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Reconfigurations et crises dans le champ de la gauche : une perspective interne

Les années 1980 sont celles de nombreuses reconfigurations à l’intérieur du champ de la gauche, qui entraîne des crises au sein des partis et que nous nous proposons d’étudier dans cette deuxième section. L’analyse des débuts de ces périodes d’instabilité interne doit être menée chez le PS, le PCF et les Verts, car elles se prolongent jusqu’au début des années 1990.

– Le Parti socialiste face au pouvoir

À partir de l’arrivée au pouvoir en 1981, le Parti socialiste acquiert un statut de parti de gouvernement. Se produit donc une acculturation aux impératifs de la gestion étatique, qui va notamment modifier en profondeur l’idéologie de l’organisation. Le PS s’emploie à expliquer et éclairer les choix du gouvernement, tout en essayant de mobiliser en la faveur de ce dernier. Son autonomie est donc réduite, tout comme sa centralité. Le courant mitterrandiste, mené par le nouveau premier secrétaire Lionel Jospin, reste très majoritaire au sein du parti, d’autant plus qu’il se rallie fréquemment à d’autres minorités pour garantir son hégémonie : ainsi en

101 Ibid., p. 44.

102 Philippe Habert, « Les élections municipales de 1989. La revanche de l’électeur », art. cit., p. 530. 103 Ibid., p. 532.

1983, au Congrès de Bourg-en-Bresse, les mitterrandistes font alliance avec la majorité des rocardiens et la motion 1 réunit plus de 77 % des suffrages. En 1985, lors du Congrès de Toulouse, l’alliance avec le CERES cette fois-ci permet de réaliser un score presque équivalent (71,4 %). Toutefois, comme l’explique le politiste Thierry Barboni dans sa thèse consacrée aux évolutions de l’organisation socialiste, cet équilibre partisan mitterrandien tend à être remplacé par un nouvel équilibre des forces à partir de 1986104. En effet, le retour dans l’opposition entraîne une certaine contestation de la position dominante de François Mitterrand, tandis que l’équilibre instauré au Congrès d’Épinay de 1971 est fragilisé par la forte rivalité au sein du courant mitterrandiste entre Lionel Jospin et Laurent Fabius, tous deux revendiquant leur légitimité à conduire la campagne. Parallèlement, un questionnement apparaît sur la nature du Parti socialiste, son organisation et ses alliances105.

Cette fragilisation de l’équilibre interne devient manifeste lorsque s’ouvre le Congrès de Rennes en 1990. Lors de ce congrès, dont l’impact psychologique est fort car il est perçu comme un temps de déchirements, six motions différentes sont déposées. Celles de l’alliance Mauroy-Jospin-Mermaz, du courant fabiusien et du courant rocardien obtiennent toutes un score compris entre 24 et 29 %, ce qui complique considérablement la désignation de la nouvelle direction. À l’issue de longues tractations106, Pierre Mauroy, déjà premier secrétaire depuis 1988, est reconduit dans sa fonction. Le Congrès de Rennes permet d’aborder à nouveau la question des relations avec le PCF et les autres partis de gauche, car la plupart des motions rejettent les alliances avec le centre et réclament l’organisation d’assises de la gauche107. Même la contribution rocardienne à ce congrès explique que l’ouverture n’est pas « le prélude à un renversement d’alliances108 » et que le rassemblement à gauche est la seule stratégie valable, dans la lignée des autres contributions. La contribution de Jean-Luc Mélenchon et de Julien Dray109, dirigeants du courant de l’aile gauche du PS nommé Gauche socialiste, se distingue en allant plus loin dans la recherche du rassemblement à gauche : ils proposent explicitement une alliance rouge-rose-verte, intégrant les Verts, qu’ils considèrent comme une nouvelle force qu’il faut inclure110. Ils sont les seuls cependant à émettre la

104 Thierry Barboni, Les changements d’une organisation : le parti socialiste, entre configuration partisane et

cartellisation (1971-2007), thèse de science politique sous la direction de Jean-Claude Colliard, université Paris 1, 2008, p. 246 sqq.

105 Ibid., p. 250.

106 Éric Dupin, L’Après-Mitterrand : le Parti socialiste à la dérive, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

107 Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir : l’ambition et le remords, op. cit.,

p. 347.

108 Vendredi, no 33, 13 octobre 1989, p. 2, archives en ligne, FJJ.

109 Sur le parcours politique de Julien Dray, de Harlem Désir, de Laurence Rossignol et d’autres fondateurs de

SOS Racisme, qui ont adhéré au sein du PS par la suite, voir : Philippe Juhem, « Entreprendre en politique. De l’extrême gauche au PS : La professionnalisation politique des fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, vol. 51, no 1, 2001, p. 131-153.

suggestion de cette alliance : les autres contributeurs préfèrent voir le Parti socialiste devenir lui-même un parti écologiste111, intégrer les préoccupations environnementales à son corpus programmatique et rassembler à terme l’électorat sensible à celles-ci. La synthèse du congrès explique ainsi que l’écologie doit devenir « un axe central de notre réflexion et de notre action » et que les « socialistes […] doivent être les premiers écologistes de France »112. Selon la presse socialiste, la question n’est donc plus « de nouer des alliances mais plutôt de créer un pôle de rassemblement », excepté pour la Gauche socialiste113. La synthèse du congrès affirme donc que la stratégie est celle du « rassemblement à gauche », sans écarter le PCF, dont les socialistes espèrent un changement d’attitude, et sans omettre le dialogue avec tous ceux qui se retrouvent dans la majorité présidentielle114. L’ouverture n’est donc pas complètement abandonnée, bien qu’elle reste très limitée. Cette synthèse illustre l’ambivalence stratégique dans laquelle se trouve le PS.

– L’entrée en crise du PCF

Les années 1980 sont pour le PCF synonymes de déclin électoral. À l’élection présidentielle de 1981, le score des communistes passe pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sous la barre des 20 %, Georges Marchais rassemblant un peu plus de 15 % des suffrages exprimés. Un « long mouvement de dénationalisation » s’amorce alors, en particulier dans les endroits où l’implantation des communistes est récente et donc fragile115. Le retour du PCF dans l’opposition n’enraye pas le déclin : allié au PS ou contre lui, le PCF reflue. À l’élection présidentielle de 1988, le candidat communiste André Lajoinie recueille 6,8 % des suffrages.

C’est à la suite des élections européennes de 1984, qui sont un autre revers avec 11,2 % des voix (contre 20,52 % aux précédentes élections du même type cinq ans auparavant), qu’un nouveau mouvement de contestation commence à s’exprimer au sein du PCF, notamment du fait de certains dirigeants comme Marcel Rigout, ministre de 1981 à 1984, et Pierre Juquin, membre titulaire du Bureau politique depuis 1982116. Lors du XXVe Congrès en 1984, des fédérations entières entrent en fronde. Au Comité central d’octobre 1984, six membres s’abstiennent sur le projet de résolution. C’est la première fois qu’un mouvement de telle

111 Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir, op. cit.,

p. 347-348.

112 Vendredi, no 54, 24 mars 1989, p. 5, archives en ligne, FJJ. 113 Vendredi, no 36, 3 novembre 1989, p. 2, archives en ligne, FJJ. 114 Vendredi, no 54, 24 mars 1989, p. 5, archives en ligne, FJJ.

115 Roger Martelli, L’archipel communiste. Une histoire électorale du PCF, Paris, La Dispute/Éditions sociales,

coll. « Histoire », 2009, p. 76.

116 Michel Dreyfus, PCF : crises et dissidences : de 1920 à nos jours, Paris, Éditions Complexe, 1990,

ampleur surgit au sein du parlement du PCF. Les critiques de ceux qui se font appeler « les rénovateurs » portent sur trois points, proches dans leur contenu avec ce qu’exprimeront les refondateurs à partir de 1989 : la critique de la direction et de son analyse de l’Union de la gauche, dont l’échec pèserait sur les seules épaules du PS, le rejet du centralisme démocratique et le refus de l’appréciation globalement positive de l’URSS117. La direction du PCF n’accepte guère de reprendre à son compte ces remarques et, comme le souligne Bernard Pudal, les élections européennes de 1984 constituent « l’évènement-charnière au-delà duquel toute autocritique sera proscrite118 ». En outre, les rénovateurs appellent en 1987 à un processus de recomposition de la gauche dans lequel le PCF s’allierait avec tous les courants politiques de ce camp (socialistes, écologistes, extrême gauche)119.

Faute d’avoir obtenu satisfaction, ils quittent le PCF à partir de 1987 ou en sont exclus. Pierre Juquin se présente de manière indépendante aux élections présidentielles de 1988, soutenu par le PSU et la LCR, mais n’obtient que 2,10 % des suffrages exprimés. Un nouveau courant de protestation émerge peu après, nommé cette fois-ci « les reconstructeurs », qui souhaitent que le PCF effectue un effort de reconstruction après les législatives de 1988. Ils sont emmenés notamment par Claude Poperen, membre du Bureau politique, qu’il quitte en 1987120.

La chute du mur de Berlin en 1989, puis la dislocation de l’URSS en 1991 constituent également des moments très marquants et déstabilisateurs pour un parti qui s’est forgé en référence au modèle soviétique et qui, jusqu’à la fin des années 1970, défend, malgré quelques critiques souvent très vagues, le bilan des pays de l’Est. Dans les années 1980, le PCF exprime un « sentiment mêlé121 » face aux réformes mises en place par Mikhaïl Gorbatchev. Après une période d’enthousiasme, il finit en effet par nourrir de « solides réticences à l’égard du personnage et de sa politique122 ». Les discours de Georges Marchais restent très généraux et ne traduisent pas la profusion des bouleversements en cours en URSS. Les changements de ton sont fréquents au moment de la chute du mur de Berlin puis de l’URSS, tandis qu’une grande tension voit le jour au sein du parti car certains contestent l’absence persistante de critiques à l’égard du système soviétique. Finalement, avec l’effondrement de l’URSS, le parti perd une « patrie », une « matrice », une dimension

117 Georges Marchais avait déclaré lors du XXIIIe Congrès de 1979 que « tous ces éléments témoignent de la

supériorité du système social nouveau que se sont donné les pays socialistes […], nous les avons en vue lorsque nous apprécions leur bilan comme globalement positif. »

118 Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes de 1956 à nos jours, Paris, Éditions du Croquant, coll.

« Savoir/agir », 2009, p. 143.

119 Michel Dreyfus, PCF : crises et dissidences : de 1920 à nos jours, op. cit., p. 185. 120 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 420.

121 Dominique Andolfatto, PCF, de la mutation à la liquidation, Paris, Éditions du Rocher, 2005, p. 76. 122 Ibid., p. 78.

« téléologique »123. À partir de ce moment-là, les appels à la refondation se font plus nombreux, tandis que Georges Marchais parvient finalement à se maintenir à la tête du PCF. – La naissance des Verts

Éloignés du pouvoir, socialistes et communistes étaient en mesure de réceptionner, en quelque sorte, et de canaliser les aspirations libertaires et radicales. Mais la politique conduite par les socialistes, qui prend rapidement un tournant beaucoup plus modéré et gestionnaire, entraîne la formation d’un nouvel espace politique. En effet, comme le souligne le politiste Guillaume Sainteny, le PS cesse assez vite de représenter une véritable alternative auprès de nombreuses personnes engagées, en particulier après le départ des communistes du gouvernement et la nomination de Laurent Fabius au poste de Premier ministre124. Le déclin du PCF et de l’extrême gauche participe également à la formation de ce nouvel espace.

Ce contexte favorise grandement la fondation d’un nouveau parti, nommé Les Verts, en janvier 1984, à l’issue du congrès fondateur de Clichy-la-Garenne. Il s’agit d’un regroupement de deux structures : Les Verts, confédération écologiste, et Les Verts, parti écologiste. Cette nouvelle organisation politique est loin d’être la première du mouvement écologiste, qui se développe depuis la fin des années 1960, en particulier par le biais de la lutte antinucléaire. Mais elle a la caractéristique nouvelle d’être un parti politique, que les écologistes ont pourtant longtemps refusé de constituer. Il ne s’agit toutefois pas encore d’un parti de pouvoir : le double caractère associatif et politique est par exemple revendiqué125. Soulignons enfin que si ce parti est fondé en 1984, les écologistes présentent déjà des candidats aux différentes élections depuis plusieurs années, en créant la plupart du temps des structures ad hoc : René Dumont réunit ainsi 1,32 % des suffrages lors des élections présidentielles de 1974 et Brice Lalonde, soutenu par Aujourd’hui l’écologie, fait un peu mieux en 1981, avec 3,88 %.

Malgré la création d’un parti unique, les divergences personnelles, stratégiques et doctrinales restent importantes, d’autant plus que tous les écologistes ne rallient pas les Verts : Brice Lalonde, président des Amis de la terre, reste à l’écart. Au Congrès de Dijon de 1984, une motion de synthèse est rédigée à partir des textes de trois membres fondateurs : Didier Anger, Jean Brière et Yves Cochet126. En 1986 toutefois, un renversement se produit à l’Assemblée

123 Dominique Andolfatto, PCF, de la mutation à la liquidation, op. cit., p. 109.

124 Guillaume Sainteny, L’introuvable écologisme français ?, Paris, Presses universitaires de France, 2000,

p. 124.

125 Guillaume Sainteny, Les Verts, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1997

(3e édition ; 1re édition : 1991), p. 27 sq. 126 Voir la biographie en annexe no 1.

générale de Paris : la motion d’Yves Cochet, majoritaire en 1985 avec 60,3 % des voix, n’en rassemble plus que 32,2 % un an plus tard tandis que celle d’Antoine Waechter regroupe presque 68 % des suffrages. Aux assemblées générales de 1987, 1988, 1989 et 1990, le scénario se répète avec toutefois un certain étiolement de la majorité waechtérienne, qui rassemble presque 80 % des voix en 1988 et un peu moins de 50 % en 1990.

Durant les premières années des Verts, les scores électoraux restent très modestes : 3,37 % par exemple aux élections européennes de juin 1984, durant lesquelles la liste conduite par Didier Anger a certes comme concurrente une liste d’union présentée par des écologistes comme Brice Lalonde et des radicaux, mais aussi seulement 3,78 % à l’élection présidentielle de 1988, avec comme candidat Antoine Waechter. Toutefois, à partir de la fin des années 1980, les résultats connaissent une amélioration très forte : ainsi, aux élections européennes de 1989, les Verts rassemblent 10,59 % des suffrages exprimés. Cela conduit alors le Parti socialiste à considérer davantage les écologistes comme de potentiels partenaires, tandis que la désunion à gauche semble s’atténuer au tournant de la nouvelle décennie.