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Fabrique et commercialisation d’une époque dorée

Chapitre 1. Les tribute bands dans la littérature scientifique

1.4 Expliquer la popularité des tribute bands

1.4.3 Fabrique et commercialisation d’une époque dorée

Pour comprendre le phénomène des tribute bands, il nous faut encore examiner le concept de « rétromania » élaboré par le critique musical Simon Reynolds dans Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur (2012). Reynolds propose une analyse critique des reprises dans les musiques actuelles, avec une quantité de « re » que l’auteur juge abondante :

« Au lieu de nous déposer sur le seuil du futur, les dix premières années du XXIe siècle ont été la décennie du “re-”. Ce préfixe a régné sur la décennie : revivals, rééditions, remakes, réinterprétations. Une rétrospective perpétuelle : chaque année a apporté son lot d’anniversaires accompagnés d’une profusion de biographies, mémoires, rockumentaires, biopics et autres numéros souvenirs de magazines. L’on a eu droit aux reformations de groupes, réunis pour une tournée commémorative, pour réapprovisionner (ou gonfler un peu plus) les comptes bancaires des musiciens (Police, Led Zeppelin, les Pixies…

la liste est sans fin) ou en vue d’un retour en studio pour relancer leur carrière discographique (Stooges, Throbbing Gristle, Devo, Fleetwood Mac, My Bloody Valentine et consorts). » (2012 : 9)

Reynolds introduit alors le terme d’« hantologie » pour décrire la musique contemporaine, laquelle se baserait fortement sur les œuvres des décennies passées : les musiques actuelles seraient « hantées » par leur passé, ce qui empêcherait l’innovation. L’auteur parle d’une « stagnation » de la musique contemporaine, laquelle serait dépourvue de créativité, d’invention et de progrès,

90 « In the music industry, establishing a new act involves considerable risk, whereas the tried and trusted commodity is far less risky. »

surtout en termes de genres musicaux. Rien de nouveau ne se produirait aujourd’hui musicalement, selon Reynolds, et ce dès l’instant où le niveau de qualité, à la fois esthétique et technique, aura été très élevé durant la « période de gloire » des années 1960-70 de la culture dite populaire. Pour cet auteur, cette situation conduit à une banalisation des reprises (réarrangées ou non) et l’on baignerait aujourd’hui dans ce qu’il nomme la « rétromania ».

L’argumentation de Reynolds semble sévère, mais plusieurs auteurs ont avancé des thèses similaires bien plus tôt. Dans son article « Re-flections on the Cover Age : A Collage of Continuous Coverage in Popular Music » (2005), George Plasketes utilise ainsi un lexique similaire pour parler d’une « époque de re- » :

« Depuis les années 1980, le “re“ a été le mode culturel prédominant. Cette condition est une boucle de style de vie sans fin de répétition, de récupération, de rembobinage, de recyclage, de récitation, de redesign et de retraitement91. » (Plasketes 2005 : 137)

Ailleurs, ce même auteur (2008) discute de la canonisation des musiques actuelles (« popular music ») et de la fabrication de « légendes » nées des décennies passées et du « rock classique ». Cela se produirait notamment grâce au marketing de collections comme « greatest hits », « remastered hits », « essential hits »,

« remixes », « bonus tracks », « alternate takes », « limited editions » et « deluxe box-sets ». Avec de telles collections - et ce que l’auteur appelle le dilemme du deluxe -, l’industrie musicale obligerait les publics à payer plus d’une fois pour les mêmes titres et albums, surtout quand ceux-ci sont reproduits sur de nouveaux supports et formats, comme lors du passage des cassettes aux CDs (Anderton et al.

2013 : 29). Ces mêmes collections deluxe compenseraient, selon Plasketes, les pertes de recettes que l’industrie musicale a connues avec le téléchargement gratuit sur Internet. Or, selon les statistiques récoltées par BPI (British Phonographic Industry), ces compilations (« back-catalogue albums » en anglais) constituaient 31.6% des ventes à l’unité en 2003, ou 25.5% des dépenses totales (Homan 2006a : 35). Lee Marshall observe lui aussi que la vente de telles collections, de par leur statut de hits, assure un flux de revenus fiable et prévisible (2013: 587). Les stars

91 « Since the 1980s, ‘Re’ has been the predominant cultural mode. This condition is an endless lifestyle loop of repeating, retrieving, rewinding, recycling, reciting, redesigning and reprocessing. »

avec une telle puissance sont plus souvent considérées comme des « légendes ».

L’inactivité musicale d’une star « légendaire » implique la rareté de son œuvre, mais du point de vue du marketing, mieux vaut encore le décès de l’artiste, comme l’explique Lee Cooper (2005) dans son analyse des concerts et albums enregistrés en hommage posthume, y compris les collections deluxe :

« La beauté du décès est le contrôle. Tous les défauts potentiels d'un artiste enregistré sont supprimés. Qu'il s'agisse d’une dépendance malsaine (alcool, drogue ou mauvais comportement sexuel) ou d'erreurs humaines (choix personnel médiocre de questions politiques, de relations personnelles ou de matériel musical misérable), les gourous de la promotion et du marketing sont libres à commercialiser les musiciens morts. Les hommages effacent les failles. Les hommages augmentent le succès92. » (Cooper 2005 : 244)

Ruth Penfold-Mounce (2018) insiste également sur le fait qu’il est plus lucratif de détenir les droits d’auteur et d’image d’une célébrité décédée que vivante :

« Posséder des célébrités décédées peut être extrêmement rentable financièrement et intrinsèquement plus simple puisqu’une fois décédées, les célébrités cessent d'être versatiles ou exigeantes. Elles sont, à toutes fins utiles, prévisibles et leur comportement est contenu du fait d’être mort. [...] Les carrières posthumes des célébrités décédées bénéficient du fait d’avoir des discussions portant sur elles et d’une visibilité publique après leur mort ; les exposés posthumes peuvent être utiles à ce processus qui consiste à rester actif et visible dans la culture populaire93. » (Penfold-Mounce 2018 : 9)

Nombreux sont les exemples de « légendes » qui demeurent parmi les meilleures ventes après leur décès, non sans « mythologisation » de la carrière et de la mort de l’artiste (Greig & Strong 2014). Dans Understanding Fandom, Mark Duffett relève que « les morts des stars sont souvent des moments où les bases de fans s'étendent considérablement94 » (2013 : 159). La plupart du temps, l’image d’une telle star est commercialisée et gérée en tant que marque (Anderton et al. 2013). Ce branding, en anglais, peut commencer dès le début de la carrière des stars (dans le secteur

92 « The beauty of death is control. All potential flaws of a recording artist are removed. From unhealthy addiction (alcohol, drugs, or sexual misconduct) to human errors (poor personal choice of political issues, personal relations, or miserable musical material), the promotion and marketing gurus are free to market dead musicians as they desire. Tributes erase flaws. Tributes elevate success. »

93 « Owning dead celebrities can be hugely financially valuable and inherently simpler as in death celebrities stop being volatile or demanding. They are, to all intents and purposes, predictable and their behaviour contained by being dead. […] Dead celebrities’ posthumous careers benefit from being talked about and remaining in the public eye and after death exposés can be useful to this process of remaining active and visible in celebrity culture. »

94 « Star deaths are often moments when fan bases extend considerably. »

musical comme ailleurs) et être géré par l’artiste lui-même, ses managers, ses maisons de disques ou, une fois décédé, les membres de sa famille (Barron 2015).

Un tel branding porte ses fruits si nous considérons les statistiques : parmi les dix artistes décédés qui ont gagné le plus d’argent en 2002, comme indiqué par Thomas Weber (2003) et selon les données du magazine Forbes, la première place est occupée par Elvis Presley avec $37 millions de revenu annuel. D’autres « légendes » comme John Lennon ($20 millions), George Harrison ($17 millions), Bob Marley ($10 millions), Jimi Hendrix ($8 millions) ou Tupac Shakur ($7 millions) figurent également dans cette liste. Certains d’entre eux ont non seulement vendu, mais aussi sorti plus d’albums après leur décès que de leur vivant (ibid.). De nouveaux noms récemment disparus s’ajoutent chaque année à la liste : le revenu annuel posthume de Michael Jackson s’élevait à $275 millions l’année suivant sa disparition en 200995.

Le sociologue Vaughn Schmutz, dans son article « Retrospective Cultural Consecration in Popular Music » (2005), présente l’analyse d’un cas illustrant cette tendance : l’édition « 500 Greatest Albums of all Time » du magazine de musique Rolling Stone en 2003. Le fort pouvoir de légitimation de ce magazine en matière musicale ne fait, pour lui, aucun doute. Il note que la liste des albums « vitaux » ou

« pionniers » qui, selon ce magazine, ont marqué l’histoire du rock a été établie par environ 300 professionnel-le-s du domaine « représentant un large éventail de genres et de générations » : musicien-ne-s, managers, producteurs-trices, critiques, historien-ne-s et d’autres (op. cit. : 1515). Ce qui ressort de cette liste, c’est surtout l’âge moyen des albums : vingt-huit ans au moment de la publication. Parmi les cent albums en tête de liste, aucun n’avait été enregistré moins de dix ans auparavant, et seuls huit l’avaient été durant les vingt ans précédant la parution de ce numéro spécial du magazine. De même, un article publié dans le magazine The Economist en 200496 propose un graphique (cf. ci-dessous) qui analyse cette même liste des 500 meilleurs albums par année de sortie. La tendance y est claire : la plupart des

95 « The 13 Top-Earning Dead Celebrities 2010 », Forbes :

https://www.forbes.com/2010/10/21/michael-jackson-elvis-presley-tolkien-business-entertainment-dead-celebs-10_slide_2.html (22.12.2016)

96 « Music’s brighter future », The Economist : www.economist.com/node/3329169 (11.10.2017)

meilleurs albums de l’histoire du rock, selon ces professionnel-le-s consulté-e-s, datent des années 1965-1980, avec une nette concentration autour de 1970.

Figure 2 : Les 500 meilleurs albums de Rolling Stone par année, The Economist.

Suivant cet exemple, nous pouvons même parler d’une « glorification » et d’une

« canonisation » des musiques actuelles des années 1970, processus évoqué également par Catherine Strong (2015). Surtout, étant donné que cette liste a été établie par des individus de plusieurs générations et provenant de divers métiers, comme souligné (sans, à notre regret, plus de précisions) par Schmutz (2005.).

D’autres auteurs ont avancé des arguments similaires, proposant des analyses du rock en tant que musique « sérieuse », « classique » et « intemporelle » (Gracyk 1993 ; Bennett 2008, 2009 ; Bennett & Baker 2010). A partir d’une analyse factorielle des données portant sur la réception et les goûts musicaux en France, le sociologue Philippe Coulangeon (2003) parle, lui, d’un « anoblissement » du rock - un processus que le jazz a aussi connu. À certains égards, nous avons affaire à une « artification » du rock, au sens que Roberta Shapiro (2012) donne à cette notion :

« L’artification désigne le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets, et des activités. Loin de recouvrir seulement des changements symboliques (requalification des actions, ennoblissement des activités, grandissement des personnes, déplacements de frontières), l’artification repose avant tout sur des fondements concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité, transformation des qualités physiques des personnes, reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux, réagencement de dispositifs organisationnels, création d’institutions.

L’ensemble de ces processus entraîne un déplacement durable de la frontière

entre art et non-art, et non pas d’abord une élévation sur l’échelle hiérarchique interne aux différents domaines artistiques97. » (Shapiro 2012 : 20)

D’autres auteurs emploient le terme de « patrimonialisation » pour décrire cette légitimation en cours des musiques actuelles, avec de plus en plus d’instances artistiques valorisant ces dernières : des magazines musicaux de renommée, des plaques commémoratives officielles, des collections privées, expositions et musées entiers consacrées au rock, ou encore la présence de ces musiques lors de cérémonies prestigieuses comme les Jeux Olympiques de Londres en 2012 (Bennett 2009 ; Le Guern 2012 ; Touché 2012 ; Roberts & Cohen 2013 ; Baker & Huber 2015 ; Strong 2015). L’ethnomusicologue John Meyers (2015) parle alors d’une

« conscience historique » dans les musiques actuelles. Les éditions deluxe et les albums « classiques » des « légendes » ne sont qu’une part de ce processus complexe fondé sur des stratégies à la fois de commercialisation et de

« muséification ».

Certaines « légendes », comme les Rolling Stones ou AC/DC, continuent à ce jour leur activité musicale, enregistrent de nouveaux albums et mettent sur pied des tournées mondiales à des prix hors de portée pour une bonne part des publics (Bennett 2006). Le fait que ces concerts se déroulent généralement à guichets fermés contribue, certes, à la « légendarisation » de ces artistes et à la patrimonialisation de leurs œuvres. Mais les auteurs cités s’expriment néanmoins en termes très critiques pour ce qui est de l’activité musicale continue de ces artistes : étant donné qu’une part des titres joués en live restent leurs grands hits, ces concerts deviennent en quelque sorte des tributes à leur propre passé musical98 (Plasketes 2005 ; Homan 2006c ; Inglis 2006 ; Bennett 2008 ; Greig & Strong 2014).

Les tribute bands participent à ce processus dans la mesure où, non seulement la plupart des artistes repris-es figurent parmi ces « légendes », mais aussi les tribute

97 Accentuation par l’auteure.

98 Dans son ouvrage Rock ‘Til You Drop. The Decline from Rebellion to Nostalgia (2002), le journaliste et critique John Strausbaugh écrit ainsi : « They become their own nostalgic merchandise » (p. 3), et cela tue l’esprit de rébellion du rock, car la force motrice devient alors « all you need is cash » (p.125).

Le journaliste Serge Kaganski relève, lui, qu’« on va aux Stones comme en pèlerinage, comme on visite la tour Eiffel, la grotte de Lourdes ou les ruines de Pompéi » (cité dans Vaxelaire 2014 : 109). Et Jean-Louis Vaxelaire d’ajouter: « Une trentaine d'années après sa création, un groupe de rock [les Rolling Stones] se rapproche donc des ruines antiques » (ibid.).

bands contribuent à la « consécration rétrospective » de l’artiste, comme le suggère Andy Bennett (2009 : 479). La légendarisation du rock « classique », grâce en partie aux tribute bands, alimenterait à son tour les revenus de l’industrie musicale. Selon Georgina Gregory, les tribute bands qui reprennent les répertoires des groupes disparus sont une « mine d’or » pour l’industrie du live, comme les éditions deluxe le sont pour la musique enregistrée (2012 : 133). A ses yeux, les tribute bands élargissent et complètent l’offre actuelle des enregistrements des « légendes ».