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Les motivations et les attentes réciproques

Chapitre 3. Une réflexion méthodologique

3.4 Les conditions d’enquête

3.4.2 Les motivations et les attentes réciproques

Tout comme les « contre-interprétations » (Papinot 2014), les motivations des enquêté-e-s à participer à l’étude révèlent des éléments intéressants sur notre objet de recherche. Outre des remarques ironiques comme : « Alors, tu vas diffuser ton travail à grande échelle et nous faire connaître ! », les enquêté-e-s tentaient de comprendre de quelle manière cette étude pourrait servir leurs intérêts. Certains d’entre eux cherchaient à savoir si notre enquête allait « découvrir » les points de vue des membres du public des tribute bands, et ils souhaitaient en être informés.

Inspiré par notre travail, un programmateur se demandait s’il serait envisageable de mener un « petit sondage » à la fin des concerts auprès des publics, et d’autres n’hésitaient pas à nous demander directement nos résultats – des sollicitations parfois déguisées sous forme de plaisanterie :

« Ce serait intéressant de voir le point de vue du public. On n’a pas pensé à ce que pensent les gens ! Quand tu passeras au Bar du Centre, tu vas leur demander ce qu’ils pensent de nous [rires]. » (Tribute à Oasis)

Au sujet des motivations des individus à participer à une telle étude, et s’appuyant sur les écrits de Jean Peneff, Christian Papinot rappelle que :

« Si l’intérêt par sympathie, par curiosité pour la démarche ou pour une meilleure connaissance de l’objet ne sont pas a priori à exclure dans l’acceptation, les motifs plus “intéressés” ne manquent pas : occasion de propagande à l’extérieur, possibilité d’intervention comme médiateur de conflits, voire, tout simplement, main-d’œuvre gratuite… » (2014: 146)

L’auteur illustre cet argument par plusieurs situations rencontrées au cours de son enquête auprès des travailleurs dans le secteur du transport à Madagascar (2014 : 195). Par exemple, ses enquêtés – conducteurs de différents types de véhicules, dans le secteur privé aussi bien que public – le considéraient comme un potentiel employeur ou, du moins, comme quelqu’un qui pourrait éventuellement connaître des personnes qui cherchaient ce type de service. Les entretiens prenaient, donc, parfois, un ton d’entretien d’embauche dans lequel l’individu interrogé se présentait sous son meilleur jour, surtout quant à ses compétences professionnelles.

L’enquête de Daniel Bizeul (2003) auprès des militant-e-s du Front National (FN), en France, présente un autre exemple intéressant de situation où la relation d’enquête connaît un changement de statut. L’auteur décrit plusieurs cas d’« oubli » de son rôle de sociologue de la part des individus interrogés, particulièrement lorsqu’un membre, cadre du parti, l’a invité à se porter candidat lors des élections. Ceci, bien qu’il ait clairement exprimé son intention d’étudier sociologiquement ce parti, et malgré son orientation politique à gauche et d’autres caractéristiques sociales personnelles qui l’auraient, en principe, empêché une ascension dans la hiérarchie du FN (Bizeul 2007). Toutefois, selon Christian Papinot, interpréter ce quiproquo comme un simple

« oubli » du rôle du sociologue serait par trop naïf. En réalité, on aurait plutôt affaire, là, à la « motivation engagée » des membres d’un « parti en quête de légitimité et dans une stratégie délibérée de “dédiabolisation” », cherchant à profiter de la présence de l’enquêteur pour se présenter de la meilleure façon possible (Papinot 2014 : 145).

Des situations similaires se sont produites sur notre terrain, avec différentes tentatives d’instrumentalisation de la relation d’enquête : ce ne sont donc pas des signes d’« oubli » de notre rôle de sociologue. D’abord, les musicien-ne-s ont fréquemment essayé de nous interroger en tant que membre du public, avec des questions sur notre appréciation du concert, comme s’ils nous demandaient un feedback :

« Où c’est que tu nous a vu jouer ? […] Tu as apprécié le concert ? » (Tribute à Deep Purple)

« Tu connaissais bien Police avant de nous voir ? […] Qu’est-ce que t’en as pensé ? […] Et toi, en tant que spectateur, tu aimerais voir plus [d’éléments

visuels] ou ça te convenait, même si on n’a pas forcément le même look… ? » (Tribute à Police)

« Ce que t’as écouté ce soir, qu’est-ce que t’en penses ? Mais franchement, parce qu’on n’a pas souvent l’avis des gens. » (Tribute à The Who)

Le guitariste d’un tribute a sollicité notre avis à propos du chanteur qui venait de rejoindre le groupe – si la voix était bien, si ses fausses notes étaient dérangeantes ou non. D’autres fois, les programmateurs-trices voulaient recueillir notre opinion, toujours en tant que membre du public, sur leur festival ou sur les groupes invités :

« J’imagine que vous avez rencontré beaucoup de tributes. Vous connaissiez déjà ce tribute aux Beatles [qui a joué ici cette année] ? Vous les trouvez comment ? […] Ça m’intéresserait de savoir ce que vous en pensez [de ce festival] ! On est en pleine restructuration. » (Programmatrice d’un festival)

Ensuite, nombre de questions présupposaient notre familiarité avec le réseau musical local et cherchaient à en profiter. Des musicien-ne-s nous priaient de ne pas hésiter à recommander leur groupe si et quand l'occasion se présenterait. A leurs yeux, nous avions de bons contacts avec des équipes dans des lieux connus ou, du moins, nous étions en mesure d’organiser des concerts uniques, par exemple à l’université. D'autres fois, il s’agissait de chercher discrètement à savoir si nous connaissions des lieux où des tribute bands étaient programmés afin de se renseigner sur de futures possibilités de dates. Les membres d’un groupe français nous ont même demandé de devenir leur manager pour trouver des dates en Suisse pour leur tribute…

Un autre musicien nous a adressé un message quelques mois après notre entretien : il nous priait de diffuser quelques liens promotionnels de vidéos en ligne à nos

« connaissances qui pourraient être intéressées ». Avec un changement de nom, le groupe ne se produisait plus en tant que tribute band et il se lançait alors dans la composition. La sortie du premier album était prévue prochainement et les membres diffusaient le message au sein de leurs réseaux. Force est de préciser que ce jeune musicien était un « nouveau venu » qui n'avait pas encore de réseau professionnel musical étendu. Il avait reçu une formation en médecine, mais il souhaitait changer de métier pour devenir auteur-compositeur-interprète.

Ces demandes répétées ont le plus souvent fait ressurgir des réflexions, sinon d'ordre éthique, du moins d’ordre méthodologique, en rapport avec notre position de sociologue et notre degré d’« engagement et de distanciation » (Elias 1993 [1983]) par rapport au terrain. Promouvoir un groupe musical aurait sans aucun doute affecté notre neutralité par rapport aux autres enquêté-e-s et aurait conféré une dimension promotionnelle, voire commerciale à notre enquête. D’un autre côté, ces demandes reflétaient aussi, peut-être, une intention cachée derrière l’acceptation de l’entretien par ces musicien-ne-s. Le « prix » ou le « contre-don » de l’entretien aurait été, en partie, notre contribution à leurs efforts de recherche de reconnaissance artistique ou, simplement, de contacts professionnels. En ce sens, notre rôle de sociologue aurait presque été transformé en une médiation entre les musicien-ne-s et les intermédiaires artistiques. Le fait d’organiser des concerts, voire de devenir la manager d’un groupe aurait sans doute mis en lumière d’autres dimensions propres notre objet de recherche, nous autorisant du même coup à produire d’autres types de données issues d’une expérience directe de travail avec des tribute bands. Ces options ont cependant vite été écartées à cause des enjeux éthiques que soulève pareil et improbable engagement.

Cette « médiation » potentielle incitait les musicien-ne-s à prendre plus de précautions dans certains de leurs propos. Lors des entretiens, quelques musicien-ne-s ont mentionné leurs intentions ou préparatifs visant à constituer un nouveau groupe musical, un tribute ou autre, mais ils ont refusé de nous donner plus de détails parce qu’une telle information devait demeurer « confidentielle». Cette confidentialité résidait, sans doute, dans leur esprit, dans le fait d’en parler alors à quelqu’un qui était bien situé dans le réseau musical local, avait des contacts professionnels et risquait, potentiellement, de « dévoiler » leur secret. Sur un marché compétitif comme celui de la musique live et des tribute bands locaux, la circulation précoce de telles informations pouvait s’avérer nuisible.

Par ailleurs, les musicien-ne-s tentaient quelquefois d’obtenir des informations sur ce que nous avaient confié d’autres enquêtés, en nous interrogeant par exemple sur les personnes que nous avions rencontrées : « Tu connais qui d’autre ? T’as vu qui comme groupe ? Tu connais le groupe Black ? ». Quand nous avons demandé à un musicien s’il y avait d’autres tributes au même artiste qu’il reprenait, il a répondu,

avec un ton mi-sérieux mi-ironique : « Non, je n’en connais pas. Toi, tu connais ? [rires] ». Outre la curiosité ou la recherche de clarifications, ces questions brouillaient, une fois encore, notre rôle de sociologue. Répondre positivement à toutes ces questions « trahissait » en partie les identités de nos enquêté-e-s, mais répondre par la négative aurait été un signe de non-collaboration de notre part, voire de connaissances limitées à propos de notre objet d’étude, dévalorisant ainsi le travail de l’enquête. Dans un réseau socialement aussi peu étendu, ces deux options comportaient chacune des pièges et exigeaient une attention spéciale afin de préserver un équilibre. Parfois, d’autres questions suivaient, qui cherchaient à recueillir notre opinion, en termes techniques ou esthétiques, sur tel ou tel groupe – des questions auxquelles nous nous sommes efforcé de ne pas répondre.

Enfin, mentionnons les quelques cas de refus de participation à l’étude rencontrés.

Selon Muriel Darmon, « les erreurs ou les blocages ne sont plus des accidents à éliminer, mais des matériaux à prendre en compte » (2005 : 98). Comme les motifs derrière les acceptations de participation, les refus éclaircissent l’objet « sous des angles complémentaires », écrit Christian Papinot (2014 : 180). Ainsi avons-nous tenté de « chercher à “voir” les absentéistes, recenser les non-présents […], considérer les non-réponses ou les refus comme essentiels à la compréhension », ainsi que le suggère Jean Peneff (2009 : 141). Certains refus ont pour cause le manque de temps ou d’intérêt personnel, mais d’autres relèvent de l’objet même de l’enquête.

Quelques-unes de nos sollicitations d’entretiens, en particulier auprès des intermédiaires, sont restées sans réponse ou n’ont été acceptées qu’après plusieurs relances et non sans nous imposer des contraintes. Le programmateur musical d’un bar, par exemple, a proposé un rendez-vous après une deuxième demande, mais il nous a annoncé en début d’entretien ne pas avoir à disposition plus de dix minutes et non, comme précisé dans notre message, de près d’une heure. Cet entretien s’est donc déroulé à un rythme plus accéléré que les autres, malgré le dépassement de dix minutes du temps qui nous avait été initialement imparti. Du même coup, nous avons dû effectuer une sélection impromptue des questions essentielles à poser.

D’autres fois, les acceptations se sont avérées par la suite des refus. Nous pouvons qualifier ces acceptations de « manipulées », car il s’agit là d’une façon de refuser en évitant la confrontation. Par exemple, afin de pouvoir rencontrer les musiciens d’un tribute aux Beatles qui jouaient à Genève lors d’une tournée, nous avons contacté l’agent du groupe, sur la recommandation du directeur de l’organisation responsable de l’événement. Voici, reproduit à l’identique, la réponse dudit agent à notre demande de rendez-vous avec le groupe :

« bonjour

merci de me préciser votre démarche svp je peux répondre à vos questions

mais pas certain que nous ayons une heure pour le faire

ne pouvez-vous pas m’envoyer vos questions que j’aie le temps de voir de quoi cela retourne » (Agent, tribute aux Beatles)

Afin de « négocier » la rencontre, nous avons alors envoyé des exemples de questions et réduit le temps demandé. Notre interlocuteur a, enfin, accepté la demande, en précisant que le rendez-vous ne pourrait avoir lieu que pendant la matinée du jour du concert et qu’il nous recontacterait plus tard pour préciser l’heure et le lieu. Or, notre réponse et, ensuite, notre relance la veille du concert sont restées sans réaction de sa part135. De prime abord, il s’agit d’un réel manque de temps de la part de cet individu et du groupe – une option que nous n’écartons pas. Mais la difficulté avec laquelle notre sollicitation a été finalement acceptée, avec des hésitations et peut-être même du mépris pour cette enquête, nous amène à considérer ce cas de refus sous un autre angle. Alors que ce groupe figure dans des articles de journaux, puisque certains de ses membres ont déjà été interviewés, la participation à une étude universitaire nous a été refusée. Il se peut que le groupe privilégie les entretiens avec des journalistes pour des raisons de visibilité médiatique. Du coup, un refus simple à la demande d’entretien aurait paru plus facilement explicable qu’une acceptation demeurée sans suite. Voilà qui tient peut-être à notre objet d’étude lui-même – une hésitation face à cette tentative de

« dévoilement » scientifique, combinée à la crainte de fragiliser ou de nuire à son réseau professionnel quand la sollicitation d’enquête s’appuie sur la recommandation

135 Nous avons aussi essayé de contacter le groupe sur le réseau social Facebook, mais notre message est resté, encore une fois, sans réponse. En fait, la plupart des comptes Facebook des artistes sont gérés par leurs agences.

d’un contact important dans le métier. Dans un tel cas, la seule option plausible demeure le refus sans confrontation, ou l’évitement déguisé en acceptation.

Un autre exemple d’une situation similaire met en lumière l’hésitation qu’ont manifestée certains agents à nous mettre en contact avec les musicien-ne-s136, voire les barrières qu’ils n’ont pas hésité à ériger. La représentante d’un tribute à Queen – un groupe qui, lui aussi, a une bonne présence médiatique – a répondu positivement à notre message adressé au groupe et demandant une rencontre. Elle a aussitôt précisé que « le timing de la journée sera assez serré, mais je pense bien que l’équipe saura trouver le temps d’échanger avec vous ». Après un échange de numéros de téléphone et l’envoi de notre demande de préciser l’heure et le lieu de la rencontre lors de ce festival, la représentante a préféré recevoir un appel de notre part le jour même. Seulement, nos appels sont restés sans réponse, alors même que la personne était présente et tenait son téléphone en mains, comme nous l’avons remarqué par la suite. Au final, nous avons réalisé un entretien avec le chanteur du groupe en nous adressant directement à lui pendant qu’il se promenait dans le public, entre le sound-check et le concert.

Dernier exemple de refus : celui du programmateur d’un festival qui a préféré éviter une discussion autour de notre objet :

« Notre festival, qui accueille des groupes de rock depuis 4 ans déjà, a effectivement tenté l'expérience d'un "Tribute Band" l'an passé, avec un succès si peu effectif que nous envisageons de ne pas reconduire l'expérience. Je doute que notre expérience à ce niveau soit suffisamment étendue pour vous aider. »

Mis à part le manque de temps de ce programmateur, aussi précisé dans le message, ce refus peut être interprété comme une « volonté de se dissocier du monde des enquêtés » (Papinot 2014 : 182). Quelques échanges par e-mail avec cette personne ont mis davantage en lumière certains éléments. Le jugement de l’expérience du tribute band comme « peu effectif » indique, bien évidemment,

136 Force est de souligner que d’autres agents se sont avérés plus bienveillants et nous avons pu interviewer d’autres groupes avec des présences médiatiques importantes. Mais, nous n’écartons pas la possibilité que ces acceptations aient aussi eu pour motivation le maintien de bonnes relations professionnelles avec la personne qui se trouvait derrière ces recommandations.

qu’une discussion au sujet de ladite expérience serait une perte de temps, sans intérêt pour le programmateur. Mais il en découle aussi que le sujet serait d’une importance minime, voire jugé indigne d’une attention sérieuse. Ce programmateur ayant souligné plusieurs fois que le festival met en avant des compositions et non des reprises, nous ne pouvons qu’attribuer ses propos à une volonté de se distancier d’une « mauvaise expérience » et, plus généralement, de l’activité des tribute bands.

De notre côté, l’une des leçons tirées de ce refus a été de décrire l’enquête en termes plus généraux dans les messages que nous adressions aux intermédiaires - une étude, disions-nous, « portant sur la musique live au niveau local, y compris des reprises et tribute bands ».