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La reconnaissance de soi et la validation des pairs à travers la mise en visibilité

4. Cadre théorique

4.3 La reconnaissance de soi et la validation des pairs à travers la mise en visibilité

Le concept de reconnaissance des pairs n’est pas déconnecté de celui de présentation de soi. Si nous reprenons les théories de Goffman, le concept d’idéalisation rejoint cette idée car c’est en se montrant de manière idéalisée que l’individu parvient à se sociabiliser. Il montre ainsi qu’il a intégré les comportements et les valeurs de la société, dans le but de tisser des liens.

Ce concept nous ramène au besoin qu’ont les individus d’être acceptés afin de s’accomplir d’un point de vue personnel. Car c’est bien à cela que sert la mise en scène de soi et l’idéalisation, à obtenir la reconnaissance des pairs. Quant aux concepts de Cardon sur l’exposition de soi en ligne, ils témoignent aussi d’une volonté de la part de l’utilisateur de mettre en avant ce qui est valorisé par la collectivité, et de développer son identité selon des stratégies définies.

La validation

Un auteur important qui a participé à définir les contours du concept de « validation » est Serge Tisseron. En développant son concept « d’extimité » (Tisseron, 2011), il postule que si les individus exposent ce qui a trait à l’intime envers des personnes qui leur sont non-intimes, c’est afin d’extérioriser cette intimité et de la rendre publique.

Nous retrouvons ce phénomène sur les réseaux sociaux, où les individus donnent à voir des photographies d’eux-mêmes qui relèvent de l’intime à des personnes qui leur sont plus ou moins proches. Serge Tisseron décrit l’extimité comme « le désir qui nous incite à montrer certains aspects de notre soi intime pour les faire valider par les autres, afin qu’ils prennent une valeur plus grande à nos propres yeux. » (Tisseron, 2011, p.

102).

En se déprivatisant, l’individu est à la recherche de validation, servant à la personne à accroître son capital social en se rendant visible, et à augmenter par la même occasion son estime de soi. Les réseaux sociaux constituent en cela une opportunité pour l’utilisateur de valoriser les expériences vécues, de montrer et cacher ce qu’il souhaite, et d’exister. Ils sont fortement liés au concept de validation sociale, car ces plateformes se nourrissent des désirs et besoins qui ont toujours existé, être reconnu et augmenter son estime de soi et son capital relationnel.

4.3.1 La reconnaissance de soi

Afin de définir ce qui est entendu dans notre recherche comme « reconnaissance », nous nous appuyons sur le concept d’Axel Honneth (Honneth, 2004), lui-même inspiré par les travaux d’Emmanuel Kant et Jürgen Habermas. Ce sociologue a mené plusieurs recherches sur le sujet, et la question centrale qui l’a guidé a été de comprendre si le fait d’être reconnu par autrui est une condition nécessaire à la réalisation de soi.

Honneth décortique la reconnaissance afin d’analyser à travers quels processus les individus en manifestent à autrui. « L’acte de reconnaissance est [...] l’expression

visible d’un décentrement individuel que nous opérons en réponse à la valeur d’une personne. Nous affirmons publiquement, par des gestes appropriés et des expressions du visage, que nous concédons à l’autre personne une autorité morale sur nous, sur la base de sa valeur » (Honneth, 2004, p. 150).

La notion de « valeur » est au cœur de la reconnaissance, car reconnaître autrui est équivalent au fait de lui conférer de la valeur, que ce soit à ses actes ou à ses propos.

La reconnaissance se fait à travers des actes performatifs, et amène à l’autre de l’estime de soi. La notion de « visibilité » est également indissociable de la reconnaissance, car c’est cette dernière qui permet à l’individu d’être reconnu. Axel Honneth illustre son propos à travers un exemple contraire, où lorsqu’une personne est invisibilisée, cela témoigne d’un manque de reconnaissance et de valeur qui lui est attribuée.

« La reconnaissance » de l’espace public aux plateformes numériques

Le concept de reconnaissance n’est pas non plus déconnecté de celui de la conformité. Car pour être reconnu, une manière efficace d’y parvenir est de se conformer à ce qui est fait par les pairs. Adopter des comportements similaires consiste en un moyen efficace et sûr d’être reconnu, ou du moins de s’en rapprocher.

Ceci vaut évidemment pour l’espace social, comme Honneth l’a décrit, mais aussi pour les plateformes numériques. Alexandre Coutant a développé cette idée, notamment en analysant selon quels processus les jeunes créent leur identité sur les plateformes, et comment un jeu d’imitation et un phénomène de conformité peut s’y observer.

« La visibilité joue un grand rôle dans cette figuration, parfois au point de soigner davantage son existence en tant qu’image que son intériorité (Aubert, Haroche, 2011 ; Le Breton, 2013) et que la culture des pairs se transforme en tyrannie de la majorité (Pasquier, 2005) à laquelle l’adolescent en quête de reconnaissance se doit de se soumettre. Dans cette période délicate de développement de son identité personnelle, il est effectivement fréquent que l’équilibre entre les différentes dimensions de son identité ne se négocie pas facilement. La place que prennent les pairs dans l’estime de soi peut parfois pousser à « l’uniformisme » [...] pour indiquer cette pente glissante menaçant tout adolescent tenté d’abandonner ses spécificités pour mieux faire corps avec ce collectif rassurant que constitue sa classe d’âge. » (Coutant, 2015, pp. 156-157).

Ce constat démontre qu’une simple mise en visibilité sur les plateformes ne suffit pas pour obtenir la reconnaissance attendue qui dépend aussi de la manière dont les personnes se mettent en scène. Pour être reconnu, l’utilisateur doit reprendre certains codes d’exposition afin de démontrer qu’il les a intégrés, du moins en partie, sans pour autant tomber dans le manque de personnalité qui n’est pas valorisé non plus. Un juste équilibre entre les deux doit être trouvé. Plusieurs auteurs ont développé cette réflexion autour de la notion de conformité. Armelle Baïdouri et Faouzi Bensebaa s’appuient sur le concept de reconnaissance afin de le mettre en relation avec celui de

« prégnance du conformisme ».

« Ces relations nouées sur les RSN seraient en effet surtout guidées par la quête d’estime et de reconnaissance de soi [...] : en l’absence de cadres

structurants, l’individu aurait tendance à se construire et à adopter des comportements conformes à ce que les autres attendent dans un objectif de reconnaissance de soi (A. Honneth, 2008). Les spécificités du monde numérique permettraient à cet égard une présentation de soi protéiforme, à la fois centrée sur l’écriture et constituée d’images donnant la possibilité à l’individu de concevoir et d’affiner l’impression qu’il souhaite projeter de lui aux autres (D. Boyd, 2008). C’est dans ce contexte que les commentaires des autres sur soi, que l’individu sollicite, sont autant de témoignages d’affection contribuant à sa construction identitaire [...]. Dans cette perspective, les visites, les commentaires et les autres types d’interactions à teneur positive représentent des récompenses pour les individus [...]. À travers la reconnaissance publique de la page personnelle, l’individu auteur de la page se voit ainsi reconnu dans sa singularité. » (Baïdouri & Bensebaa, 2013, p. 103).

Cette réflexion sur le conformisme et la « présentation de soi protéiforme » nous semble importante pour notre recherche, car elle souligne la dimension de l’imitation où l’individu a tendance à adopter des pratiques conformes à celles de son entourage.

Il adopte ainsi des comportements qui sont ceux qu’il sait attendus de lui, d’où le constat selon lequel les comptes créés sur les réseaux sociaux se ressemblent dans la manière dont ils ont été conçus et en fonction des types de contenus qui y sont publiés. Cette idée est liée selon les auteurs au concept de reconnaissance et de validation sociale.

La conformité supérieure de soi

Jean-Paul Codol parle de « phénomène de conformité supérieure de soi » (Codol, 1973). Pour cet auteur, lorsqu’un individu doit se comparer aux autres, il a « tendance à se présenter comme étant soi-même plus conforme aux normes de la situation (telle que ces normes sont perçues par chacun) que ne le sont les autres » (Codol, 1973, p.

565).

Ce phénomène répondrait d’une part au besoin de l’individu de donner une image favorable de lui-même, désireux de se montrer pour cela en conformité avec les normes sociales du contexte. Il répondrait d’une autre part au besoin de garder sa propre identité. Etant constamment tiraillé entre son besoin de se singulariser pour s’affirmer, mais dans le respect de la conformité de ses pairs, la conformité supérieure de soi permet de dépasser cette contradiction et de s’épanouir pleinement. Le concept de conformité est ainsi en lien avec celui de reconnaissance défini par Axel Honneth, car c’est un des vecteurs utilisés sur les réseaux sociaux pour obtenir une forme de validation.

4.3.2 Les luttes pour la visibilité

Comme nous l’avons mentionné, le concept de reconnaissance est en lien avec celui de visibilité, étant donné que c’est la visibilité qui permet à l’individu d’obtenir de la reconnaissance. Olivier Voirol poursuit en ce sens la réflexion d’Axel Honneth, et développe le concept de visibilité et d’invisibilité, qui peut avoir comme conséquence le fait que l’entourage reconnaisse (ou non) en l’individu des valeurs positives. Il part du constat que la visibilité a jusqu’à présent beaucoup été étudiée sous l’angle de la

contrainte, cependant, la visibilité en tant que pratique sociale régulée par des normes reste relativement peu abordée.

L’auteur distingue quatre types de visibilités : la visibilité formelle, pratique, médiatisée et sociale (Voirol, 2005) et parle de « luttes pour la visibilité » (Voirol, 2005), dont la formulation témoigne de la dimension de contrainte. Cependant la visibilité a aussi une dimension positive, puisqu’elle représente une forme d’opportunité pour les individus dans le but d’accroître non seulement leur capital social mais aussi leur estime de soi.

Le concept de visibilité sociale illustre ce propos. Olivier Voirol donne comme exemple le fait que le travail des femmes est plus souvent invisibilisé par rapport à celui des hommes, les femmes procèdent alors à une lutte pour la visibilité, afin d’obtenir de la reconnaissance.

Il existe une pluralité de situations qui ont des processus et des objectifs qui varient, ayant pour but la mise en visibilité. Avec le développement des plateformes numériques, « être vu » devient toujours plus facile et plus accessible. Les interactions se font plus nombreuses, tout comme les moyens de se rendre visible, et les utilisateurs sont plus présents. Tout le monde peut devenir son propre producteur de visibilité avec les réseaux sociaux, dans un but de se signaler aux autres.

Dans ce contexte de surabondance communicationnelle, les individus doivent redoubler d’effort afin que leurs contenus soient vus et obtiennent une forme de validation. Le fait que les potentialités de visibilité augmentent grâce au développement des médias est décrite par l’auteur : « Avec l’extension des relations médiatisées grâce aux moyens de communication, un nouvel espace d’apparence s’est donc ouvert, qui a étendu l’horizon d’expérience, transformé le sens de soi et élargit l’horizon de visibilité. On a assisté à la création d’un univers public qui n’implique plus le partage d’un espace physiquement délimité. » (Voirol, 2005, pp. 97-98).

L’utilisateur voit alors ses possibilités de se rendre visible plus nombreuses avec le développement des réseaux sociaux, mais en parallèle, plus d’efforts doivent être fournis afin que les contenus soient distingués et apparaissent parmi la masse qui est communiquée chaque jour. Des rapports de force émergent de ces régimes de visibilité et d’invisibilité, et des luttes sont entraînées quant à ce qui mérite une forme de reconnaissance ou non. C’est en ce sens que les luttes pour la visibilité et la quête de validation sont deux concepts indissociables et sont pertinents dans l’analyse de l’exposition de soi sur les plateformes numériques.

L’évolution des médias qui engendre des transformations des régimes de visibilité dans la vie sociale a été soulignée par d’autres auteurs (Thompson, Pasquier & Relieu, 2000), qui relèvent l’importance du médium dans ces processus, et comment ce dernier transforme la visibilité des individus et leurs pratiques de par ses spécificités techniques. Ces travaux rejoignent ceux de Marshall McLuhan qui affirme que « le médium est le message » car le médium prolonge l’homme dans ses pratiques sociales (McLuhan, 1968). Ces concepts sont mobilisés afin de définir les contours de la plateforme Instagram, ainsi que les usages qui y sont faits, et les normes sociales implicites qui peuvent y être observées.