• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3. Une réflexion méthodologique

3.2 Les observations

Cet extrait de nos notes de terrain illustre les points principaux de réflexion méthodologique sur lesquels nous reviendrons maintenant.

3.2 Les observations

La première étape de l’enquête a consisté en la réalisation d’observations de concerts de tribute bands. Ces données ont été cruciales pour une compréhension in situ de ce type de production musicale. Selon Howard S. Becker, une telle présence est la meilleure technique de recherche qualitative, car elle permet de voir les individus réaliser leur travail aussi bien que « les erreurs et les faux départs »124 en cours de route (Obrist 2005). Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier considèrent

124 « The best to do that is to be there, to watch them do it, to watch the fake starts the mistakes. »

même que pouvoir « aller “voir sur place”, être physiquement présent dans la situation, la regarder se dérouler en temps réel » est l’un des « privilèges » des sociologues (2008 : 7). Plus que dans une phase exploratoire de la recherche, nos observations ont donné lieu à des analyses à part entière, notamment au sujet des

« conventions » (Becker 1988) mobilisées.

Malgré ce « privilège » de la présence, l’observation en sciences sociales n’est utilisée le plus souvent qu’en combinaison avec d’autres techniques de recherche, bien qu’elle soit l’une des principales méthodes des sciences exactes et qu’on la retrouve dans nombre d’autres domaines comme le journalisme d’investigation, le roman social ou le cinéma documentaire (Peneff 2009 ; Arborio & Fournier 2008).

Dans notre enquête également, les données issues des observations ont été combinées à d’autres et elles ont facilité le déroulement des entretiens en ouvrant des pistes et des thématiques de discussion.

Qu’il s’agisse des données à usage exploratoire ou plus systématique, il est communément admis en sociologie de distinguer l’observation « participante » de celle « directe ». La première relève plus des méthodes ethnographiques mises en œuvre en anthropologie et implique la participation régulière et de longue durée à la vie quotidienne d’une communauté tandis que la deuxième suppose une posture moins participative dans l’activité ou la situation sociale (Arborio & Fournier 2008). Or cette distinction conceptuelle devient difficile à appliquer sur un terrain concret, car le degré de participation peut varier entre les cas rencontrés et les individus côtoyés, comme cela a été le cas pour nous. Nous qualifions donc notre méthodologie en termes plus généraux, à l’aide des écrits de Jean Peneff qui définit l’observation comme le cas où « le sociologue sort de son bureau, se mêle à la vie ordinaire et intervient dans le concert des rôles sociaux pour obtenir des éléments d’un savoir qu’il rapporte à ses lecteurs » (2009 : 10). Ces éléments peuvent être recueillis, dans une définition a minima, « sans avoir à compter sur la collaboration des enquêtés » (Chauvin & Jounin 2010 : 147).

Le degré de participation des sociologues aux situations étudiées appelle aussitôt à une précision sur leur « rôle » ou leur « poste d’observation », car il est impossible de « se mêler » à la vie des autres tout en restant neutre ou en adoptant un point de

vue impartial (Cluley 2012). Les observations seront-elles effectuées incognito, sans que les individus enquêtés en aient conscience, ou à découvert (Arborio & Fournier 2008) ? Cette distinction peut paraître simple, mais, là encore, elle s’avère difficilement applicable à des situations concrètes. Durant nos observations, par exemple, nous n’avons été ni incognito ni entièrement à découvert. La plupart du temps, nous avons observé des concerts en tant que membre du public. Ces concerts étant des événements publics sans restrictions ou difficultés d’accès, sauf un billet à présenter de temps à autre, notre présence n’a jamais entraîné des questions particulières de la part d’autrui. Le besoin ne s’est jamais présenté de devoir expliciter nos intentions et notre projet de recherche afin d’avoir accès au lieu du concert, sauf quand nous avons demandé un accès aux coulisses, ou au contraire de demeurer particulièrement incognito. Lors des conversations avec d’autres membres du même public, nous n’avons jamais caché notre projet et notre position d’étudiante à l’université. Au contraire, nous avons souvent profité de ces conversations pour interroger les individus autour de leurs attentes vis-à-vis de ces concerts, des tribute bands et d’autres questions liées à notre objet de recherche.

La plupart des observations ont été effectuées dans des lieux publics, devant la scène d’un bar ou d’une salle de concert. En général, la totalité du concert a été observée, allant des préparations des instruments et du sound-check aux rappels de fin. Plus de cinquante concerts ont été observés, valant environ deux cents heures d’observation et se résumant en quelque deux cent cinquante pages de notes de terrain. Parfois, nous avons accédé aux coulisses de certaines scènes après avoir obtenu l’autorisation nécessaire, toujours d’une façon informelle, de l’équipe de programmation et/ou des musicien-ne-s. D’autres fois, les musicien-ne-s nous ont invité dans leur studio ou salle de répétition, à la suite de notre demande d’un entretien. Les observations et les entretiens ont donc été réalisés en parallèle.

Pour des raisons surtout pratiques125, la plupart des concerts observés ont eu lieu à Genève et dans ses alentours. A notre grande surprise, ces concerts se sont avérés plus fréquents que ce à quoi nous nous attendions au départ. Nous avons trouvé et

125 Arborio et Fournier (2008 : 29) rappellent que la délimitation du terrain se fait d’abord en fonction de la pertinence théorique et, ensuite, de la pertinente pratique.

observé au moins un concert par mois, en moyenne, et parfois même jusqu’à deux ou trois. La recherche de concerts à observer a été faite de différentes façons, le plus souvent, au début, en cherchant sur Internet : les sites des bars et des salles de concerts, les annonces d’événements sur les réseaux sociaux comme Facebook et glocals.ch, mais aussi à partir des sites officiels ou des pages Facebook des musicien-ne-s et des tribute bands. Dans la mesure du possible, nous avons aussi cherché des programmes imprimés et réalisé des captures d’écran de programmes en ligne des bars et des salles (des exemples se trouvent en annexe), afin de trouver et de noter de nouvelles dates de concerts ainsi qu’en vue de récolter un matériau documentaire pour nos analyses. Il nous a donc fallu faire des « explorations » constantes des programmes des lieux où des tribute bands se produisaient.

Parmi tous les concerts relevés, nous avons assisté au plus grand nombre possible de ces événements en fonction de nos disponibilités, sans spécifier de seuil minimal, de limites ou de critères restrictifs. Cela impliquait aussi l’observation de quelques concerts par des groupes de reprises qui jouent des titres variés de différents artistes et genres, afin d’effectuer des comparaisons avec les tribute bands. Par ailleurs, quelques concerts observés étaient donnés par des groupes étrangers, qui jouaient en Suisse lors d’une tournée ou à la suite d’une invitation. Les concerts étaient très variés au départ. Une certaine régularité est cependant apparue au fil de quelques mois, car le nombre de scènes où des tribute bands se produisaient s’est avéré limité, ainsi que le nombre même de tribute bands et musicien-ne-s impliqués.

Certains tribute bands ont donc été observés à plusieurs reprises, permettant la recherche de régularités et de variations dans les spectacles du même groupe aussi bien que la comparaison avec d’autres.

Nous avons observé des tribute bands consacrés à des artistes et groupes variés en matière de style musical ou d’époque, allant de ceux qui sont aujourd’hui décédés ou inactifs sur la scène musicale contemporaine à ceux plus jeunes et toujours en activité. A titre d’exemples : Elvis Presley, Janis Joplin, les Beatles, les Rolling Stones, Queen, Led Zeppelin, Pink Floyd, les Who, les Doors, Deep Purple, Van Morrison, ABBA, AC/DC, Police, Toto, Eric Clapton, Guns’n’roses, Aerosmith, Nirvana, U2, Oasis, Téléphone, Amy Winehouse et, enfin, le groupe suisse Gotthard.

Ces artistes et groupes sont pour la plupart anglo-saxons et s’inscrivent dans le genre musical qualifié de « pop / rock ».

La recherche des spécificités dans les concerts de tribute bands a été un travail long et minutieux, rendu possible par une grille d’observation élaborée sur la base de nos premières observations. L’impression que « rien ne se passe » sur le terrain (Becker 2002 : 160) nous a obligé, au départ, à noter « tout et rien » avant de pouvoir en extraire, à la suite de ces analyses préliminaires, des éléments spécifiques aux tribute bands et se concentrer moins sur ce qui relevait de la musique en général que sur d’autres éléments, plus significatifs. Par exemple, nous avons focalisé nos notes autour du répertoire de la soirée, sur la manière de se comporter sur scène et de parler avec le public – éléments qui nous semblaient ouvrir des pistes d’analyse du phénomène tribute bands – et moins sur la préparation des instruments et le sound-check. Ces choix relèvent notamment de l’impossibilité de tout noter (Becker 2002).

Puisqu’en principe « tout est susceptible d’être compté » sur le terrain (Jounin 2009 : 244), Arborio et Fournier conseillent de centrer les observations sur des « scènes de la vie sociale », « les actions », « les interactions », « les propos en situation »,

« l’occupation du temps » et « l’occupation de l’espace » (2008 : 48). Ainsi notre grille d’observations privilégiait-elle quatre points :

1. Mise en contexte du concert (informations pratiques, description du lieu) 2. Description des musicien-ne-s (nombre, âge, sexe, instruments, habits) 3. Description du public (nombre, emplacements, activités, réactions)

4. Chronologie du concert (entrée du groupe, répertoire, pauses, interactions) Cette grille a facilité non seulement le travail d’observation, en précisant les éléments à garder en vue, mais aussi la comparaison de concerts. La plupart des notes ont été organisées de cette manière systématique a posteriori, et non pendant le concert.

Jean Peneff qualifie ce travail de « stabilisation par l’écrit, [de] retour réflexif scrupuleux », souvent des pratiques nocturnes qui « requièrent une “seconde journée” de travail après le terrain » (2009 : 160).

Si notre accès au terrain a été relativement facile, la prise de notes, elle, s’est avérée plus compliquée en raison de difficultés pratiques comme le manque de lumière ou encore l’absence de chaises et de tables pour pouvoir écrire dans un carnet. De plus, dans le contexte même d’un concert, une jeune fille assise seule dans un bar en train de prendre des notes aurait pu paraître étrange et entraîner des questions, voire susciter de la méfiance de la part d’autrui. Très vite, donc, le carnet de notes a été remplacé par le téléphone portable, ce qui a résolu d’abord des difficultés pratiques et, ensuite, des défis contextuels, en adoptant ce que certains sociologues ont appelé une « tactique de caméléon », ou encore une « euphémisation des distances sociales » (Papinot 2014 : 75). Il n’est pas rare aujourd’hui d’utiliser un téléphone portable lors d’un concert, que ce soit pour des communications personnelles ou pour la prise de photos. Notre usage du portable se fondait donc avec celui d’autrui.

La prise de notes s’est, en définitive, faite de deux manières : quelques mémos pour se rappeler des détails intéressants et l’enregistrement vidéo de certaines séquences de la soirée. Initialement, le recours aux vidéos était une réponse au problème de la fatigue et à « l’obsession de ne rien oublier » (Peneff 2009 : 155). Les concerts avaient lieu généralement tard le soir, ce qui rendait l’observation attentive difficile après une journée de travail.

Les enregistrements vidéo sont focalisés sur les pauses entre les titres joués, pauses où les musicien-ne-s interagissaient avec le public, se présentaient, racontaient des anecdotes ou des blagues. La pratique d’enregistrer des vidéos n’a jamais, en soi, entraîné de questions de la part d’autrui, car de nombreux membres du public réalisent aussi des photos et vidéos. En revanche, le fait d’enregistrer les pauses et non les morceaux mêmes – un détail qui différenciait notre pratique de celle des autres – a parfois attiré l’attention de quelques individus étonnés, lesquels nous ont alors interrogé. Sans que cela gêne nos observations, nous avons même utilisé ces occasions pour poursuivre la conversation et interroger, à notre tour, les membres du public à propos du concert et des tribute bands.

Ces vidéos ont ensuite été retranscrites et combinées avec les mémos, détaillées dans la mesure du possible, pour constituer le matériau de la section « chronologie

du concert » de la grille d’observation. Ces nombreuses observations ont révélé des détails importants, des spécificités des tribute bands, et nous avons pu relever une grande variété de cas qui, au fond, affichent des similarités et points communs.

Comme Howard S. Becker l’explique :

« En faisant de nombreuses observations, nous nous confrontons aux traits les plus importants de l’activité collective que nous étudions de manière globale et répétée, de telle façon qu’il est improbable que nous évitions inconsciemment de relever quelque sujet important. » (2006 : 89)

Cette confrontation « de manière répétée » impose à toute recherche empirique la question de la délimitation du temps de présence sur le terrain. En effet, comment savoir quand il nous faudrait « quitter » le terrain, à la fois idéalement et plus concrètement dans la pratique ? (Arborio & Fournier 2008 : 43) Dans notre cas, comme dans beaucoup d’autres, cette délimitation s’est avérée difficile à concrétiser.

Nous nous sommes donc appuyé sur la notion de la « saturation » souvent invoquée s’agissant de méthodes qualitatives afin de décider de mettre fin ou, du moins, de diminuer le nombre des futures observations à mener. Avec Alvaro Pires, nous définissons la « saturation » comme suit :

« La saturation est moins un critère de constitution de l’échantillon qu’un critère d’évaluation méthodologique de celui-ci. Elle remplit deux fonctions capitales : d’un point de vue opérationnel, elle indique à quel moment le chercheur doit arrêter la collecte de données, lui évitant ainsi un gaspillage inutile de preuves, de temps et d’argent ; d’un point de vue méthodologique, elle permet de généraliser les résultats à l’ensemble de l’univers de travail (population) auquel le groupe analysé appartient (généralisation empirico-analytique). » (1997 : 67)

Autrement dit, après un certain nombre d’observations, l’apport et la plus-value de chacune diminue, surtout en fonction du temps et du travail que nécessiteraient de nouvelles investigations. Dans notre cas, les similarités se confirmaient entre les différents cas après une vingtaine d’observations, mais les détails spécifiques et sociologiquement intéressants se multipliaient eux aussi. Il a donc été décidé de continuer les observations jusqu’à ce que nos analyses préliminaires du matériau révèlent des éléments explicatifs de l’objet d’étude ainsi que des thématiques à explorer davantage au travers, cette fois, d’entretiens avec notre population d’enquête.