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Chapitre 3. Une réflexion méthodologique

3.3 Les entretiens

3.3.2 Le déroulement des entretiens

Bien que notre intention de mener un entretien ait toujours été clairement précisée lors de la prise de rendez-vous, les interviews se sont déroulées dans un style

informel de communication. Nous avons mené des entretiens que nous voulions semi-directifs sans presque jamais avoir recours à la grille d’entretien128 lors de l’interview, sauf parfois, à la fin, pour s’assurer de ne pas avoir oublié de traiter d’importants éléments. Howard S. Becker qualifie ce type d’entretiens de « juste des conversations » (Becker in Obrist 2005)129. Ce style informel a non seulement facilité le déroulement des entretiens, mais il a aussi donné lieu à des débats et à des échanges entre les musicien-ne-s quand le groupe entier participait à la discussion.

Certains éléments liés aux tribute bands et d’autres thématiques de discussion ont donc pu ressortir plus facilement que si les entretiens avaient été menés dans un style plus formel, avec une série de questions et réponses strictes, ou avec un seul membre du groupe. Toutefois, cette même facilité de conversation a aussi souvent entraîné des échanges autour de thématiques moins focalisées sur l’objet d’étude : il a souvent été nécessaire d’intervenir pour « recadrer » la discussion.

Afin de conserver à nos échanges le caractère d’être, d’abord, « juste des conversations », nous avons également fait usage d’une autre « ficelle » mise en avant par Howard S. Becker : formuler les questions avec le mot « comment » et non

« pourquoi » (2002 : 105). Au lieu de demander, par exemple, « pourquoi jouez-vous dans un tribute band ? » nous avons privilégié la formulation « comment avez-vous commencé à jouer dans un tribute ? » Selon Becker, cette manière de formuler les questions présente deux avantages. D’abord, les individus interrogés ne se sentent pas obligés de justifier leurs pratiques, car le mot « pourquoi » peut souvent paraître accusateur et, donc, déclencher des réponses plus prudentes, voire enclines à cacher une partie de la vérité. Autre avantage : le mot « comment » entraîne généralement des réponses plus narratives, comme une histoire de type « il s’est d’abord passé ceci, ensuite cela et enfin nous en sommes arrivés là ». Il s’agit dès lors de considérer l’objet d’étude plus comme le résultat d’un « processus » que d’une « cause ». Cette « ficelle du processus » fait ressortir plus d’éléments explicatifs, selon Becker (ibid.), que la recherche de causalités. Ce procédé a été utilisé par des sociologues comme Robert E. Park, l’un des fondateurs de l’Ecole de

128 Des exemples de guides d’entretien utilisés lors des interviews se trouvent en annexe.

129 Selon Becker, si l’individu avec qui l’on est en train de « bavarder » sait clairement qu’une étude scientifique est à la base de la conversation, il n’y a alors pas besoin de changer de style et annoncer qu’il s’agit dès lors d’un entretien et, donc, d’une relation d’un autre type (Obrist 2005).

Chicago, pour expliquer sociologiquement des révolutions historiques. Cette posture a facilité notre compréhension du phénomène des tribute bands – un processus qui tire son origine d’un contexte socio-économique spécifique et dont les règles du jeu sont toujours en cours d’élaboration, et non un produit « fixe ».

Enfin, la dernière « ficelle » que nous avons utilisée et qui relève des deux précédentes est celle que Becker appelle « jouer à l’idiot ». Elle consiste à obliger l’individu à déclarer ouvertement les éléments implicites de ses propos (2006 : 94).

Parfois, cela implique de devoir répéter la question posée ou de reformuler la réponse pour recevoir une confirmation. D’autres fois, cela amène à accentuer les différences sociales et à jouer sur le fait de ne pas appartenir à ce monde de l’art, en demandant à l’individu de (ré)expliquer ce qui peut paraître banal ou ce qui a déjà été précisé. D’un point de vue méthodologique, ceci peut paraître contre-intuitif, car les techniques d’enquête en sociologie ont pendant longtemps été fondées sur la tradition anthropologique et ont cherché à minimiser lesdites différences sociales :

« Le souci d’atténuer la violence symbolique de la situation d’enquête en cherchant à en réduire le caractère intimidant passe par un effort d’indigénisation du chercheur » (Papinot 2014 : 42).

Mais, comme l’écrit Christian Papinot (2014 : 142), les individus sur lesquels porte l’enquête ne s’attendent pas toujours à se retrouver face à quelqu’un qui serait

« comme eux ». Bien au contraire, ils présument parler à quelqu’un de « très différent », et dans cette logique, ces individus ne s’étonneront pas de devoir répondre à des questions posées par quelqu’un « jouant à l’idiot ».

Le danger de cette technique est de franchir la ligne qui sépare l’apparence de la réalité : ne plus « jouer à l’idiot », mais paraître l’être vraiment ! Par exemple, l’astuce consistant à rappeler que l’enquête n’en est encore qu’à ses débuts et que nous n’avions pas encore rencontré beaucoup de tribute bands nous a autorisé à poser des questions qui paraissaient appeler des réponses banales. Mais ce monde de l’art s’avérant de taille restreinte et le réseau des individus à contacter, relativement étroit, cette technique n’aura pu être mobilisée très longtemps, car après quelques d’entretiens seulement, nombre d’individus interrogés connaissaient déjà notre existence et, plus ou moins clairement, notre projet, informés qu’ils avaient été par

d’autres musicien-ne-s. En outre, afin d’obtenir des réponses à des questions plus délicates, il était nécessaire d’affirmer nos connaissances d’autres éléments de ce monde de l’art pour donner une « crédibilité » à la question. Après un certain nombre d’entretiens, et en fonction des informations recherchées, « jouer à l’idiot » peut même s’avérer contre-productif et mener à la collecte de données superficielles, car le ou la sociologue donne alors l’impression de ne rien comprendre à son objet.

Le fait d’avoir eu affaire à un réseau relativement restreint a nécessité d’accorder plus de soins aux relations avec les individus rencontrés, car la plupart se côtoient de temps à autre – souvent, en effet, les tribute bands partagent les scènes habituelles ou les mêmes musicien-en-s jouent dans plusieurs groupes. Ainsi, comme il est communément admis en sociologie et afin de faciliter les échanges, nous avons toujours rappelé à nos enquêté-e-s que leurs réponses seraient traitées de manière anonyme et en toute confidentialité.

Ce rappel a engendré quelques étonnements de la part des enquêté-e-s, lesquels affirmaient alors ne rien avoir à cacher et déclaraient assumer ou pouvoir signer leur propos. Des réactions de ce type ne sont pas rares dans les enquêtes sociologiques (Beaud & Weber 2003 : 211), mais celles rencontrées sur notre terrain peuvent en partie être attribuées aux caractéristiques du domaine artistique même. Les artistes cherchent souvent la visibilité et la reconnaissance, et non l’anonymat. Ils les recherchent par le biais d’entretiens et d’apparitions dans les médias ou en ligne130. Leur surprise était certainement liée à l’emploi du mot « anonymat », qui fait aussitôt penser qu’il sera question de sujets tabous ou d’une vérité cachée à « dévoiler ».

Etant donné le statut inférieur ou, du moins, ambivalent accordé aux tribute bands dans le monde musical, la garantie de l’anonymat aurait même pu avoir un effet pervers sur les réponses des enquêté-e-s. Ces individus auraient pu se sentir mal à l’aise, non à cause d’une ou plusieurs « vérités à dévoiler », mais en raison de l’idée même qu’il y aurait quelque chose à cacher ou à éviter d’énoncer – ce qui pourrait être, à leurs yeux, la raison de notre garantie de leur anonymat.

130 D’ailleurs, les entretiens avec des tribute bands plus connus sur la scène internationale démontraient fréquemment une certaine « habitude » de ces musicien-ne-s d’être interviewé-e-s par des journalistes - les réponses à nos premières questions étaient bien préparées, très soignées et probablement déjà répétées maintes fois auparavant.

Tantôt sérieuses, tantôt sarcastiques, les remarques autour de l’anonymat, telle « là, tu peux mettre mon nom ! », ont été fréquemment utilisées par les enquêté-e-s pour souligner leurs propos ou, au contraire, prendre une distance avec certains éléments, comme en témoigne l’extrait d’entretien en tête de ce chapitre. De même, si notre demande d’enregistrer les entretiens n’a jamais été refusée, le fait même d’enregistrer la conversation a souvent provoqué des remarques intéressantes. Les enquêté-e-s n’ont jamais « oublié » l’enregistreur au cours de l’entretien, comme cela aurait pu être le cas en utilisant un téléphone portable – d’un usage plus « discret » aujourd’hui, posé sur la table, que les magnétophones auxquels font référence les guides méthodologiques (Beaud & Weber 2003). Bien au contraire, il a fréquemment été l’objet de commentaires ironiques comme « coupe-le, coupe-le ! » et « il faudra peut-être supprimer cela… », ou encore de gestes comme le fait de se rapprocher de l’enregistreur et de parler plus fortement, toujours suivis de rires. Les interviewé-e-s vérifiaient également, en cours ou à la fin de l’entretien, le bon fonctionnement de l’enregistreur et la survenue d’éventuels problèmes techniques qui auraient empêché le bon déroulement de notre enquête.

Là aussi, ces réactions découlent en partie de ce qu’est ce monde de l’art et du fait que la plupart des enquêté-e-s travaillent régulièrement avec des enregistrements.

Par ailleurs, ces remarques, ces nombreuses blagues témoignaient, à nos yeux, de l’atmosphère détendue de l’échange. Aucune tension n’a été remarquée concernant l’enregistrement, et les demandes de suppression ont toujours été ironiques. Malgré tout, le fait d’avoir enregistré les entretiens avec des individus qui travaillent dans un réseau étroit aurait pu, très probablement, influencer les réponses et les rendre plus prudentes ou soignées.

Les entretiens enregistrés ont ensuite été retranscrits par nos soins et analysés sans utiliser de logiciels spécifiques. Une analyse thématique a été effectuée en utilisant la méthode « traditionnelle » de surlignage et d’ajouts de commentaires par codes couleurs dans les marges du document dans un logiciel de traitement de texte131. La raison principale derrière ce choix était de pouvoir éviter, même partiellement, la

131 Pour les retranscriptions, les analyses ainsi que la rédaction du manuscrit, nous avons privilégié le logiciel Scrivener pour sa flexibilité dans les manipulations du texte.

rigidité du codage qualitatif, laquelle se renforce encore, selon nous, lorsqu’on recourt à des logiciels d’analyse de texte. Toutefois, cette flexibilité dans le processus d’analyse, avec de nombreux aller-retour, a présenté plusieurs inconvénients comme la durée extensive du travail, de nombreuses relectures du matériau ainsi que l’impossibilité de retrouver facilement les extraits d’entretiens classés sous les mêmes thèmes132. L’étape de l’analyse a débuté, la plupart du temps, dès la retranscription de l’entretien, et nous avons aussitôt rédigé des notes d’analyse préliminaires en nous pliant à une certaine « obligation de réfléchir » (Peneff 2009 : 155). Ces notes ont progressivement été élaborées, séparées et/ou rassemblées dans des thématiques plus larges, formant éventuellement les chapitres et sous-chapitres du manuscrit. En ceci, notre manière de travailler se rapprochait de celle suggérée par Charles W. Mills : elle consiste à rédiger régulièrement des notes et à se livrer à un constant « réarrangement des fichiers pour inviter à l’imagination »133 en sociologie (1959 : 292).

Ce travail continu de relecture et d’analyse du matériau a autorisé l’évaluation du nombre d’entretiens à mener en fonction de la « saturation » des données produites, comme dans le cas des observations. Dans une démarche dite d’« induction analytique », la production de données, le codage et les analyses sont « des étapes inextricablement mêlées » (Emerson 1997 : 43). Chaque entretien ajoutait, certes, des détails intéressants et des exemples spécifiques à considérer, mais il consolidait, du même coup, les informations de fond déjà relevées. Après un certain nombre d’entretiens, l’apport de ceux-ci diminuait, malgré la tentation de continuer à multiplier les cas. A ce sujet, Howard S. Becker rappelle que :

« Quel que soit le sujet qui nous intéresse, nous ne pouvons en étudier tous les cas - et nous n’avons d’ailleurs aucune raison de vouloir chercher à le faire. Toute entreprise scientifique s’efforce de découvrir quelque chose qui puisse s’appliquer à toutes les choses d’un certain type en en étudiant quelques exemples, le résultat de cette étude étant, comme on dit,

“généralisable” à tous les membres de cette classe de choses.134 » (2002 : 118)

132 Les logiciels de codage permettent d’attribuer des mots-clés (des codes) à des extraits d’entretiens et de retrouver facilement ces derniers qui seront alors classés par thèmes.

133 Traduction par nos soins.

134 Accentuation par l’auteur.