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Le recrutement et la population d’enquête

Chapitre 3. Une réflexion méthodologique

3.3 Les entretiens

3.3.1 Le recrutement et la population d’enquête

Dans Les mondes de l’art (1988 [1982]), Howard S. Becker conseille de s’entretenir avec une grande variété d’individus qui remplissent différentes fonctions dans le monde de l’art étudié, car chaque groupe détient des informations à la fois spécifiques et différentes des autres. Ailleurs, dans Les ficelles du métier, l’auteur développe davantage cette idée qu’il nomme alors « la ficelle de la machine » : penser l’objet d’étude comme une machine que des ingénieurs doivent concevoir en sorte que celle-ci « accomplisse effectivement la tâche qu’elle doit accomplir » (2002 : 78). La métaphore de la machine oblige, selon Becker, à réfléchir sur notre objet à partir des divers points de vue des individus formant les maillons de cette

« chaîne de coopération ».

Dans la mesure du possible, nous avons suivi cette « ficelle » et essayé de nous entretenir avec différents individus susceptibles de détenir des informations spécifiques à ce monde de l’art. Mais, dans le cadre d’une enquête à durée limitée,

126 « I use interviews for lack of something better. » (Becker dans Obrist 2005)

un choix a dû être opéré si bien que seules trois catégories d’individus ont été considérées parce que jugées essentielles dans la « chaîne de coopération » des tribute bands : musicien-ne-s, intermédiaires et membres du public. Le monde de la musique en général s’appuie sur beaucoup d’autres métiers et de nombreux individus qui y collaborent – tels les critiques, les équipes techniques ou encore les maisons de disques – n’ont pas figuré dans cette enquête alors qu’ils auraient sans doute encore pu nous ouvrir d’autres perspectives. Le travail de recherche, en sociologie comme ailleurs, est destiné à ne jamais se conclure…

A partir des concerts observés et d’autres informations en ligne, une liste a été élaborée des tribute bands et des musicien-ne-s résidant en Suisse ou dans des pays voisins. Le contact avec la plupart des musicien-ne-s a été établi par e-mail, via leur site officiel ou leur page Facebook. La série d’entretiens a débuté avec les musicien-ne-s qui résidaient près de Genève, pour des raisons pratiques. Quant aux musicien-ne-s qui résidaient plus loin, nous avons suivi de près leur agenda de concerts pour les contacter et les rencontrer lors d’un show plus près de Genève.

Nous avons aussi profité de quelques occasions pour interviewer des musicien-ne-s d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, quand ils jouaient en Suisse dans le cadre d’une tournée internationale. La plupart des musicien-ne-s interviewé-e-s résident et/ou se produisent régulièrement en Suisse.

Treize entretiens ont été réalisés avec un seul membre du tribute band, d’autres avec plusieurs d’entre eux ou avec le groupe dans son entier, d’ordinaire avant le concert. Nous nous sommes entretenu avec vingt-sept groupes, soit une soixantaine de musicien-ne-s. Quand un même individu jouait dans plusieurs groupes, nous avons récolté quelques informations sur ceux-ci sans rencontrer les autres membres.

En moyenne, ces entretiens ont duré une heure.

Environ un tiers des musicien-ne-s étaient dans la classe d’âge 40-49 au moment de l’entretien, à côté de seize individus trentenaires, onze quinquagénaires, huit vingtenaires et deux sexagénaires. Parmi les soixante musicien-ne-s rencontré-e-s, seulement six étaient des femmes, soit 10%. Ce chiffre est moins élevé que la proportion de femmes interprètes en Suisse romande – environ 23% selon l’enquête de Marc Perrenoud et Pierre Bataille (2017 : 319). Force est de constater que la part

des femmes dans la population active suisse est de 46% (ibid.). A partir des données produites en 2001 en France, Hyacinthe Ravet et Philippe Coulangeon constatent également que seulement environ 20% des interprètes dans les musiques actuelles sont des femmes, contre 45% dans les « musiques savantes » (2003 : 363).

Les musiques actuelles représentent également des mondes musicaux à domination masculine, et la Suisse ne fait pas exception (Perrenoud & Chapuis 2016). En outre, dans le cadre de notre enquête, à l’exception d’un tribute band composé uniquement d’instrumentistes femmes, les musiciennes étaient des chanteuses. Ce tableau n’est pas spécifique aux tribute bands, ni à notre enquête et encore moins à la Suisse.

D’après l’enquête de Hyacinthe Ravet et Philippe Coulangeon (2003 : 365), les femmes représentaient 8% des instrumentistes et 58% de l’ensemble des chanteurs et des chanteuses dans les musiques actuelles en France en 2001 (respectivement 39% et 55% dans les « musiques savantes »). Dans son étude sur les femmes dans le jazz en France, Marie Buscatto (2003 : 36) constate également que seulement 5%

des femmes sont des instrumentistes. En revanche, 70% du chant est pratiqué par des femmes : « Aucun instrument, excepté le chant n’est pratiqué par plus de 11%

de femmes » (ibid.). Les données portant sur les pratiques culturelles en amateur en Suisse dressent un contexte similaire : une surreprésentation féminine dans le chant tandis qu’un nombre plus ou moins égal d’hommes et de femmes joue d’un instrument. Selon les données produites par l’Office fédéral de la statistique en 2014, environ 23% des femmes pratiquait le chant en amateur (contre 14% pour les hommes) tandis que 16% des femmes et 18% des hommes jouaient d’un instrument.

La sous-représentation des femmes dans notre population d’enquête n’est donc pas un hasard, mais relève de la situation générale des femmes dans la musique, et notamment les musiques actuelles. De plus, étant donné que la majorité des stars, voire des « légendes » du rock et du pop sont des hommes, jusqu’à 90% d’après certains calculs127, et puisque les tribute bands cherchent d’ordinaire à reproduire à

127 La liste « All-Time Top 1000 Albums » dressée en l’an 2000 suite à un sondage international incluant 200'000 individus (fans, experts, critiques) représente, selon les analyses de Bellis et al.

(2007), 1'285 artistes individus. Après avoir écarté les noms issus de genres musicaux autres que ceux dits « mainstream » (rock, punk, rap, R&B), ainsi que ceux sur lesquelles des données socio-démographiques manquaient, les auteurs rapportent un total de 1064 individus dont 91% sont des hommes et 88% des blancs.

la fois le son et le show scénique de l’artiste originel-le, il n’est pas surprenant que les femmes impliquées dans ce monde de l’art soient minoritaires. A plusieurs égards, le monde de l’art des tribute bands ne fait que refléter le fonctionnement et la composition de l’industrie des musiques actuelles plus largement.

Il en est de même concernant les jeux de masculinité et de fémininité sur scène. Un tribute band composé d’hommes reprenant un groupe masculin rejoue généralement les personnages scéniques plus ou moins à l’identique et suit les normes genrées du rock. Les rares tribute bands qui transgressent ces normes – ceux composés de femmes reprenant un groupe masculin, ou inversement – mériteraient, sans doute, une analyse sociologique approfondie ultérieurement.

En termes de pays, vingt-trois des musicien-ne-s interviewé-e-s, soit 38%, résidaient en Suisse, contre vingt-huit en France (46%) et neuf individus venus de plus loin (15%). Parmi les résident-e-s en Suisse, sept individus - soit environ un tiers - tiraient leur revenu principalement de la musique en combinant la scène, l’enseignement et d’autres activités liées à la musique. Ce chiffre est plus élevé du côté de la France : seize de ces musicien-ne-s (57%) vivent principalement de la musique, le plus souvent en bénéficiant du système de l’intermittence de spectacle.

Le tableau 2 présente la liste des musicien-ne-s interviewé-e-s. Chaque ligne du tableau représente un individu. Pour des raisons d’anonymat, les noms des groupes ont été remplacés par des lettres entre parenthèses à côté du numéro qui correspond à l’individu. Ainsi, la ligne sous le code « 1 (A) » représente un individu qui joue dans le groupe A ; le groupe compte cinq musiciens. Le tableau récapitule également les informations suivantes par individu : l’instrument pratiqué au sein du tribute band, le sexe, la classe d’âge, le pays de résidence, la source principale de revenu de l’individu, son activité ou non (auparavant et aujourd’hui) dans d’autres groupes, les années de son activité dans ce tribute band, le genre musical dans lequel s’inscrit l’artiste repris-e, le type d’entretien et, enfin, le nombre approximatif des dates de production sur scène du tribute band.

Tableau 2 : Récapitulatif des entretiens avec les musicien-ne-s Instrument Sexe Classe

d’âge Pays Source principale de

revenu Autres projets musicaux Activité TB Genre musical TB

2 groupes de compositions 2014-prés. Collectif (x2)

5 (A) Chant M 50-59 FR Intermittent de

projets de jazz ponctuels 2012-prés. Rock (hard, folk) anglais

projets de jazz ponctuels 2012-prés. Individuel 11 (E) Basse,

1 solo reprises rock anglais 1970-1980 12 (E) Guitare M 30-39 FR Indépendant (scène,

enseignement privé)

1 groupe de compositions /

1 groupe de reprises 2013-2014 Collectif

13 (F) Guitare,

compositions, projets

spectacle (musicien) 1 groupe de compositions 2007-prés.

Rock

spectacle (musicien) 3 shows TB en un groupe 1996-prés. Collectif 35 (N) Basse M 40-49 FR Intermittent de

spectacle (musicien) 3 shows TB en un groupe 1996-prés. Collectif 36 (N) Guitare M 40-49 FR Intermittent de

spectacle (musicien) 3 shows TB en un groupe 1996-prés. Collectif

37 (O) Chant M 50-59 FR Educateur Passé : groupes

compositions 2003-prés. Rock (hard,

folk) anglais Collectif 40-50 par an

Présent : 2e TB prévu 1968-1980

spectacle (musicien) 1 groupe compositions 2002-prés.

Rock

(communication) 1 groupe de compositions 2015-prés. Collectif

46 (R) Guitare F 20-29 CH Communication

(collège) 54 (T) Batterie M 60-69 CH Bibliothèque

(spécialiste, retraité) 1 groupe de reprises 2015-prés. Collectif 55 (U) Chant M 40-49 CH Chauffeur

Mis à part les musicien-ne-s, quatorze entretiens ont été menés avec des intermédiaires, particulièrement des personnes chargées des programmations musicales des lieux où se produisent des tribute bands : trois bars, trois festivals à programmation mixte, deux festivals consacrés aux tribute bands (dont un en Suisse et un en Belgique), trois agences organisatrices de concerts (dans des salles de spectacles), deux managers des tournées des musicien-ne-s, et une personne de la division juridique de la SUISA (la société de gestion des droits d’auteur). La durée moyenne de ces entretiens était de quarante minutes.

Enfin, nous avons échangé d’une manière informelle avec de nombreux membres des publics des tribute bands ; nous avons aussi mené sept entretiens plus formels en face-à-face ou par messagerie électronique au sujet de ces derniers et de leurs prestations. Le caractère informel de ces conversations complique l’évaluation du nombre d’individus interrogés ainsi que la durée moyenne des échanges, allant de quelques minutes à une demi-heure.

Pendant nos observations sur le terrain, nous avons généralement rencontré un nombre plus ou moins égal d’hommes et de femmes dans le public. En revanche, la moyenne d’âge paraissait plus élevée dans les salles de concert, où l’entrée coûtait quelques dizaines de francs, comparée aux bars qui attirent plus une population jeune du fait notamment d’être à entrée gratuite. Puisque l’enquête ne portait pas spécifiquement sur la réception ou les publics des tribute bands – les données produites sur les publics ont servi d’appui pour compléter l’étude – il n’a pas été question d’analyser les profils sociologiques de ces individus en prenant compte, par exemple, leur formation, leur revenu ou encore leur goût musical. En effet, il n’existe pas de « public de tribute band » distinct ou spécifique, car chaque tribute band attire une partie du public de l’artiste originel-le. Nous reviendrons sur la question des goûts musicaux en Suisse dans le chapitre 6.