook.

Cette utilisation soulève plusieurs dilemmes. La critique formulée par ce musicien n’a

pas été formellement considérée comme matériau d’analyse, ni citée, mais a sans doute nourri notre réflexion. Il aurait été possible de lui demander l’autorisation de citer sa critique dans le cadre de l’enquête, mais cela aurait mis en péril notre relation avec lui, son groupe et ses « ami-e-s » ainsi qu’avec le tribute critiqué. La critique n’avait pas pour vocation d’être publiée et diffusée ailleurs que sur Facebook, bien que sa « confidentialité » puisse être remise en cause par le nombre élevé d’« ami-e-s » de ce musicien (près de deux mille). En ligne comme sur le terrain, nous nous sommes retrouvé dans des situations où « le chercheur est engagé, le plus souvent à son insu, dans un réseau d’alliances et d’oppositions », comme le note Christian Papinot (2014 : 210).

Outre les questions éthiques, la prolongation du contact avec les enquêté-e-s sur Facebook a également contribué à l’évaluation du degré de « saturation » des données, mais elle a aussi compliqué, voire empêché la délimitation du terrain. De nouvelles informations ont continué à attirer notre attention et les invitations à des concerts n’ont jamais cessé. Notre difficulté à « quitter le terrain » (Arborio & Fournier 2008) s’est accentué en raison de nos « amitiés » sur Facebook, bien que nous ayons déjà mis fin à la réalisation d’observations et d’entretiens. Autrement dit, sortir de son « terrain » n’est pas nécessairement plus facile que d’y entrer.

* * *

En lien avec l’approche interactionniste, nous avons retenu une méthodologie qualitative d’enquête : une étude de terrain, une réflexion guidée par des observations de concerts et des entretiens semi-structurés avec divers individus formant les maillons de la « chaîne de coopération » (Becker 1988) du monde de l’art des tribute bands. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, lesquels présentent en détail les résultats de notre enquête, le terrain retenu – principalement la Suisse romande – a été très fructueux pour l’étude. Ceci est notamment dû au fait que la nouveauté du phénomène dans ce pays donne encore lieu à de nombreuses controverses qui nourrissent vivement la réflexion sociologique. Relevant de la nature même de nos données, nos analyses font apparaître des « non-dits » de ce monde de l’art ainsi que des éléments qui n’auraient pu être explicités qu’à travers une telle étude empirique qualitative.