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Les attentes mutuelles autour d’un répertoire « best of »

Chapitre 4. Se produire en tribute band : les conventions

4.2 Le répertoire : jouer les hits à l’identique, ou presque

4.2.1 Les attentes mutuelles autour d’un répertoire « best of »

Une convention de première importance veut que le tribute band joue les titres les plus connus de l’artiste repris-e : un répertoire du type « best of ». Rendre hommage implique interpréter les meilleurs titres de l’artiste, ce qui induit presque inévitablement un jeu d’attentes mutuelles autour du répertoire : le public s’attend à ce que le tribute band interprète les hits de l’artiste, et le tribute band s’attend à ce que le public l’exige. Pour que ce « jeu » fonctionne, il est d’abord nécessaire que le public présent connaisse bien le répertoire repris.

Le fait que les titres les plus connus seront certainement interprétés lors du concert devient alors une norme qui structure la soirée. Par ailleurs, il en est de même lors des concerts par les artistes originel-le-s qui, eux et elles aussi, ne jouent les hits les plus attendus par le public qu’à la fin du concert, la longue attente aboutissant alors à l’apogée de la soirée. Il se peut que le public refuse tout simplement de partir avant d’avoir entendu ces hits – on rappellera alors les musicien-ne-s sur scène, à la fin du concert, pour demander explicitement ces titres. Sachant cela, les musicien-ne-s, à leur tour, vont parfois expressément ne jouer ces titres qu’à la fin du concert, voire pas du tout. On peut ainsi s’assurer, d’abord, que le public reste pendant toute la durée du concert, en attendant les hits, et, ensuite, que le groupe soit rappelé sur scène – ce qui constitue toujours un élément valorisant pour les artistes. Pour ces musicien-ne-s, il s’agit presque d’une manière de profiter des attentes du public, en créant un suspens et en l’utilisant à leur avantage. Le public, à son tour, sait que les hits seront interprétés tôt ou tard lors du concert – la convention l’oblige – donc on

« joue le jeu » et patiente jusqu’à la fin.

Un musicien interviewé se rappelle d’une soirée où son groupe avait décidé de ne pas jouer l’un des hits, mais a dû céder finalement :

« Le public ne partait pas. Les gens ne partaient juste pas ! On a dû revenir pour jouer “Stairway to Heaven”. » (Tribute à Led Zeppelin)

Néanmoins, il se trouve toujours des membres du public qui se montrent plus impatients et qui font des requêtes, généralement des cris, dès le début du concert.

Pour les musicien-ne-s, ces requêtes sont presque comme des « jokers », à moins qu’il s’agisse d’un morceau moins connu, « obscur » et « perdu au fond d’un album », pour reprendre leurs termes, qu’on ne saura pas forcément jouer. Dès que les musicien-ne-s reçoivent des signaux indiquant que le public aimerait écouter tel ou tel titre, ils et elles jouent sur ces attentes et gardent ce morceau pour la fin. En assurant au public que ce titre sera bel et bien joué, on réussit à le faire patienter.

Très souvent, les réactions des musicien-ne-s à ces requêtes prennent un ton ironique, créant encore plus de suspens et de tension dans le public. Nombreux sont les exemples de telles situations, comme ci-dessous, tirés de nos notes de terrain :

« Quelqu’un derrière moi fait une requête et crie “Africa !”. La chanteuse répond “Ça vient ! Euh… Non, on ne le fait pas ce soir, en fait. On a décidé de ne pas le faire.” Elle rit et annonce le morceau suivant, “I can’t stop loving you”. Ils commencent à jouer. Le public continue à patienter… » (Concert de tribute à Toto, bar, 2014)

« Vers la fin du concert, le groupe est toujours sur scène, les applaudissements continuent. Deux ou trois femmes dans le public, juste derrière moi, crient “Kashmir ! Kashmir !”. Le chanteur prend un ton ironique de surprise, “C’est quoi, ça ? Qu’est-ce que c’est ? [Il s’adresse au pianiste]

‘Kashmir’, tu connais, toi ?” Le public continue à crier “Kashmir ! Kashmir !”. Le chanteur déclare, “On ne connaît pas celui-là. C’est du Deep Purple, ça, non ?” Le public révolte, “Hé ! Quoi ?! Kashmir ! S’il vous plaît !” Le groupe commence tout de suite la chanson “Kashmir”, sans rien dire. Dès les premières notes, j’entends des soupirs de soulagement et des cris de joie dans le public. » (Concert de tribute à Led Zeppelin, festival, 2015)

« Le concert est maintenant fini, le groupe part derrière les coulisses. Les lumières restent allumées, le public se met debout, applaudit et acclame en rappel. Le groupe revient sur scène après quelques courtes secondes. Ils n’ont pas joué l’un des titres les plus connus et attendus - “Thank you for the music”. Quand ils reviennent sur scène, l’un des musiciens se met à dialoguer avec le public : “Vous avez passé une bonne soirée?” [acclamations du public]

On ne pourrait pas juste partir comme ça sans dire au revoir ! [Le public acclame “noooon!”] Au revoir !” Après quelques rires, le groupe commence à jouer la chanson “So long”, en tant qu’au revoir. Après cette chanson, le public n’est quand même pas satisfait et continue à crier “Thank you for the music!”

comme requête. Les musicien-ne-s sur scène continuent le dialogue : “Qu’est-ce que vous aimeriez qu’on joue ?” Le public en profite et se met à crier encore plus fort “Thank you for the music !”. Les musiciens prennent un ton ironique, “‘Thank you for the music’ ? ‘Thank you for the music’ ? Mais pourriez-vous le chanter ?” Le public entier commence tout de suite à chanter le refrain connu, très clairement et suivant le même rythme, sans

accompagnement instrumental. L’un des musiciens commence à aider le public à garder le rythme, en donnant des instructions avec ses mains. Quand le public finit le refrain, le groupe continue sur un ton ironique, en annonçant

“Bonne nuit !” et commence à quitter la scène. Le public continue à acclamer et fait revenir le groupe sur scène. Enfin, l’un des musiciens prend la parole,

“Bien sûr, nous ne pourrions pas partir ce soir comme ça, sans vous dire

‘Thank you for the music’ !” Ils commencent à jouer ce titre, le public se calme un peu, se sent satisfait d’avoir “imposé“ que ce titre soit joué, et continue à chanter avec le groupe.” (Concert de tribute à Abba, salle de spectacle, 2014) Ces exemples illustrent à quel point les attentes sont mutuelles et se nourrissent les unes des autres. Les musicien-ne-s de ce tribute à ABBA savaient bien qu’ils ne pourraient pas finir le concert sans avoir joué l’un des plus grands titres du groupe, et le public, de son côté, s’attendait à écouter ce titre. En outre, les musicien-ne-s s’attendaient à ce que le public le demande. Le groupe s’est suffisamment assuré que le public ne partira pas sans avoir eu ce titre – car les requêtes avaient commencé bien avant la fin du concert – pour se permettre de ne pas l’inclure dans le répertoire principal, sachant qu’on sera ensuite rappelé sur scène pour le jouer.

Ce type de jeu sur les attentes mutuelles est l’un des avantages principaux lié à la reprise d’un répertoire très connu et ciblé sur un-e artiste, et ne peut guère avoir lieu dans d’autres cas, par exemple un groupe local de compositions ou encore un groupe de reprises. Dans le premier cas, il sera difficile de compter sur les connaissances musicales du public, à moins d’avoir déjà atteint un certain succès.

Dans le deuxième cas, du fait de jouer un répertoire plus vaste (divers artistes, époques et genres) et un choix presque infini de titres à reprendre, on ne pourra guère créer ce type de suspens auprès du public. Car le public n’aura pas de repères quant au répertoire de la soirée, ne sachant pas à quoi s’attendre, à moins d’avoir déjà entendu ce groupe précis plusieurs fois et avoir mémorisé son répertoire, comme les musicien-ne-s ne n’auront pas de garantie que le public connaisse, aime et attende les titres prévus.

Pouvoir jouer sur les anticipations du public, phénomène habituellement propre aux

« vedettes », devient alors un attribut et un privilège des tribute bands. Nous reviendrons ultérieurement sur les usages par les tribute bands de ce jeu sur les attentes, surtout quand la production a lieu dans un bar où il n’est pas garanti que le

public assiste à la soirée jusqu’à la fin, l’entrée étant gratuite et la musique relevant en partie d’une fonction d’animation.