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Chapitre 2. Une approche interactionniste

2.1 L’art comme action collective

2.1.1 Les conventions

Le fonctionnement de cette coopération, malgré les conflits, repose sur des

« conventions », autrement dit : des accords tacites entre les individus, accords le plus souvent implicites définissant les tâches de chacun ainsi que les normes et les valeurs à respecter et à maintenir collectivement (Becker 1988). Les conventions sont connues de tous, ou, du moins, de la plupart des individus qui font partie de la chaîne de coopération, y compris les publics. Devenu un exemple emblématique, le point de départ de l’argument de Becker est le jazz des années 1940-1950 : des musicien-ne-s qui réussissent à jouer ensemble devant un public sans être obligés de répéter à l’avance (Becker 1988 ; Becker & Faulkner 2011). L’explication de ce phénomène tient, ici, au style musical, le jazz, auquel adhèrent ces musiciens – une musique qui s’improvise sur la base de mélodies connues, de thèmes ou de

« standards ». Mais tout ne s’improvise pas à proprement parler, car ces musicien-ne-s ont déjà une certaine formation et des compétences musicales préalables, lesquelles permettent une compréhension mutuelle sur scène autour de la mélodie à jouer : quel instrumentiste se lance en premier ? Quel autre va suivre ? Comment va-t-on jouer le morceau et dans quelle tonalité ? Ces connaissances partagées, fussent-elles « incorporées » comme le dirait Pierre Bourdieu (1979a), forment ce que Becker nomme des conventions artistiques :

« En général, les personnes qui coopèrent à la production d’une œuvre d’art ne reprennent pas tout à zéro. Elles se fondent plutôt sur des conventions antérieures entrées dans l’usage, qui font partie désormais des méthodes habituelles de travail dans le domaine artistique considéré. » (1988 : 53)

Certaines conventions sont apprises par les artistes comme par les membres du public, et ce au cours de la socialisation118.

Si les musicien-ne-s de jazz se comprennent mutuellement sur scène sans forcément se parler, le public en face, également, comprend l’œuvre et l’activité sur scène. La plupart des conventions concernent généralement l’esthétique ou la technique de l’art ; d’autres relèvent du monde social plus large, comme la division sexuée des rôles dans le ballet (Becker 1988 : 66).

Les conventions peuvent notamment être d’ordre « pratique », permettant une division du travail claire et efficace ainsi que la coordination de la chaîne de coopération. Chaque individu pourra alors s’occuper d’une tâche spécifique, s’appuyant implicitement ou explicitement sur d’autres pour accomplir le reste (Becker 1999 : 102). A titre d’exemple, le producteur musical sera chargé de la coordination d’un travail collectif et confiera les paroles d’une chanson au parolier, la composition de la mélodie au compositeur, puis l’interprétation aux instrumentistes et au chanteur, le produit final étant affiné par une équipe technique ou par l’ingénieur du son. A cela s’ajoutent les rôles de l’agence de l’artiste, des sociétés qui gèrent les droits d’auteur, ou encore des chaînes de distribution commerciale. En outre, les conventions de ce type permettent une continuité dans l’activité puisqu’il serait impossible de (ré)inventer de nouveaux systèmes et façons de travailler à chaque étape de la création. Un exemple parlant ici est le système de la notation musicale ainsi que les notes, les accords et les gammes, lesquels sont fondés presque entièrement sur des conventions et permettent de « gagner du temps » dans le travail de la création119 (Becker 1999 : 62).

118 Nous faisons usage de cette notion telle qu’elle est définie par Muriel Darmon : « […] l’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit – on dira aussi “formé”, “modelé”, “façonné”,

“fabriqué”, “conditionné” – par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert – “apprend”, “intériorise”, “incorpore”, “intègre” – des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement. » (2007 : 6)

119 Par ailleurs, la dimension conventionnelle du système de notation ou des gammes devient plus visible dès qu’on les compare à ceux utilisés dans d’autres parties du monde qui ont des traditions musicales et esthétiques différentes. Les gammes, les notes ou les accords musicaux dans la tradition

« occidentale » auraient pu être différents.

Mais les conventions peuvent aussi être d’ordre « symbolique » et permettre, non seulement de reconnaître une œuvre d’art comme telle, mais aussi de distinguer plusieurs styles artistiques (Becker 1988 : 54-56). Un poème, un roman et une pièce se distinguent ainsi, s’agissant de la littérature, en raison des conventions différentes mises en œuvre. De même, différentes formes de poème se différencient par d’autres conventions particulières encore: un sonnet sera reconnu en raison de l’ordre précis des rimes des quatorze vers (op. cit. : 68) et, de ce fait, on ne le confondra pas avec une ballade ou un limerick.

Qu’elles soient d’ordre « pratique » ou « symbolique », les conventions, non seulement fournissent des réponses à la question de savoir comment procéder (avec qui travailler, comment distribuer les rôles, quelles techniques utiliser), mais aussi à celle de savoir ce qu’il faudrait faire ou, au contraire, éviter pour que l’œuvre finale s’inscrive dans tel ou tel style, qu’elle soit visible et promue dans les réseaux concernés et, enfin, qu’elle trouve un public qui la comprendra et l’appréciera.

Force est de constater que Becker n’a presque jamais fourni une définition nette du terme de « convention », la plupart de ses écrits sur le sujet étant explicités à travers divers exemples, si bien que ce concept peut même paraître flou et trop englobant.

Selon Lisa McCormick (2006 : 141), la notion de convention « couvre un terrain trop vaste » pour être efficace dans des explications sociologiques. Il est infructueux, selon l’auteure, d’utiliser un seul et même concept pour expliquer la division du travail, les techniques de production, l’esthétique de l’art, ou encore les codes d’étiquette dans une salle de concert. Aussi s’agira-t-il pour nous de considérer surtout la dimension que nous qualifions de « symbolique » dans la distinction du travail des tribute bands par rapport à d’autres types de configurations musicales ainsi - et surtout - que le partage de codes entre musicien-ne-s, intermédiaires et publics dans la compréhension de l’œuvre.

D’autres sociologues du courant interactionniste ont aussi proposé des analyses similaires de conventions qui régissent la vie en société. Ainsi Erving Goffman traite-t-il de ces « rites d’interaction » (1973, 1974a) qui sont autant d’accords tacites facilitant le déroulement des interactions quotidiennes. Ces mêmes « rites » permettent la distinction entre les dispositifs que Goffman (1973) appelle la « scène »

et les « coulisses » de la vie sociale – métaphores empruntées à la dramaturgie120. C’est ainsi, selon l’auteur, que les individus apprennent et savent comment se tenir, réagir et « lire » les actions d’autrui dans différentes situations sociales.

Force est toutefois de rappeler que, dans les écrits de Goffman, la notion d’« interaction » implique le plus souvent sinon toujours une situation de face-à-face où interagissent au moins deux individus. L’auteur en appelle même à une analyse systématique de cet « ordre de l’interaction » comme on étudie l’ordre économique.

Selon Goffman, l’interaction quotidienne constitue un « ordre d’activité » ou un

« domaine » qui nécessite une micro-analyse et qui est d’une grande importance car il « est en fait peut-être plus ordonné que tout autre » (1988 : 198). Il définit ainsi cette notion :

« L’interaction sociale peut être définie, de façon étroite, comme ce qui apparaît uniquement dans des situations sociales, c’est-à-dire des environnements dans lesquels deux individus, ou plus, sont physiquement en présence de la réponse de l’un et de l’autre. […] C’est un fait lié à notre condition humaine que, pour la plupart d’entre nous, la vie quotidienne se déroule dans l’immédiate présence d’autrui ; en d’autres termes, quels que soient nos actes, ils ont toute chance d’être socialement situés » (1988 : 191) Cette perspective goffmannienne s’éloigne de celle de Becker, lequel considère la notion d’interaction en termes plus abstraits, comme dans les travaux de Hughes (1993a : xvii-xviii) où il n’est pas forcément question d’une interaction immédiate entre individus face-à-face, mais bien d’une manière de concevoir la société comme étant changeante et les normes sociales comme étant « relatives ». Au sens beckerien du terme, les interactions ne nécessitent pas la présence immédiate des individus, car les conventions peuvent agir de loin, être transmises d’un individu ou d’une génération à l’autre et mises en œuvre par le biais d’une chaîne de coopération ou de dépendances vis-à-vis d’autrui dans la division du travail.

A l’instar des « rites d’interaction » pouvant s’avérer très contraignants pour les individus (Goffman 1973), les conventions peuvent l’être aussi pour les artistes. La dimension contraignante des conventions artistiques est centrale dans

120 La « scène » représente le dispositif où l’individu se retrouve en public, en interaction avec autrui, tandis que les « coulisses » sont les contextes plus privés et relâchés où l’individu est seul ou avec des « semblables ».

l’argumentation de Becker. Certaines contraintes sont d’ordre technique ou fonctionnel : des pièces de théâtre sont refusées à cause d’une durée excessive, rappelle l’auteur (Becker 1999 : 101) ; des peintures ou des sculptures se voient rejetées là où l’infrastructure ne permet pas de les exposer, et un roman peut devoir être réduit en taille afin d’être accepté en publication. Ces contraintes techniques peuvent aller jusqu’à engendrer de nouvelles conventions plus « symboliques » ou stylistiques, lesquelles deviennent à leur tour des contraintes. Tel était le cas de l’écrivain Charles Dickens, dont le style littéraire s’est forgé en obéissant aux limitations des pages disponibles dans les journaux où il publiait, et ce avant même que ces passages deviennent des livres (Becker 2013 : 118).

Les contraintes que constituent les conventions permettent d’équilibrer « le choix entre la facilité des conventions et la difficulté de l’anticonformiste, entre la réussite et l’obscurité » (Becker 1988 : 58). Proche de Becker et excellent connaisseur de son œuvre, Alain Pessin (2004) souligne :

« [La notion de convention] permet aussi l’exploration de toutes les possibilités offertes dans le cadre même de la règle. Ainsi, dans le domaine de l’art, une forme conventionnelle ne confine nullement à la stérilité. Non seulement elle autorise le partage d’une activité, mais elle oblige à des exercices subtils de jeu dans et avec la règle pour obtenir des effets toujours nouveaux quoique partageables grâce à leur fidélité à la règle. » (2004 : 49)

Dans le même ordre d’idées, Jon Elster prolonge l’argument beckerien en affirmant que les conventions artistiques sont essentiellement des contraintes qui aboutissent à « un type spécial d’équilibre » (1994 : 19). « La création artistique est l’exercice d’un choix dans le cadre de contraintes » écrit l’auteur (op. cit. : 21). Les contraintes peuvent être imposées de l’intérieur du domaine artistique même ou par des forces extérieures telles la technologie ou les finances. Elles permettent non seulement aux artistes de « concentrer les pouvoirs créatifs sur une tâche d’une dimension gérable » (op. cit. : 23), mais aussi au public et aux critiques d’art de comparer et de juger les œuvres (op. cit. : 20).

Les conventions se trouvent au cœur de la valeur artistique plus largement et elles délimitent, fût-ce tacitement, ce que nous entendons par « art ». Dans un ouvrage récent, What About Mozart? What About Murder? Reasoning from Cases (2013),

Becker retourne à cette question en s’appuyant sur les travaux de Raymonde Moulin (1967) au sujet du marché de la peinture, en France, dans les années 1950-1960.

L’analyse de Moulin souligne l’enchevêtrement de la valeur artistique (esthétique) et de la valeur économique - l’une définissant l’autre et réciproquement, mais chacune étant sujette à des changements au cours du temps. Une œuvre jugée excellente selon des critères esthétiques conventionnels peut attirer de grosses sommes sur le marché, et inversement une œuvre vendue à un prix élevé paraît faire preuve d’une qualité artistique supérieure (op. cit.). Or ces critères de jugement peuvent changer d’un contexte et d’une époque à l’autre. Et Becker de conclure :

« Les standards esthétiques partagés importent plus que ceux qui sont individuels, car comme d’autres croyances partagées, telles les lois économiques […], ceux-ci créent la base pour une action collective. Si nous sommes d’accord sur les standards, nous pouvons plus facilement nous mettre d’accord sur la façon de procéder dans des situations où nous avons accepté d’être régis par ces standards121. » (2013 : 97)

Les conventions et valeurs partagées autorisent et facilitent non seulement la production d’œuvres, mais aussi ce qui paraît, de prime abord, arbitraire, inexplicable, voire dépourvu de toute logique rationnelle (Velthuis 2003) : les appréciations et les jugements, les ventes sur le marché, la détermination du prix.

Becker juge fondamental le rôle des publics dans cette action collective autour des valeurs partagées. Ce sont précisément les conventions et les connaissances partagées qui permettent selon lui d’expliquer la dimension « inexplicable » de l’art et les émotions suscitées par une œuvre (Becker 1988 : 54). La connaissance des conventions différencie le « public occasionnel », plutôt indifférent, du « public assidu et averti » qui, lui, « collabore » avec les artistes :

« Les habitués des manifestations artistiques, ceux qui vont aux spectacles et aux expositions, ou les amateurs de littérature apportent un soutien appréciable à ces activités et à leur système de production. Ce public initié appartient au monde de l’art, et il participe plus ou moins constamment à l’activité de coopération qui le constitue. » (op. cit. : 71)

121 « Shared aesthetic standards matter more than private and idiosyncratic ones because, like other shared beliefs, like the economic rules […], they create the basis for collective action. If we agree on standards, we can agree more easily on what to do in situations in which we’ve agreed to be governed by those standards. »

Sans la participation des publics, les conventions peuvent se révéler inefficaces ou conduire à des malentendus, comme dans le cas d’un style artistique naissant (op.

cit. : 48-50). Dans le cas des tribute bands, nous le verrons, la participation des publics dans le décodage des conventions « symboliques » s’avère également capital dans la réussite de la production sur scène.