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CHAPITRE 5 : PHASE POSTMIGRATOIRE – L’ÉTABLISSEMENT ET

5.3 Regard des répondants sur leur projet migratoire

Au moment de l’entrevue, seule Malinka, après avoir créé sa propre entreprise, occupait un emploi comme travailleuse autonome. Les treize autres répondants n’occupaient toujours aucun emploi en lien avec leurs compétences au moment de l’entrevue. Parmi eux : Aszar, Nabila, Alvaro, Honoré, Viktor et Hacine étaient sur l’aide sociale, toujours à

la recherche d’un emploi dans le domaine pour lequel ils ont été sélectionnés; Seydou, Fatima et Nadir occupaient des emplois « alimentaires », sous-qualifiés; Anton, Edouardo, Mamadou étaient toujours aux études pour actualiser et adapter leurs compétences aux normes québécoises et Noura faisait une formation pour se réorienter dans un autre domaine. Les répondants vivent dans une grande précarité, qui leur met parfois « la peur au ventre » d’après les paroles de Nadir.

On n’a pas beaucoup d’argent, tout est calculé, on calcule tout au millimètre, ce que tu dois payer des études, du loyer et c’est tout. Nous, on n’a pas beaucoup d’argent et puis on vit avec le peu d’argent qu’on a. L’essentiel pour nous c’est de passer la journée, si on peut passer la journée en mangeant juste un pain ou boire juste de l’eau, personne ne le saura. Personne ne le saura. On ne va pas aller déranger les gens pour leur dire donnez-nous à manger. Ça, on ne le fait pas. On vit avec ce que l’on a. [Mamadou]

Les difficultés reliées à l’intégration socioprofessionnelle ont des répercussions très lourdes pour les répondants, tant dans leur vie personnelle que dans leur vie de couple et familiale. Six répondants mentionnent que leur état de santé physique et mental est affecté par le stress et l’angoisse vécue au quotidien.

Ah c’est sûr, sur mon moral oui. Beaucoup, et sur ma santé. Parce que quand même quand on passe des nuits blanches à réfléchir, comment s’en sortir, ça touche le cœur, le cerveau, ça touche la santé au complet. Non. [Fatima] J’ai beaucoup de temps libre. Je vais sur internet, je m’ennuie, je m’emmerde énormément, je broie du noir, je suis très très malheureux et j’essaie de faire du sport, je vais à un club. [Hacine]

La cohésion familiale en est même parfois fortement ébranlée. Alvaro nous confie que lui et sa conjointe ont même parlé de divorce en raison des problèmes financiers, de la pression que sa femme lui met pour qu’il travaille, qu’il s’active dans sa recherche d’emploi. Pour Seydou, ce projet a même divisé sa famille, car sa conjointe attend qu’il se trouve un emploi et une situation stable pour le rejoindre, ce qui engendre beaucoup de tensions, de conflits.

Concrètement, lorsqu’on a demandé aux répondants s’ils se sentaient intégrés dans la société québécoise (dimension symbolique de l’intégration), les mots utilisés sont parfois

très forts. Honoré utilise une image très parlante. C’est comme si un mur séparait les immigrants des Québécois natifs, un mur autour duquel ils tournaient sans cesse pour trouver une porte d’entrée en vain.

Moi je considère que je suis toujours en route, je ne suis pas arrivé au Canada, quand même que je suis déjà ici. Je suis toujours au-dessus de l’Atlantique et je regarde. Voilà. [Honoré]

La réalité des répondants est bien loin des idéaux construits au gré des informations prémigratoires. Frappés par le contraste entre l’information véhiculée par les instances gouvernementales depuis l’étranger et leur situation réelle, les répondants affirment ne pas avoir eu accès à certaines informations, que les messages étaient incomplets voir erronés. Par exemple, l’image tant véhiculée que le Québec a besoin de travailleurs qualifiés contredit cruellement le taux de chômage des immigrants récents au Québec. Or rappelons que ce chiffre atteint 20,7 % en 2009 pour les immigrants récents, comparativement à 6,3 % pour les natifs et 14,3 % pour les immigrants établis depuis plus de 10 ans (Statistique Canada, 2010).

Les informations qu’on nous donne quand nous venons de là-bas ne sont pas ce qui se trouve ici. En fait, les gens de la délégation de Québec sont des gens qui recrutent pour nous dire de venir ici, mais les gens ne disent pas la vie ici, et les difficultés qu’on a, les complications qu’on va rencontrer ici. Parce que je ne crois pas qu’il y a des immigrants qui arrivent et qui trouvent […] la plupart des gens que je rencontre se lamente, disant qu’ils nous ont trompés. [Honoré] Au fur et à mesure de leur expérience, les répondants réalisent que leur profil ne correspond pas forcément aux besoins du marché du travail et se demandent pourquoi on les a fait venir. Les répondants accusent clairement le gouvernement d’avoir « vendu » un rêve migratoire, d’autant plus que les histoires des migrants se suivent et se ressemblent. Tout autour d’eux, peu sont les immigrants qui ont réussi. Les frustrations envers le gouvernement sont parfois assez féroces.

Moi je pense que c’est un piège ce projet d’immigration. Parce que vous arrivez ici quand vous êtes tout seul vous avez la latitude peut-être de changer d’avis et de rebrousser le chemin puis repartir dans votre pays. Mais quand vous arrivez avec une famille, et que vous comprenez que ce système de sélection là c’est du bouillon pour les morts parce qu’en fait c’est nos enfants qui les intéressent. [Nabila]

[À la question de savoir si elle avait entendu parler de difficultés pour les immigrants] … Non! Sinon on serait pas venus. Sinon ça aurait découragé. Non mais c’est vrai, tous les immigrants que j’ai rencontrés vous diront qu’ils ont été aux séances d’information. On nous a vendu ça comme un gâteau au chocolat, on a tous eu envie de venir manger ce gâteau au chocolat et quand on est arrivé, on a vu que ce n’était pas aussi fondant que ça. [Malinka]

J’aimerais vraiment que les délégations du Québec à l’étranger adoptent un langage adapté à la réalité. Qu’ils arrêtent de mentir, qu’ils disent la vérité aux gens pour ne pas gâcher leur avenir. Ça, c’est ce que j’aimerais qu’il soit fait. […] Les représentations diplomatiques du Québec à l’étranger devraient être plus mollo, plus réalistes et plus véridiques. […] Si j’avais su à l’avance ce qui m’attendait c’est sûr que je ne serais pas venu. Le Québec n’est pas une terre d’immigration, y’a une politique d’immigration qui est là pour ramener du monde, mais il n’y a pas de politique d’intégration. Par contre en France, il n’y a pas de politique d’immigration, mais sur place il y a des possibilités d’intégration, c’est le contraire. Et beaucoup de Québécois me disent, mais en France il y a aussi beaucoup de racisme, mais vous oubliez qu’en France on n’importe pas 50 000 personnes par année. Il n’y a pas de politiques d’immigration en France, on ferme les portes, on ne veut pas de vous c’est clair. Quand vous êtes là, on s’occupe de vous quand même. J’ai l’impression que c’est le contraire qui se passe ici au Québec. [Hacine]

Face à cette situation de dissonance cognitive entre les attentes entretenues autour du projet migratoire et la réalité, chacun rationalise sa décision à sa manière.

Certains répondants vont opter pour l’action directe sur l’élément dissonant et envisager par exemple le retour dans le pays d’origine ou le départ dans une autre province. Bien que l’idée du retour plane à un moment ou un autre dans les esprits, elle s’évapore cependant rapidement devant le dilemme de devoir tout recommencer à zéro à nouveau, sans garantie de succès. De plus, la présence d’enfants conditionne grandement les projets migratoires.

On ne peut pas repartir en Algérie parce que tout ce qu’on a on l’a dépensé pour venir ici, on ne peut pas travailler ici, moi sincèrement je ne vais pas revenir, je suis là et je suis prête à encore faire n’importe quoi pour trouver un poste. […] On a tout ramené avec nous, Tout ce qu’on a comme économie on l’a ramené avec nous. Demain quand je vais repartir en Algérie, qu’est-ce que je vais faire? Je vais aller où, chez mes parents, chez les parents de mon mari? Non, ça ne m’intéresse pas. J’ai tout vendu. […] Encore de l’énergie, encore, je ne suis pas prête. Parce qu’il faut encore chercher du boulot. Pour les deux, le problème c’est qu’on est les deux, on a carrément mis fin à notre

carrière en Algérie, donc il faut refaire la recherche, partir de zéro, comme ici. [Fatima]

Le renforcement de la foi, le retour vers une spiritualité s’inscrivent également dans cette lignée. La prière est perçue comme une force supplémentaire dans laquelle la personne va puiser des forces et le courage d’aller de l’avant. Hacine et Fatima ont décidé, quant à eux, d’en faire un combat personnel, Fatima en témoignant le plus possible de la situation des femmes immigrantes, notamment maghrébines, en participant à des émissions de Radio, et Hacine :

Mon projet serait vraiment d’attaquer tout ce genre de diffamation, je ne sais pas comment, mais j’ai vraiment envie d’agir, de faire quelque chose, ne serait-ce qu’un forum, un site internet, quelque chose pour dire la vérité sur le Québec. [Hacine]

D’autres vont augmenter les éléments consonants pour justifier leur choix. On entend très fréquemment des répondants déclarer qu’ils voient leur projet comme un sacrifice pour l’avenir de leurs enfants. L’avenir des parents hypothéqué au profit de celui des enfants. Bien qu’au départ les attentes et le rêve d’un épanouissement tant personnel que familial s’équivalaient, au constat de l’échec personnel, c’est sur l’avenir des enfants que tout le poids du projet migratoire repose désormais, comme le prix à payer pour assurer un avenir stable et sécuritaire pour ses enfants.

C’est-à-dire franchement j’ai toujours regretté, mais quand je vois mes enfants je ne regrette pas. Pour mes enfants j’ai gagné. Maintenant je me dis c’est un sacrifice pour mes enfants. […] Je ne sais pas, est-ce que je serais venu ici… Je suis à moitié-moitié. Pour mes enfants j’ai bien fait. Mais pour moi j’ai mal fait. [Nadir]

Une autre stratégie est de réduire les éléments dissonants en minimisant leur importance. Dans ce cas, le répondant est prêt à accepter un emploi en deçà de ses compétences et à réévaluer ses attentes professionnelles en conséquence. Tel est l’exemple de Fatima, ingénieure pendant plus de 15 années dans son pays, qui après plusieurs échecs, commence à envisager de faire une formation de caissière. Pour faire un lien avec Watzlawick, pour qui on n’accède pas à la réalité, mais à des cartes de la réalité, une des stratégies consiste, pour une même réalité, à redessiner ses cartes mentales pour les rendre plus conformes à ses propres cognitions.

Moi ma vie, si je termine le stage, le travail, j’en trouverai facilement parce qu’il y a beaucoup de demandes. La vie, ça va venir paisiblement. L’emploi va permettre d’avancer. Maintenant je la trouve très bien, même si je n’ai pas beaucoup d’argent. Je fais comme si j’avais plein d’argent. Je ne pense jamais que je n’ai pas d’argent, je pense comme j’ai de l’argent, je ne me pose pas de stress par rapport à ça, un jour ça va venir. […] Je suis optimiste. [Anton, sans- emploi depuis quatre ans]

Mon avenir, je vois mon avenir en rose. Je ne suis pas vraiment pessimiste. […] Je sais que je n’ai pas tout eu, moi je suis locataire. Je ne suis pas chez moi. Mais je sais que je vais réussir plus tard, grâce à mes efforts, ma patience, ma persévérance, mon ouverture, le fait que j’aime les gens aussi. Je sais que tout ça là je suis en train de préparer les conditions de ma réussite. Au niveau du Québec, on va nous traiter de classe défavorisée. Mais si je compare avec le Maroc et le Congo, il n’y a pas photo. Parce qu’ici, nous avons un frigidaire, un écran plasma, le téléphone, un toit, là-bas non. Dans les conditions dans lesquelles je vis ici, là-bas, c’est comme si j’étais un homme riche. Donc il y a toujours l’espoir. [Mamadou, toujours aux études]

Paradoxalement, bien que les répondants récriminent le fait de ne pas avoir été informés adéquatement quant aux difficultés présentes pour les immigrants qualifiés au Québec, très peu d’entre eux répondent qu’ils aviseraient des personnes qui leur demanderaient des conseils sur la vie au Québec. Les gens ne veulent pas prendre la responsabilité d’influencer le choix des autres. L’idée du « chacun son expérience » prédomine et entrave la diffusion informationnelle, alimentant alors la désinformation. Certains commencent timidement à prévenir des difficultés, mais on ressent une certaine honte, la peur d’être partisan et la peur d’inquiéter les proches.

Je vais te dire une chose, au Sénégal les gens commencent à comprendre que la réalité est différente que ce qu’on voit à la télévision, que le travail n’est pas si facile. Il y a beaucoup de Sénégalais qui reviennent. Les gens sont là ils arrivent diplômés, ils n’arrivent pas à trouver du travail. Maintenant les gens commencent à être prudents dans leur dossier d’immigration. Avant je recevais beaucoup, mais maintenant on fait très attention... [Seydou]

Je ne veux pas retourner bredouille, c’est humiliant. Il faut retourner aux positions de force, heureux, avec un beau moral. Je ne veux pas retourner avec un esprit de défaite, vaincu. [Aszar]

Mais il y a des gens qui me posent des questions, ils veulent venir ici. Je leur dis je peux pas vous dire si c’est bénéfique ou non, chacun sa chance, il y en a qui réussisse. Mais pour les enfants pas de problèmes. C’est un bel avenir pour les enfants. [Nadir].

Résumé du chapitre 5

Nous avions abordé dans le chapitre quatre le fait qu’il puisse y avoir des biais informationnels reliés à des facteurs indépendants de la volonté des acteurs, tels que des biais de perception, reliés au contexte culturel, au passage du temps ou encore aux attentes individuelles. Cependant, comme nous venons de le voir ici avec les difficultés rencontrées tout au long des activités d’établissement et d’adaptation, les informations que les répondants ont eues avant de partir ne correspondent pas toujours à la réalité qu’on leur avait décrite, ce qui nous amène à questionner le signal émis par les instances gouvernementales. Certaines informations étaient simplement absentes. Parmi les principales rapportées par les répondants nommons les délais d’attente pour les cours de francisation, la difficulté d’accès aux garderies et au système de santé, la lourdeur en termes financier et temporel des démarches auprès des ordres professionnels, la nécessité de faire traduire des documents officiels par des traducteurs agréés, l’importance de maîtriser la langue anglaise ou encore l’importance de la culture du réseautage. Alors que les immigrants accordent une confiance sans faille aux instances gouvernementales, les informations véhiculées par ces mêmes institutions étaient partielles, voire déformées dans certains cas, comme les taux de chômage, la forte probabilité d’un retour aux études ou encore l’ouverture de la société à l’Autre. Concernant l’emploi, les stratégies ne sont pas équivalentes devant l’accès au marché du travail. Le retour aux études ainsi que le développement d’un réseau de liens forts et faibles, établis et placés stratégiquement sur le marché, faciliteraient les chances d’intégration en permettant au nouvel arrivant un ancrage en douceur aidant à l’apprivoisement réciproque. À force de multiplier les stratégies d’intégration et de se confronter aux mêmes barrières, chacun analyse sa situation, modifie ses comportements, réévalue ses attentes ou simplement change le regard qu’il porte sur leur projet d’immigration.