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L’exposition de soi en ligne et la création stratégique de l’identité

4. Cadre théorique

4.1 La présentation de soi

4.1.2 L’exposition de soi en ligne et la création stratégique de l’identité

La notion de façade nous amène vers une réflexion plus large sur la présentation de soi. Dominique Cardon, sociologue de la compétence critique des acteurs, s’est lui aussi intéressé aux mécanismes qui règlent l’exposition de soi, et à comment les personnes cherchent à se sociabiliser en mettant certains aspects en avant, et en

laissant de côté ce qui, au contraire, n’est pas valorisé par la collectivité. A la différence de Goffman, les travaux de Cardon interviennent plus tard (à partir des années 2000), et son terrain de recherche est défini autour d’Internet et de l’exposition en ligne, d’où l’intérêt pour notre recherche.

L’identité comme stratégie relationnelle

Dominique Cardon cherche à saisir les ressorts sociaux, culturels et psychologiques de l’exposition de soi en ligne. Cette exposition sur les plateformes ne signifie pas pour lui le renoncement à la vie privée, au contraire, il la décrit comme étant contrôlée. Car les personnes s’exposant ont pour but de préserver leur image, elles restent soucieuses quant à la manière de se montrer en ligne. Pour Cardon, cela témoigne d’une volonté d’agir de manière stratégique en affichant certains éléments de son identité, et en masquant d’autres traits.

Cette approche est particulièrement intéressante dans le cadre de cette recherche car elle présente l’identité en ligne comme une forme de « stratégie » (Cardon, 2008).

Nous sommes loin de l’idée selon laquelle les réseaux sociaux et Internet auraient aboli la frontière entre vie privée et publique. La création de l’identité en ligne se fait toutefois selon lui en fonction de diverses formes de surveillance. Comme dans la vie sociale, elle se fait selon ce qu’il appelle les agents institutionnels (les régulations juridiques quant à ce que nous pouvons exposer ou non) et notre environnement.

Dans cette perspective, l’exposition de soi est perçue comme une forme d’opportunité pour les individus. Les plateformes en ligne sont vues comme une chance pour les utilisateurs de construire leur identité, et surtout de montrer cette dernière comme ils le souhaitent, en gardant un certain contrôle de leur image. Cette exposition se fait toujours selon deux processus qui se complètent :

- Un processus de subjectivation, où l’individu se pense comme sujet de sa propre vie en extériorisant son identité.

- Un processus de simulation, qui correspond au fait d’endosser une diversité de rôles plus ou moins honnêtes, et de jouer avec ces différentes facettes.

Ces deux processus contribuent à la diversité et à la richesse des profils sur les réseaux sociaux. Ces profils servent à la fois à créer son identité personnelle et à la révéler, et à favoriser et multiplier les connexions avec son entourage. Les plateformes sont vues comme une sorte de terrain de jeu, où les utilisateurs se montrent en se cachant de manière contrôlée, selon les particularités de chaque plateforme. L’identité numérique est moins un dévoilement de soi qu’une projection de soi selon Dominique Cardon, et c’est ce point de vue que nous allons adopter au cours de cette recherche.

En bref, les individus se montrent aux autres à travers une sélection d’informations et de facettes choisies minutieusement. L’exposition de soi à travers ce jeu de masque est une véritable ressource personnelle et de socialisation pour les usagers, elle peut toutefois comporter certains risques si le profil en ligne n’est plus cohérent avec ce qui est réellement dans l’espace social.

Le design de la visibilité

Dominique Cardon a réalisé de nombreux travaux sur l’exposition de soi en ligne, et sa recherche sur laquelle nous allons nous concentrer concerne le design de la visibilité (Cardon, 2008). Celle-ci permet d’apporter un éclairage quant aux différents types de fonctionnement des plateformes, et comment les individus s’y exposent.

Cardon procède à un essai de cartographie du web 2.0, en classant les plateformes en cinq catégories, qui peuvent se rejoindre.

Il s’agit d’un tableau qui tente de restituer la pluralité des pratiques des utilisateurs pour définir leur identité, qui dépendent notamment des particularités de chaque plateforme et du type de visibilité qu’elle confère à l’utilisateur. « La manière dont sont rendus visibles ces multiples signes d’identité sur les sites du web 2.0 constitue l’une des variables les plus pertinentes pour apprécier la diversité des plateformes et des activités relationnelles qui y ont cours. [...] Les formats identitaires et les stratégies de visibilité/invisibilité proposés par les sites du web 2.0 doivent être regardés ensemble.»

(Cardon, 2008, pp. 95-96). Les cinq catégories qui découlent de cette réflexion ont été identifiées sur un continuum allant de l’être au faire, et du réel au projeté. Parmi ces modèles nous retrouvons celui du paravent, du clair-obscur, du phare, du post-it et de la lanterna magica.

« Dans le premier modèle, celui du paravent, les personnes s’attachent à dissimuler les traits de leur identité civile en se masquant derrière une forêt de critères qui ne les révélera qu’auprès d’individus choisis. Dans le modèle en clair-obscur, on verra les participants dévoiler des caractéristiques souvent très personnelles de leur identité en profitant de l’opacité de plateformes n’autorisant la navigation que par les liens de proche en proche. Enfin, dans le modèle du phare, des zones de forte visibilité émergeront des connexions initiées par les individus pour mêler des traits de leur individualité avec les thèmes des productions qui les lient aux autres. A ces trois principaux modèles de visibilité dans le web 2.0, nous ajouterons deux autres modèles émergeants qui investissent d’autres territoires de la mise en relation [...]. Le premier propose un affichage sous forme de post-it permettant aux personnes de rendre visibles aux autres les changements de leur contexte d’activité ; c’est la présence qui est alors partagée. Le dernier modèle, celui de la lanterna magica, procède de la transformation des plateformes de jeux virtuels en espaces de rencontre en trois dimensions dans lesquels les personnes glissent leur identité dans des avatars. » (Cardon, 2008, p. 104).

La recherche de Cardon ayant été menée en 2008, Instagram ne faisait pas encore partie du paysage numérique. Cependant, si nous devions le placer aujourd’hui, il se situerait à mi-chemin entre le modèle du clair-obscur et celui du phare. Ce sont donc ces deux modèles qui nous servent à appréhender Instagram afin de comprendre le fonctionnement de la plateforme et les pratiques des utilisateurs.

D’autres auteurs ont travaillé sur ces questions de visibilité, comme John B. Thompson qui s’intéresse à la manière dont les nouveaux médias ont modifié les régimes de visibilité dans la vie sociale et modifie de ce fait nos interactions (Thompson, 2000).

Fanny Georges s’est aussi intéressée aux identités numériques et prolonge la réflexion de Cardon sur l’identité agissante. Elle propose un modèle où les individus créent leur identité selon trois processus qui se complètent (Georges, 2009). Bien que son étude s’intéresse à Facebook, ce modèle s’applique aux autres plateformes comme Instagram et souligne à quel point le fait de s’exposer en ligne se fait d’une part en fonction de l’identité et du vécu de la personne, et d’une autre en fonction de certaines stratégies, d’où son concept « d’identité calculée » (Georges, 2009) où l’utilisateur montre aux autres ce qu’il souhaite montrer de lui.