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La fin de l’Union de la gauche ?

– La fin de l’Union de la gauche à l’échelle nationale

Le 19 juillet 1984, le Comité central du PCF décide que les communistes doivent quitter le gouvernement, tout en précisant qu’ils continuent de le soutenir72. Ils ne participent pas au gouvernement que Laurent Fabius a été chargé de constituer, après la démission de Pierre Mauroy qui fait suite au retrait par le Président du projet de loi Savary sur le secteur public de l’Éducation nationale. C’est donc en quelque sorte la fin ou tout du moins le coup d’arrêt de l’Union de la gauche, qui avait survécu aux échecs de l’actualisation du Programme commun de gouvernement et était parvenue au pouvoir à travers la mise en place du deuxième gouvernement Pierre Mauroy, entré en fonction le 22 juin 1981.

Il n’est pas nécessaire de revenir ici en détail sur les premières années du septennat, dont les mesures mises en œuvre sont connues : passage de la durée hebdomadaire légale du travail de 40 heures à 39 heures, abolition de la peine de mort, loi Defferre sur la décentralisation, cinquième semaine de congés payés, nationalisations de nombreuses banques, de deux

71 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 413.

72 Vidéo INA Jalons, « Le départ des ministres communistes du gouvernement Fabius », 19 juillet 1984, en ligne,

URL : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00152/le-depart-des-ministres-communistes-du- gouvernement-fabius.html.

compagnies financières, de cinq groupes industriels... En 1983, c’est cependant le tournant de la rigueur. En effet, après deux dévaluations, François Mitterrand est confronté à un dilemme : faut-il continuer la politique de réformes promise et quitter le Système monétaire européen (SME) ? Ou rester en son sein mais abandonner la politique économique et sociale de gauche ? Cette seconde option est choisie73, tandis qu’est présenté le 25 mars 1983, à l’occasion d’un Conseil des ministres exceptionnel, un plan de rigueur accompagnant la troisième dévaluation74. Il faut cependant nuancer la notion de tournant : en effet, l’historien Matthieu Fulla a montré, à la suite d’autres, que l’inflexion des pratiques gouvernementales commence en réalité un an ou un an et demi auparavant, dès la fin de l’année 1981, donc avant l’annonce officielle de la rigueur, car les socialistes veulent éviter les scénarios de 1936 et 1956 et contrôler les finances publiques pour s’inscrire dans la durée. Mars 1983 n’est donc pas un virage brutal, d’autant plus que la relance conjoncturelle du gouvernement de Pierre Mauroy est plus modérée que celle mise en place en 1975 par Jacques Chirac, alors Premier ministre75. En outre, les communistes restent après le deuxième remaniement du 22 mars 1983, la formation du troisième gouvernement Mauroy et l’annonce du plan de rigueur. En décembre 1983, l’accord avec les socialistes est par ailleurs renouvelé76. La direction communiste soutient en effet la politique menée et fait preuve « d’une réelle loyauté à l’égard du pouvoir77 ».

Pour les élections européennes, qui ont lieu en France le 17 juin 1984, les deux formations du gouvernement d’Union de la gauche présentent, de manière habituelle, des listes séparées, conduites par Lionel Jospin et par Georges Marchais. Le résultat pour le PCF est très mauvais : 11,20 % soit 9,3 points de moins qu’aux dernières élections européennes de 1979. Ce résultat provoque une crise au sein des instances dirigeantes : « Pour la première fois, des voix [s’élèvent] au Comité central et jusqu’au sein du Bureau politique pour remettre en cause la stratégie du secrétaire général et de ses proches78. » Claude Poperen et Pierre Juquin, qui ont dû pourtant plusieurs fois revoir leurs rapports79, expriment en particulier un jugement sévère sur les causes du mauvais résultat électoral, tandis que Lucien Sève, Anicet le Pors, François Asensi et Marie-Claude Vaillant Couturier « réclament une démocratisation des

73 Robert Frank, « La gauche et l’Europe », in Jean-Jacques Becker, Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en

France. Tome 2 – XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, op. cit., p. 466.

74 Mathias Bernard, Les années Mitterrand. Du changement socialiste au tournant libéral, Paris, Belin, coll.

« Histoire », 2015, p. 53.

75 Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économie (1944-1981). Une histoire économique du politique,

Paris, Presses de Sciences Po, 2016, p. 402.

76 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 413. 77 Mathias Bernard, Les années Mitterrand, op. cit., p. 61.

78 Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand. Tome 2 : Les épreuves (1984-1988), Paris,

Seuil, 1991, p. 88.

règles du Parti80 ». Mais Georges Marchais, ainsi que d’autres dirigeants, réfute « toutes les critiques, qu’il s’agisse du culte de la personnalité, de la perte de crédibilité des pays socialistes, de la dégradation de l’image du Parti dans l’opinion ou de la remise en cause du centralisme démocratique81 ».

Comme le résume bien l’historien Mathias Bernard, les élections européennes ont accéléré le processus de séparation vis-à-vis du gouvernement, étant donné que le mauvais résultat électoral est vu comme une sanction, aux yeux de la plupart des dirigeants communistes, vis- à-vis de la participation gouvernementale82. Il précipite donc le départ des ministres communistes du gouvernement en juillet 1984. Quelques semaines plus tard, en septembre, les communistes indiquent, par la voix du directeur de L’Humanité Roland Leroy, qu’ils ne font désormais plus partie de la majorité83. En décembre 1984, les députés communistes votent même contre le budget présenté en seconde lecture à l’Assemblée nationale. Ce vote les place donc de facto dans l’opposition, même s’ils ne l’affirment pas encore très clairement84.

Selon Stéphane Courtois et Marc Lazar, « la sortie des ministres du gouvernement […] permet au PCF de revenir à une ligne dure85 ». En effet, jusqu’aux élections législatives de 1986, et même pendant la cohabitation de 1986 à 1988, le PCF développe un discours très critique vis-à-vis de l’action des gouvernements socialistes86. Le XXVe Congrès, sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 6, entérine la ligne d’opposition radicale, tandis que la CGT est fortement incitée à s’opposer vigoureusement à la politique menée87. À partir de 1988, année du retour d’une hégémonie socialiste à l’Assemblée nationale, le PCF critique avec la même vigueur non seulement la politique économique et sociale mise en œuvre mais également « l’alliance du PS avec les forces de droite88 », tandis que le PS s’appuie davantage sur les centristes pour trouver une majorité parlementaire. François Mitterrand et le Parti socialiste sont accusés de viser « l’affaiblissement, voire l’élimination89 » du PCF, de le

80 Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand. Tome 2 : Les épreuves (1984-1988), Paris,

Seuil, 1991, p. 93.

81 Ibid.

82 Mathias Bernard, Les années Mitterrand, op. cit., p. 62. 83 Ibid., p. 56.

84 Compte-rendu du passage de Charles Fiterman à France Inter le 19 décembre 1984, boîte 20070366 art. 8,

fonds Charles Fiterman, Archives nationales (AN).

85 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du PCF, op. cit., p. 415.

86 Résolution adoptée par le Comité central du 22 mai 1985, L’Humanité, 22 mai 1985, p. 8, boîte 20070366 art.

14, fonds Charles Fiterman, AN.

87 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du PCF, op. cit., p. 416.

88 Compte-rendu de décisions, p. 2, réunion du Bureau politique du 17 mars 1988, boîte 261 J 4/45-261 J 4/46,

archives du PCF, AD Seine-Saint-Denis

89 Compte-rendu de décisions, p. 1, réunion du Bureau politique du 4 janvier 1990, boîte 261 J 4/47-261 J 4/48,

marginaliser, de mener une politique anticommuniste. À l’Assemblée nationale, les députés communistes votent une motion de censure déposée par la droite à deux reprises : en 1988, à propos de la mise en place de Contribution sociale généralisée (CSG) par le gouvernement de Michel Rocard, et en juin 1992 sur la réforme de la Politique agricole commune (PAC), proposée par le gouvernement d’Edith Cresson90. Les années 1980 se caractérisent donc par une absence quasi totale de rencontres entre les directions des deux partis, hormis pour préparer les échéances électorales. Cette situation des « ponts coupés91 » contraste avec le grand nombre de contacts durant les années 1970.

– Un maintien complexe de l’union à l’échelle locale

L’Union de la gauche est-elle cependant complètement dissoute ? En réalité, les élections municipales de 1989 montrent que, de manière concrète, le PCF a toujours besoin du PS pour assurer sa participation au pouvoir local. L’objectif des communistes est de conserver des villes, auxquelles le Parti doit le maintien de son ancrage territorial et de son influence. Mais les socialistes ont également besoin de cette alliance afin de s’assurer des majorités stables dans un certain nombre de villes et maintenir une présence dans les municipalités communistes, qui restent encore assez nombreuses. S’il est donc clair que l’alliance bénéficie aux deux organisations, il s’agit d’une union de circonstance, municipale et exclusivement électorale, mais qui, dans un contexte de nationalisation des enjeux locaux92, devient aussi un enjeu de politique national. Les élections municipales des 12 et 19 mars 1989 sont un exemple de cette réalité d’intérêts partagés mais qui mettent en difficulté le positionnement des organisations partisanes les unes par rapport aux autres. Le déroulement des négociations souligne la profondeur des désaccords.

Dans le contexte de l’alliance avec certains centristes au sein du gouvernement de Michel Rocard, le Parti socialiste souhaite que les listes dans les municipalités de gauche soient à l’image de la majorité présidentielle, c’est-à-dire qu’elles intègrent des centristes favorables à la politique conduite par François Mitterrand. La stratégie du PS est donc, en creux, de contraindre le PCF à rallier la politique gouvernementale et à faire taire les critiques vives qu’il développe depuis plusieurs années. Le PS pourrait ainsi se retrouver dans une position centrale qui lui assurerait une large majorité allant de la gauche radicale au centre. Le PCF

90 Il faut cependant mettre ces deux votes en perspective avec les dix-huit motions de censure déposées par la

droite entre 1988 et 1993, dont dix en vertu de l’article 49.2 de la Constitution, qui permet le dépôt d’une motion de censure sans qu’il y ait eu « engagement de responsabilité » de la part du gouvernement sur un texte présenté.

91 Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-

2005), op. cit., p. 341.

92 Philippe Habert, « Les élections municipales de 1989. La revanche de l’électeur », Commentaire, no 47,

souhaite, quant à lui, la reconduction des accords pour les municipales de 1983, ce qui permettrait le maintien de ses positions, et l’absence de primaires, c’est-à-dire de listes divisées au premier tour. La mention « majorité présidentielle » et l’appréciation de la politique gouvernementale cristallisent les divergences : le PCF ne veut pas que celle-ci rentre en compte dans l’élaboration des listes d’union municipales93. Les discussions sont donc gelées entre octobre 1988 et janvier 1989, à l’initiative du Parti socialiste, car le PCF refuse de signer un texte de soutien au gouvernement94.

Les discussions reprennent cependant en janvier 1989 et une déclaration commune est rendue publique le 12 janvier95. Le PS et le PCF y appellent à « mettre sur pied, rapidement, dans chaque commune, une liste de rassemblement de la gauche96 ». La question de la politique gouvernementale est évacuée par la phrase : « Il est clair que les deux partis ne portent pas la même appréciation sur la politique gouvernementale97. » Quant aux accords de 1983, ils doivent être pris en compte pour composer les listes. Les négociations reprennent donc et se poursuivent par la suite non sans difficulté, puisque le déclin électoral du PCF suppose, d’après le PS, des ajustements de représentativité, que les communistes tendent à refuser. Le bras de fer continue après le 12 janvier 1989 sur la question de la place à accorder à chacun des deux partis et sur l’appréciation de leurs poids respectifs. Cela dégrade leurs relations, déjà mauvaises : la presse socialiste constate par exemple que « jamais le PC n’avait été aussi ouvertement dans la voie de l’antisocialisme98 ».

Finalement, ces élections de 1989 marquent un ralentissement dans le développement du mouvement d’union, qui progressait depuis 1977, au sein des municipalités, l’échelle municipale étant celle dans laquelle l’union a été la plus enracinée. En effet, « après les élections municipales de 1977 – où la proportion d’union de la gauche avait doublé par rapport à 1971 – et le scrutin de mars 1983 – qui avait accentué le mouvement –, les élections municipales de 1989 enregistrent une progression spectaculaire des situations de division à gauche : 38 % de primaires contre 17 % seulement en 198399 ». Il y a ainsi 168 primaires dans les villes de plus de 20 000 habitants, contre 44 en 1983100. On note que sur l’ensemble des villes, le PS est présent de multiples manières : il participe à 1098 listes d’union de la gauche

93 Compte-rendu de décisions, réunion du Bureau politique du 5 janvier 1989, boîte 261 J 4/46, archives du PCF,

AD Seine-Saint-Denis.

94 Vendredi, no 3, 13 janvier 1989, p. 2, archives en ligne, Fondation Jean Jaurès (FJJ).

95 L’Humanité, 13 janvier 1989, p. 2, boîte 305 J 376, fonds Georges Marchais, AD Seine-Saint-Denis. 96 Ibid.

97 Ibid.

98 Vendredi, no 7, 17 février 1989, p. 2, archives en ligne, FJJ.

99 Philippe Habert, « Les élections municipales de 1989. La revanche de l’électeur », art. cit., p. 527-528. 100 Dossier no 52 : « Municipales 1989 : quelques données statistiques », PCF Service central de documentation,

mais aussi à 537 listes PS-MRG en cas de primaires, ainsi qu’à 689 listes « Majorité présidentielle » ou dites d’ouverture101. Par ailleurs, ce scrutin confirme le déclin de l’influence communiste sur le terrain, puisque le PCF perd 34 villes de plus de 9 000 habitants et 30 grandes villes102. Quant au PS, ces élections sont pour lui une victoire paradoxale puisqu’il gagne de nombreuses villes (solde positif de 15 villes pour celles de plus de 30 000 habitants) mais son influence électorale est en baisse par rapport aux législatives de 1988103. Ces élections illustrent donc la difficile position dans laquelle se trouve le PCF, dont le déclin électoral se poursuit : il ne peut pas se passer de l’union mais ne peut non plus être intégré au sein de la majorité présidentielle. Le PS, malgré une position plus dominante d’un point de vue électoral, n’en est pas moins dans une situation également délicate, bien que différente : la situation d’alliance avec les centristes est en contradiction avec l’union de la gauche ancrée dans la culture politique socialiste, aspect que nous étudierons plus en détail dans le chapitre 6, et ne peut apparaître comme pérenne, ni transposable dans toutes les municipalités. L’enracinement de ce type de stratégie s’inscrit enfin, chez les socialistes, dans une configuration interne bouleversée par la prise du pouvoir, à l’instar du PCF, tandis qu’émerge un nouveau parti, nommé les Verts, au sein de l’espace libéré par les deux autres organisations.