• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Les tribute bands dans la littérature scientifique

1.4 Expliquer la popularité des tribute bands

1.4.5 Intérêts et conflits

L’argument selon lequel les tribute bands rempliraient un « vide » peut être élargi pour parler des intérêts et des gains mutuels pour les musicien-ne-s de tribute bands

et les artistes repris-es, au-delà de la passion de fan pour les uns et de la flatterie pour les autres (Wheeler 2006 ; Richards 2006).

De nombreux auteurs mettent en avant la facilité relative du travail de la reprise, comparée à la composition, facilité qui permettrait aux musicien-ne-s des tribute bands de gagner sur plusieurs niveaux. Il s’agirait généralement d’un projet qui représenterait une source de revenu et, pour les débutant-e-s, un moyen d’apprentissage (Cusic 2005 ; Plasketes 2005 ; Morrow 2006 ; Wheeler 2006 ; Gregory 2012). Selon Jesse S. Wheeler (2006), les musicien-ne-s peuvent même gagner mieux leur vie en jouant dans un tribute que dans un groupe de compositions. Georgina Gregory ajoute qu’un tribute band qui reprend aussi des éléments visuels gagne même plus qu’un groupe qui se limite à la reprise du répertoire musical (2012 : 60, 106). Guy Morrow note, lui, que dans certains cas, le tribute aide à financer les compositions originales du même individu : il s’agirait d’« une carrière durable qui fournit le financement pour tenter d'infiltrer le système de star104 » (2006 : 192). Cet auteur explique la popularité des tribute bands par la

« réussite » d’un modèle commercial qui se sert de l’intérêt des publics pour les vedettes, et sans que les musicien-ne-s aient besoin d’élaborer leur propre répertoire ou « marque » musicale (op. cit : 187).

Du point de vue des artistes repris-es, l’argument est plus complexe. Si, d’un côté, l’originalité et la singularité artistiques impliquent la rareté de l’œuvre et, en conséquence, un prix élevé sur le marché, de l’autre, le fait d’avoir fait l’objet de copies ajoute à la popularité de l’œuvre en confirmant son intérêt artistique et en facilitant son accessibilité (Benhamou & Ginsburgh 1999 : 16, 22). Les tribute bands peuvent être vus de la même manière que les copies dans l’histoire de l’art : la plupart des artistes repris-es sont des « légendes », mais le fait d’avoir des tribute bands qui leur sont consacrés renforce ce statut. De plus, les artistes repris-es ont des intérêts financiers directs à encourager ce phénomène (Gregory 2012), car non seulement ils et elles reçoivent les redevances des droits d’auteur des reprises de leur répertoire, mais les tribute bands (re)suscitent également l’intérêt des publics

104 « A sustainable career that provides the funding to attempt to infiltrate the star system. »

pour ledit répertoire si bien que des enregistrements continuent à être vendus et (re)sortent sans cesse en éditions deluxe (Homan 2006a ; Plasketes 2008).

Le manager de Björn Again (tribute à ABBA) indique que, dans des villes où ce groupe s’est produit, les ventes de l’album ABBA Gold (compilation de meilleurs titres) ont augmenté par la suite (Homan 2006b : 43). Différents auteurs soulignent fréquemment les gains financiers comme motivation que ces artistes auraient à promouvoir et à recommander les tribute bands reprenant leur répertoire, comme dans les exemples déjà évoqués.

Le succès d’un tribute band dépend par ailleurs fortement de la réussite de l’artiste repris-e et tout tournant dans la carrière artistique des stars (scandales, pertes de points dans les hit parades, décès) peut avoir un effet immédiat, positif ou négatif, sur l’activité des tribute bands, observe Georgina Gregory (2012 : 91).

Malheureusement, l’auteure ne développe pas davantage ce point dans sa discussion, lequel s’arrête alors à une page proposant plus ce qui nous paraît constituer autan d’indices susceptibles d’ouvrir des pistes pour une analyse plus approfondie. Notre enquête reviendra plus en détail sur ces influences et effets réciproques entre les tribute bands et les artistes repris-es, mais, déjà le fait d’évoquer ces relations nous amène à considérer, enfin, les conflits légaux qui peuvent resurgir des concurrences sur le marché, car des disputes autour des droits d’auteur et de diffusion (le « copyright ») sont susceptibles de voir le jour dans le cas des tribute bands. Dans l’histoire de l’art, les tromperies et déceptions véhiculées par les copies vont de pair avec des conflits autour des droits d’auteur et de la concurrence déloyale entre artistes (Benhamou & Ginsburgh 1999). Les tributes à des artistes qui sont toujours en activité sont souvent vus comme autant de concurrents et d’alternatives à bon marché, avec des concerts accessibles à un plus grand nombre d’auditeurs en termes aussi bien financiers que géographiques (Bennett 2006). Ces shows seraient ainsi susceptibles d’entraîner des pertes financières pour les stars reprises (Strausbaugh 2002 ; Davis 2006 ; Homan 2006b ; Homan 2006c ; Neil 2006 ; Gregory 2012).

En revanche, dans le cas des groupes disparus, il s’agirait plus, semble-t-il, de gains que de pertes financières. Selon Georgina Gregory, le plus grand danger, ici, c’est la

démystification des talents et des techniques des « légendes » virtuoses dès l’instant où les musicien-ne-s des tribute bands réussissent à jouer les titres sans pertes en complexité technique (2012 : 109). Dans tous les cas, les artistes repris-es sont protégés d’un point de vue juridique et cherchent toujours davantage de protection :

« Plus le profil d'un artiste original est élevé, plus la somme attachée à son identité est grande et plus le souci de la protéger devient important105. » (Gregory 2012: 126)

Un exemple retiendra notre attention : celui du tribute Zappa Plays Zappa mis sur pied en 2006 par Dweezil Zappa reprenant le répertoire célèbre de son père, Frank Zappa106. Après plusieurs années de conflit juridique avec son frère et sa sœur, fiduciaires de Zappa Family Trust, autour des droits d’usage du nom (et, donc, de l’identité) de l’artiste, Dweezil Zappa a été amené à changer plus d’une fois le nom de son groupe, tout en continuant à jouer des reprises du répertoire accompagnées des versements des redevances.

Mais les tribute bands se protègent aussi dans la mesure du possible, surtout en utilisant explicitement les termes de « tribute » ou « reprise », ce qui implique non pas « copie » ou « contrefaçon », mais bien « une sélectivité critique et un commentaire » quant à la star reprise (Oakes 2006 : 171). Il apparaît ainsi que ce terme affranchit, implicitement, ces groupes de toute volonté de parodie ou de situations dans lesquelles la reprise insulterait l’artiste originel-le. Mais le danger d’une dispute légale demeure tout de même possible à tout moment si l’artiste repris-e décidrepris-e d’allrepris-er drepris-e l’avant (Davis 2006). Dans tous lrepris-es cas, un tribute band court moins le risque de disputes en se produisant sur scène, et si les redevances sont dûment payées, qu’en diffusant des enregistrements (Homan 2006b : 42).

* * *

Etant donné la rareté d’études sociologiques portant sur le sujet des tribute bands, la littérature scientifique par nous consultée se révèle précieuse pour une meilleure compréhension de ce phénomène. Bien que la plupart des données sur lesquelles se

105 « The higher the profile of an original artist, the greater the sum attached to their identity and the more concern to protect it form exploitation. »

106 « Dweezil Zappa Bio », site de l’artiste : www.dweezilzappa.com/pages/bio (6.12.2016)

fondent ces études soient limitées en éventail et des analyses, exploratoires, ces différents arguments ouvrent plusieurs pistes de recherche et préparent la voie pour une étude empirique en sociologie. Des notions comme celle de la « nostalgie » nourrissent sans doute la réflexion sociologique, mais demeurent insuffisantes, à nos yeux, en tant qu’explications scientifiques rigoureuses de l’apparition des tribute bands. En outre, les explications sont très restreintes, par exemple, quant aux motivations des musicien-ne-s à jouer dans ce type de groupe. Ces analyses n’autorisent guère la compréhension de ce phénomène dans toute sa complexité.

Ainsi proposons-nous d’étudier sociologiquement ce phénomène à travers une enquête qualitative et en tenant compte de différents points de vue des musicien-ne-s, des intermédiaires et des publics des tribute bands. Cela nous permet, du même coup, de mettre à l’épreuve certains postulats et arguments scientifiques évoqués dans la littérature scientifique. Pour ceci, notre enquête prend appui sur l’approche interactionniste en sociologie que nous détaillons au chapitre suivant.