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Le nom et le logo : les premiers indices

Chapitre 4. Se produire en tribute band : les conventions

4.1 Le nom et le logo : les premiers indices

Le choix du nom du tribute band est le premier élément qui constitue une

« convention ». Etant la première chose que voit le public, le nom est fondamental dans la décision d’assister ou non au concert. Les tribute bands ont généralement des noms qui renvoient à celui de l’artiste originel-le, pour plusieurs raisons. D’abord, afin que le tribute band ne perde pas sa raison d’être, il faut que le public ne le confonde pas avec un groupe local de compositions ou de reprises. Ensuite, la musique étant un art « allographique » (Goodman, in Heinich 2008a), il faut clairement indiquer le nom de l’artiste originel-le, car ce même public doit comprendre quel répertoire sera interprété. Etant dans des styles différents, les répertoires de Deep Purple ou d’ABBA, par exemple, n’attireront pas forcément les mêmes individus.

Surtout, les tribute bands veillent à éviter tout malentendu : le nom du tribute indique clairement quel-le artiste sera repris-e, mais le différencie du même coup de l’artiste

même. Il faut que le public ne confonde pas le tribute band avec l’artiste originel-le, car cela peut induire non seulement un sentiment de tromperie et de déception, mais aussi des conflits légaux autour de l’usurpation du nom d’une célébrité. L’usage du terme « tribute band » (ou des mots similaires, tels « show ») dans le nom du groupe devient donc une convention, presque une obligation. On trouve ainsi des groupes comme « Téléfan – Tribute to Téléphone », « Letz Zep – Tribute to Led Zeppelin »,

« The Pink Floyd Tribute Show » ou encore « 100% Stones – The Rolling Tribute ».

Lors d’un entretien, les membres d’un tribute band expliquent :

« NN : Comment vous faites pour être sûrs que le public ne pense pas qu’il s’agit d’ABBA même ?

Benny147 : Je ne sais pas.

Agnetha : Mais… si t’es fan, tu sais qu’ils ne sont plus là.

Benny : Oui, et puis on a quand même mis sur l’affiche que c’est “le plus grand tribute band”, donc… bon, peut-être les gens ne regardent pas de près l’affiche, mais elle est là.

Anni-Frid : Toute l’information est là. Si le public ne fait pas attention, ce n’est pas notre problème. Je crois… Nous, on a fait notre partie, on a tout mis sur l’affiche.

Benny : Personne ne s’est jamais mis debout pendant le show pour dire “vous n’êtes pas le vrai ABBA !”

Anni-Frid : “Je demande d’être remboursé !” [rires] Non, on dirait que le public s’amuse à chaque fois, donc c’est tout bon. » (Tribute à ABBA)

Les noms distinguent également les tribute bands qui reprennent un-e même artiste.

La concurrence étant parfois élevée entre les tribute bands, il ne suffit pas toujours d’indiquer le nom de l’artiste repris-e et « tribute band », mais il faut, en plus, un nom unique qui attirera les regards et que le public retiendra facilement. Les noms des tribute bands comprennent donc très souvent des jeux de mots et des références renvoyant à l’artiste, à son répertoire (titres de chansons, albums), à sa biographie, à des lieux lui associés (son studio, sa ville). Beaucoup ne manquent pas d’ironie.

Ces noms jouent souvent sur le nom de l’artiste originel-le, parfois à quelques lettres près : des tributes à The Who s’appellent, par exemple, « The How », « Who’s

147 Pour des raisons d’anonymat, nous utilisons ici les prénoms des musicien-ne-s d’ABBA dont les musicien-ne-s interviewé-e-s jouaient le rôle sur scène.

Who? », « Who’s Next » ou encore « The Qui ». De même, les tributes à Téléphone peuvent se nommer « Mégaphone », « Interphone », « Digiphone » et « Téléfan ».

D’autres se nommeront d’après un album ou un titre célèbre de l’artiste : « High Voltage », « Powerage », « Live Wire » et « Hells Bells » sont tous des tributes à AC/DC. Ces « clins d’œil » sont plus subtils et implicites dans certains cas. Ainsi, un tribute aux Beatles s’appelle « Made in Liverpoool » (les deux groupes étant originaires de cette ville) tandis que d’autres se nomment « Fab Four » (un surnom des Beatles) ; un tribute à Nirvana est nommé « Smells like K Spirit » (l’initial « K » du prénom du chanteur, Kurt Cobain, remplace le mot « teen » dans le titre du plus grand succès du groupe) ; un tribute à Oasis a combiné les titres de deux chansons (« Supernova » et « Supersonic ») pour s’appeler « Novasonic – Tribute to Oasis ».

Enfin, il y a des cas où le nom de l’artiste originel-le est repris en partie ou en intégralité, avec un ou plusieurs adjectifs, qualificatifs et autres jeux de mots.

L’adjectif sera tantôt positivement connoté, impliquant la passion de fan envers l’artiste ou un répertoire best-of, comme « Abba Mania » ou « Abba Gold ». Ailleurs, le qualificatif sera, au contraire, plutôt ironique, évoquant l’illégalité, l’interdiction ou la contrefaçon : « Bootleg Beatles », « Counterfeit Stones », ou encore « Noasis »,

« Oasish » et « No Way Sis » pour Oasis.

Le choix des logos à utiliser sur des affiches et des sites suit la même logique : un jeu entre similitudes et différences. Il s’agit de reprendre, dans la mesure du possible, la police du texte, les sigles, des symboles ou icônes, des couleurs ou images associées à l’artiste. Un musicien interviewé expliquait ainsi ses choix :

« Nous, on a repris un motif qu’il y avait sur une compilation, avec l’étoile de chérif sur le backdrop, avec les trois visages de Police… Il faut savoir, on nous a déjà posé la question “pourquoi vous n’avez pas mis vos visages ?”

On a dit “non, ce qu’on reprend, c’est Police”. On n’est pas des sosies, mais en même temps, il y a des codes vestimentaires et des décors à respecter pour que les gens soient replongés dans l’ambiance de Police. Et nous, on ne se met pas en avant. Donc sur l’affiche, on a le sigle de Police et les trois visages de l’original. On met “On the Moon - The Police Tribute Band”, on ne met pas que “Police”, quand même, mais on ne met pas que “On the Moon”

non plus. Ça, c’est un truc à respecter. Il y a une chose qui m’énerve, c’est quand un organisateur met seulement “On the Moon” sur l’affiche. Quelqu’un qui voit ça sur le programme ne saura pas que c’est Police. Je dis toujours que c’est “On the Moon - The Police Tribute Band”. Comme ça, t’as “On the

Moon”, du titre “Walking on the Moon”, et “Police Tribute Band”. Comme ça, les gens savent de quoi on parle. Tu sais que c’est un tribute band, si tu veux revoir Police, ou… ça, c’est à respecter, mais il y en a qui ne le font pas.”

(Tribute à Police)

Les noms, les logos et les logiques derrière ces choix sont aussi nombreux que les tribute bands. A titre d’illustration, voici les affiches de trois tribute bands (figures 3 - 5) ainsi que les logos et noms de quatre tributes à Led Zeppelin (figures 6 - 9).

Figure 3 : The Queens148 Figure 4 : The Real Abba Tribute149 Tribute à Queen (Royaume-Uni) Tribute à ABBA (Autriche)

Figure 5 : The Fab Four150, Tribute aux Beatles (Etats-Unis)

148 Source : www.alphaentertainment.co.uk/images/626b6.jpg (11.12.2017)

149 Source : www.the-real-abba.com/inhalt.php?page=kontakt&lang=en (11.12.2017)

150 Source : http://thefabfour.com (11.12.2017)

Figure 6 : Letz Zep151 Figure 7 : Black Dog152

Tribute à Led Zeppelin (Royaume-Uni) Tribute à Led Zeppelin (Italie)

Figure 8 : Led Zepplica153 Figure 9 : ZepSet154

Tribute à Led Zeppelin (Canada) Tribute à Led Zeppelin (France)

Ces exemples illustrent bien non seulement les jeux de mots dans les noms, mais aussi les éléments visuels mis en œuvre sur les affiches lesquels servent de références explicites et de « clins d’œil » rappelant le groupe originel. Les affiches sont remplies de telles références et de codes à lire. Les images utilisées manifestent d’ores déjà des éléments du show du tribute band : l’usage de costumes, de maquillage, de perruques et d’instruments de musique devenus iconiques (figures 3 – 5) ainsi que l’adoption de gestes et de mouvements de danse distincts de l’artiste originel-le (figures 3 et 5). Le groupe The Queens (figure 3) va même plus loin et met en avant sur l’affiche non seulement la reprise du visuel, mais aussi la qualité de la production sonore afin de se distancier des sosies : « Full costume. Totally live! No miming! No backing tapes. »

151 Source : “Rock Legends Tribute Festival: Rock is back”, Le Suricate Magazine, www.lesuricate.org/rock-legends-tribute-festival-rock-back/ (7.11.2017)

152 Source : Black Dog sur Reverbnation, www.reverbnation.com/blackdog2/ (7.11.2017)

153 Source : Led Zepplica, site officiel http://led-zepplica.com (7.11.2017)

154 Source : Zepset, site officiel http://flachezfranck.wix.com/zepset- (7.11.2017)

Les exemples de logos de quatre tribute à Led Zeppelin illustrent à leur tour le rapprochement par l’usage de la même police de caractères (figures 6 - 9), la reprise du design d’un album (figure 7) ou encore des symboles « ésotériques » (figure 9) qui ont été empruntée à l’iconographie du groupe. L’un de ces groupes a réussi à gagner l’attention du groupe originel et met en avant la citation du chanteur de Led Zeppelin, Robert Plant, qui, en voyant le tribute band pour la première fois sur scène, a dit « Je suis entré... je me suis vu. » (figure 6). Non seulement cette citation donne une certaine légitimité au tribute band – car on est alors reconnu, voire promu par celui qu’on reprend – mais instaure aussi une « bonne distance », car si l’artiste originel a assisté au concert du tribute, il ne peut être question de tromperie, d’illégalité ou de confusion avec celui-ci.

La distanciation dans le nom et le logo est nécessaire également pour des raisons légales, car le nom d’un artiste est protégé par la loi sur la protection de la personnalité155, comme le nom de toute personne physique. Le nom d’un artiste ou groupe musical peut, en outre, être protégé au même titre que les marques, sur demande formelle. Si un groupe se nomme déjà Led Zeppelin, la loi empêche qu’il n’y en ait un deuxième avec le même nom. Dans un pareil cas, on parlera de tromperie, d’escroquerie ou, en termes plus juridiques, de la concurrence déloyale156 : la loi qui s’appliquera sera celle interdisant les produits de contrefaçon.

L’histoire de l’art est marquée, on l’a vu, par des affaires d’usurpation de signatures, de copies et de contrefaçons visant à tromper le public et profiter du marché (Benhamou & Ginsburgh 1999 ; Lessing 1965 ; Inglis 2005 ; Solis 2010).

Même si les choses se compliquent en traversant les frontières nationales, il est certain que reprendre à l’identique le nom d’un artiste très connu pourra potentiellement amener à des conflits légaux, donc la pratique est généralement évitée. Mais rien n’empêche, en principe, qu’un groupe se nomme Led Zepplica ou Letz Zep. Au niveau juridique, l’artiste originel-le pourra, dans tous les cas et à tout

155 Code civil Suisse du 10.12.1907 (RS 210) :

www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19070042/index.html#a29 (7.1.2017) Voir aussi : « Questions et réponses », SUISA :

www.suisa.ch/fr/membres/auteurs/questions-et-reponses.html (7.1.2017)

156 Loi fédérale contre la concurrence déloyale du 19.12.1986 (RS 241) : www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19860391/index.html (7.1.2017)

moment, faire recours et déposer une plainte formelle s’il ou elle juge qu’il y a eu usurpation ou insulte à son nom, image ou personnalité morale. La loi n’interdit pas la « caricature » ou le fait de rendre hommage, mais une accusation en termes d’« insulte » ou d’« usurpation » entraînera des conséquences négatives pour le tribute band. Toutefois, la définition de ces termes étant relativement floue et la loi ne s’appliquant qu’en cas de plainte formelle par la personne morale touchée, les droits, les obligations et les pratiques réelles des tribute bands restent quelque part dans l’ambiguïté et l’incertitude. La distanciation est donc aussi, à certains égards, une manière de se protéger contre de tels recours, car les noms et logos se distinguent explicitement de ceux de l’artiste repris-e, et la notion d’hommage (dans « tribute band ») prend le contre-pied de « copie » trompeuse ou déloyale.

Mais étant donné le nombre croissant de tribute bands aujourd’hui, il se peut que deux ou plusieurs d’entre eux partagent un nom, sans forcément le savoir. Plusieurs tributes à AC/DC dans le monde s’appellent « Powerage », « Livewire » ou « TNT » - des titres d’albums et de chansons. Avec la facilité de recherche de noms et de musiques sur Internet, cela peut amener à des confusions et les musicien-ne-s se sentent même gêné-e-s lorsque leur nom est « copié ». A ce propos, un musicien évoque sa découverte sur Internet d’un autre groupe qui a adopté un nom identique :

« C’est un groupe belge, ils ne jouent qu’en Belgique, dans des petits bars.

Donc heureusement qu’il n’y a pas de confusion. Mais ce n’est pas correct ! Et je leur ai même écrit en disant “c’est notre nom !” » (Tribute à Led Zeppelin)

Les musicien-ne-s de tribute bands livrent facilement nombre d’anecdotes liées à ces questions de nom, aussi quand il s’agit non plus du nom du groupe, mais de celui de l’individu. Faut-il signer un autographe avec son propre nom ou celui de l’artiste repris-e ? Un musicien se rappelle, par exemple :

« Ça nous est arrivé que les gens viennent après le concert nous demander de signer l’album Led Zeppelin 1, avec les photos du groupe. Une fois, on se demandait même s’ils ont bien compris qu’on n’est pas l’originel…? J’avais envie de dire, “Mais regardez, ce batteur-là, ce n’est pas moi ! Lui, il est mort ; moi, je suis vivant. On ne se ressemble même pas !” Puis on a vu que les gens étaient déçus, donc on a juste signé l’album. Mais là, on signe avec notre vrai nom. Signer “Robert Plant”, ce serait prendre le fac-similé trop loin. » (Tribute à Led Zeppelin)

Nombreux sont aussi les exemples issus de nos expériences de terrain concernant la convention des signatures. Ayant eu l'occasion de feuilleter le livre d'or d'un festival pendant nos visites des coulisses, nous avons constaté des « doubles signatures », comportant le prénom de l’individu signant et le nom complet de l'artiste repris-e dont on « joue le rôle », comme « Keith Moon – François ».

Les possibilités de choix de nom et de logo sont infinies et notre tentative d’analyse est loin d’être exhaustive, chaque choix découlant de la créativité des membres du groupe. Nous retiendrons en particulier que ces décisions obéissent à des normes implicites et à la convention générale de rapprochement et de distanciation de l’artiste originel-le. Déjà là, les musicien-ne-s et le public se comprennent mutuellement dans ce « jeu » à jouer ensemble, par le biais de références explicites, de « clins d’œil » ainsi que de l’ironie.