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La résurgence des mouvements sociaux : un élan paradoxal ?

Dans le document La genèse de la gauche plurielle (1993-1997) (Page 126-131)

Chapitre 5 – Des facteurs externes incitatifs

2) La résurgence des mouvements sociaux : un élan paradoxal ?

Si l’évolution du contexte électoral en France ainsi que le fonctionnement institutionnel sont des facteurs décisifs qui ont incité les partis de gauche à former une coalition, il en est un autre qui est peut-être moins aisé à décrire, mais qui a joué indéniablement un rôle. Il s’agit de la résurgence des mouvements sociaux dans les années 1990, en particulier à partir de 1994, et

539 Vendredi, no 36, 3 novembre 1989, p. 2, archives en ligne, FJJ.

540 Intervention de Bernard Poignant, Comité directeur du 24 avril 1993, p. 72, base de données des organismes

du mouvement social de novembre-décembre 1995, qui constitue en quelque sorte l’acmé de cette résurgence.

– La résurgence des mouvements sociaux à partir de 1994

Tout d’abord, après une période d’accalmie durant les années 1980, décennie pendant laquelle des mouvements sociaux, tels que la Marche pour l’égalité et contre le racisme (« marche des Beurs ») de 1983, émergent mais de manière plus sporadique que dans la période post-1968, les années 1990 se caractérisent par une reprise de la conflictualité sociale541. Des causes sont mises sur le devant de la scène de manière inédite : c’est le cas de celle des « sans », dénomination renvoyant pêle-mêle aux chômeurs, aux exclus, aux sans domicile fixe, etc. En avril et mai 1994 en effet, de grandes marches nationales sont organisées à l’initiative de l’association Agir ensemble contre le chômage ! (AC !) et réunissent un nombre important de personnes. L’association Droit au logement (DAL), née en 1990, est également mobilisée pour faire entendre la cause de ceux qui sont sans logement : en 1994, un immeuble de la rue du Dragon à Paris est par exemple réquisitionné par cette association. Durant l’hiver 1995, en parallèle du mouvement social, un grand nombre d’associations diffuse une plateforme revendicative nommée « L’appel des sans542 ». Durant l’été 1996, une église parisienne, l’église Saint-Bernard, est occupée par des sans-papiers qui demandent leur régularisation, avant d’être évacuée par les policiers quelques mois plus tard. Entré chez les Verts en 1998, l’écologiste Pierre Serne543 souligne que cette évacuation a été un épisode marquant pour la génération de militants à laquelle il appartenait544. Des mouvements sociaux, dont les causes sont anciennes mais l’ampleur inédite, émergent donc pour défendre les droits de ceux qui n’ont rien ou peu.

En parallèle, d’autres causes mobilisent aussi assez largement : il en est par exemple ainsi de la lutte contre les essais nucléaires que le nouveau président de la République Jacques Chirac autorise en 1995 dans l’océan Pacifique. Cette annonce rompt avec le moratoire mis en œuvre en 1992 sur ces essais, tandis qu’elle entraîne des réactions désapprobatrices, en France comme à l’international545. Des manifestations ont lieu, par exemple le 30 septembre à Paris, rassemblant plus d’une dizaine de milliers de personnes dans toute la France, ainsi que des actions de différentes ONG, comme Greenpeace546. En outre, un nouvel épisode contestataire

541 Lilian Mathieu, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui, Paris,

Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2011, p. 15.

542 Christophe Aguiton, « Perspectives du mouvement de décembre 1995 », Lignes, no 29, 1996/3, p. 66. 543 Voir la biographie en annexe no 1.

544 Entretien avec Pierre Serne, 16 mars 2018. 545 Le Monde, 12 juillet 1995, archives en ligne.

émerge début 1997 contre le projet de loi Debré (du nom du ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré) sur l’immigration et les étrangers : le 22 février 1997, un défilé rassemble tout de même environ 100 000 personnes à Paris547. Tous ces épisodes, dont la liste n’est pas exhaustive, ont donc été, comme le souligne le sociologue Lilian Mathieu, « exemplaires pour l’activité contestataire » et leur « influence a largement débordé les seules organisations spécialisées dans les questions portées par chaque mouvement […] »548. Au cours des années 1990, la vie politique est ainsi désormais rythmée davantage par la succession des mobilisations d’ampleur et des coups d’éclat protestataires549.

– Le mouvement social de novembre et décembre 1995 : quel impact sur la gauche ?

L’acmé de cette résurgence des mouvements sociaux, qui se poursuivent souvent en 1997 et au-delà, correspond au mouvement social de novembre et décembre 1995. Celui-ci fait suite aux annonces, par le Premier ministre Alain Juppé le 15 octobre, de mesures destinées à « assainir » la gestion de la politique sociale. Le président de la République a en effet fait de la réduction des déficits publics une priorité en raison de la nécessité de respecter les critères de convergence pour le passage programmé à la monnaie unique. Quelles sont ces mesures ? Allongement de deux ans et demi de la durée de cotisation permettant aux salariés du secteur public de bénéficier d’une pension de retraite complète, institution de la loi annuelle fixant des objectifs budgétaires à la Sécurité sociale, blocage des allocations familiales et prise en compte de celles-ci dans le revenu imposable, augmentation des frais hospitaliers à la charge des patients et baisse du remboursement des médicaments550. Deux jours plus tard, un contrat de plan concernant la SNCF est présenté pour obtenir des gains de productivité.

Les cheminots se mettent rapidement en grève et deviennent « l’élément moteur de la mobilisation551 ». Des manifestations sont par la suite organisées fin novembre et tout le long du mois de décembre, la manifestation du 12 décembre rassemblant près d’un million de personnes selon le ministère de l’Intérieur et le double pour les organisations syndicales. Les cortèges sont donc très imposants, à Paris comme en province. Les étudiants se greffent aussi à la contestation, pour inciter le ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou, à augmenter le budget de l’enseignement supérieur552. La grève s’étend, notamment dans les transports urbains et au sein des enseignants. Au plus fort de ce dernier, 700 000 grévistes sont

547 Cécile Amar, Ariane Chemin, Jospin & Cie. Histoire de la gauche plurielle, op. cit., p. 155. 548 Lilian Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », Politix, no 77, 2007/1, p. 135.

549 Lilian Mathieu, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui, op. cit.,

p. 15.

550 Christian Chevandier, « Les grèves de 1995 », in Michel Pigenet et al., Histoire des mouvements sociaux en

France, La Découverte, coll. « Poches/Sciences humaines et sociales », 2014, p. 633.

551 Ibid., p. 634.

comptabilisés553. La mobilisation de novembre-décembre 1995 est donc de grande ampleur, mais quel a été son impact sur la gauche ?

Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que ce vaste mouvement de grève de la fonction publique a en premier lieu joué, comme l’explique Lilian Mathieu, « un rôle décisif dans la nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux554 », en entraînant un retrait, certes partiel mais réel, de certaines mesures annoncées par Alain Juppé, et ce, sans le relais direct des forces partisanes. Les mouvements sociaux sont donc amenés à se situer de plus en plus à distance du champ partisan, sans toutefois renoncer à peser sur la vie politique, comme le montre l’appel « Nous sommes la gauche » lancé par Act Up et rallié par d’autres organisations telles que AC ! et le DAL à l’occasion des élections législatives de 1997555. De plus, à l’occasion de ce grand mouvement social, la gauche, syndicale et partisane, se divise. La plupart des syndicats, anciens comme la CGT et FO ou plus récents comme la FSU et SUD, contestent fortement les mesures annoncées et appellent à participer au mouvement social. Mais la position de la CFDT est bien plus nuancée. Sa direction apporte en effet un « soutien critique » au plan Juppé et accepte de négocier la réforme du financement de la Sécurité sociale sur les bases posées par le gouvernement556. Cette position s’inscrit dans un mouvement plus global d’évolution de la CFDT, syndicat de transformation sociale dans les années 1960 et 1970 et qui privilégie plutôt à partir des années 1980 le syndicalisme de proposition557. À l’intérieur de la CFDT cependant, l’heure n’est pas à l’unanimisme, puisque certains militants se démarquent de la position de la direction.

En outre, si les écologistes et les communistes participent avec entrain au mouvement social, le Parti socialiste, bien que soutenant officiellement les grèves et les manifestations et dénonçant les mesures du gouvernement, semble en 1995 « mal à l’aise558 », selon le terme de Christian Chevandier, devant ce mouvement social. L’historien explique ce malaise par le fait que le PS a « gouverné pendant dix des quatorze années précédentes » et que « certaines mesures de 1995 sont inspirées du “Livre blanc” sur les retraites commandé en 1991 par

553 Frank Georgi, « Jeux d’ombres. Mai, le mouvement social et l’autogestion (1968-2007) », Vingtième siècle.

Revue d’histoire, no 98, 2008/2, p. 38-39.

554 Lilian Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », art. cit., p. 142-143. 555 Ibid.

556 Christian Chevandier, « Les grèves de 1995 », in Michel Pigenet et al., Histoire des mouvements sociaux en

France, op. cit., p. 635.

557 Nicolas Defaud, La CFDT (1968-1995). De l’autogestion au syndicalisme de proposition, Presses de Sciences

Po, coll. « Académique », 2009.

558 Christian Chevandier, « Les grèves de 1995 », in Michel Pigenet et al., Histoire des mouvements sociaux en

Michel Rocard »559. Michel Rocard affirme cependant que les socialistes condamnent « sans modération […] trois des quatre volets du plan Juppé560 », c’est-à-dire la réforme des régimes spéciaux de retrait, le contrat de plan SNCF et la réforme de financement de la Sécurité sociale. En revanche, concernant l’assurance maladie, Michel Rocard estime que le principe est bon, mais que la négociation aurait été préférable561. Toutefois, les socialistes participent bien aux manifestations et cette participation suscite des convergences : une rencontre entre la direction du PS et celle du PCF a en effet lieu le 23 novembre 1995, à l’initiative des communistes, pour débattre d’une « riposte commune562 » à la nouvelle politique mise en œuvre par le gouvernement d’Alain Juppé. Cette rencontre enthousiasme la direction socialiste : Jean-Christophe Cambadélis indique devant le Bureau national du 29 novembre que cette rencontre a été « marquée par un changement net d’orientation et la volonté de ne plus considérer la question du traité de Maastricht comme un préalable à l’évolution des rapports PC/PS563 ». Nous verrons dans le chapitre 8 que cette question n’est en réalité pas totalement évacuée.

Par ailleurs, il est certain que ce mouvement social permet d’imposer sur le devant de la scène publique les thèmes de la critique du libéralisme économique et de la remise en cause de la mondialisation, que les partis de gauche portaient déjà auparavant, à des degrés divers. La mise en avant de ces sujets entraîne donc une plus forte légitimation des options idéologiques de la gauche, qui ont pris davantage de place au sein du débat public. La prégnance de ces thèmes ainsi que les mobilisations ont pu convaincre les membres de partis politiques de la nécessité de préparer une alternance ou même une alternative pour les prochaines élections législatives prévues alors en 1998. Mais les mobilisations peuvent aussi raviver d’anciennes problématiques : pour les Verts par exemple, qui ont un pied dans les mouvements sociaux et un autre au sein de la gauche politique plus établie, il est difficile de savoir quelle dimension privilégier. Dominique Voynet envoie ainsi peu après le mouvement social une lettre à des intellectuels de gauche, tels que le sociologue Pierre Bourdieu et la militante altermondialiste Susan Georges, pour leur proposer de participer à un club de réflexion qui inspirerait et guiderait la pensée politique des Verts. Elle rappelle de premier abord que « nous nous sommes récemment retrouvés sur bien des fronts de l’actualité politique : mouvement social de décembre 1995, soutien aux sans-papiers et aux victimes de la loi Pasqua, […] appel à une

559 Christian Chevandier, « Les grèves de 1995 », in Michel Pigenet et al., Histoire des mouvements sociaux en

France, op. cit., p. 635.

560 L’Humanité, 20 décembre 1995, p. 10, 3 MI 39/341, AD Seine-Saint-Denis. 561 Ibid.

562 Compte-rendu du Bureau national du 22 novembre 1995, p. 2, boîte no 280 Coordination Bureaux nationaux

21 juin 1995 – 20 décembre 1995, archives du PS, FJJ.

Europe sociale, tolérante, humaine […]564 ». L’absence d’autres archives, excepté une réponse favorable de Susan Georges565, laisse penser que l’initiative n’a pas connu de suite concrète. Le compte-rendu de la réunion du Comité exécutif du 5 mars 1996, durant laquelle la question des élections de 1998 est largement abordée, montre que les Verts se concentrent désormais de nouveau sur la perspective de l’alliance avec les autres partis de gauche566.

En dépit de l’indépendance revendiquée des acteurs sociaux vis-à-vis du champ politique et des divisions au sein de la gauche, le mouvement social de novembre et décembre 1995 a eu un certain effet « remobilisateur » sur celle-ci, ne serait-ce qu’en raison de la baisse de popularité sévère auquel fait face, en conséquence, le gouvernement d’Alain Juppé. Comme l’explique Pierre Moscovici, alors secrétaire national du PS aux éudes, plus de vingt ans plus tard :

« Les grèves de 1995 ont remobilisé le camp politique et social de la gauche […] tout ça fait qu’il y a, je ne dirais pas un front de classe […] mais quand même un front des luttes. Et tout le monde converge dans l’idée que le temps est venu d’une nouvelle expérience de gauche unitaire567. »

De plus, le fait que ce mouvement ait lieu en réaction à des réformes censées favoriser la mise en œuvre du traité de Maastricht et de la monnaie unique n’est pas étranger aux évolutions du discours des socialistes sur cette question en 1997, sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre 8 à l’occasion de l’examen de l’accord entre le PCF et le PS. Ce mouvement met par ailleurs en difficulté une droite déjà confrontée à la division.

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