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Chapitre 2. Logiques d’adhésion et densité d’une representation locale

3. Le Medef territorial, un réseau formel, des liens faibles

3.3. Une recherche de sociabilités, les clubs

Nombre de personnes interrogées dans notre enquête font état du rôle utile des rencontres que pro- cure la fréquentation des diverses arènes de la sociabilité patronale. L’interprofessionnel apporte même des occasions plus nombreuses que le syndicat professionnel : dans celui-ci, le patron a plus de mal à avouer ses problèmes, car il est en présence de ses concurrents ou de ses clients. Dans l’instance territoriale, cette dimension est diluée dans l’espace, ne restent que les problèmes com- muns qui font l’objet d’échanges dépourvus de risques. Sortir de l’isolement, relativiser les difficul- tés, prendre en considération ce qui touche tout le monde, avoir une meilleure visibilité de la con- joncture, tout cela participe de l’intérêt que représente une « sortie de l’entreprise » aux yeux de ceux – rares, dit-on – qui en prennent le temps. D’une manière générale, l’organisation patronale joue cependant moins ce rôle que les clubs divers où les employeurs se rencontrent. Auditionner un conférencier au cours d’un repas est une pratique appréciée. Une soirée autour d’un expert ou d’un patron de très grande entreprise attire du monde, bien plus qu’une réunion trimestrielle de l’arrondissement. En réalité, le Medef territorial ne joue pas ce rôle que l’un de nos interlocuteurs n’a pas hésité à appeler « culturel ». La plus grande part de ce qui constitue une sociabilité locale traverse le Medef territorial mais ne s’y arrête pas.

Après tout, les syndicats de salariés ne sont plus non plus les lieux de vie ouvriers où l’on s’entraîne à la « culture de soi », selon le programme inaugural des Bourses du travail. Le plus singulier est que les problèmes qui entreraient spécifiquement dans le domaine de l’organe représentatif ne sem- blent pas non plus passer par lui. À la question : évoquez-vous en Conseil d’administration le con- texte social du département, par exemple, l’évolution des organisations syndicales de salariés ? Notre président d’arrondissement répond : « Non, mais j’ai constaté que des gens ont constitué entre eux un réseau, parallèle au Medef pour parler de leurs problématiques, ils se réunissent une fois par mois pour parler de leurs problèmes avec leurs syndicats de salariés. Il y a un échange d’informations, avec un courrier éventuel, peut-être ils l’envoient au Medef. Quand ils sont mécon- tents de la situation, ils ont besoin de se réunir pour en parler. Mais ça ne fait pas tellement avancer les choses. Certes, ils ne restent pas dans leur coin, ils vont voir ailleurs et c’est là qu’on retrouve tous ces satellites qui avancent chacun dans leurs coins. » L’initiateur de ce regroupement théma- tique n’était pas un chef d’entreprise isolé et sans relais, mais le président de l’arrondissement voi- sin, membre du CA du Medef départemental : « Il ne l’a pas fait par rapport au Medef, mais je me suis posé la question : tiens, il crée un club d’entrepreneurs à côté du Medef, bon alors, je ne sais pas pourquoi, toutes les initiatives sont bonnes, mais c’est vrai que cela peut se chevaucher, les ini- tiatives. J’ai du mal à comprendre ».

À des questions répétées sur la teneur des débats au sein du CA, sur la crise économique de 2009 et sa portée régionale, sur la crise sociale de 2010 et ses effets sur le climat social au sein des entre- prises, les réponses ont été le plus souvent évasives : « On a eu un échange, un débat… Mais au CA, y a-t-il des résolutions discutées, des motions adoptées, des analyses retransmises aux adhé- rents ? Parfois oui, il arrive que l’on vote des motions à faire remonter mais, la plupart du temps, ce sont des choses très locales. (…) Avec la crise, on est au jour le jour, là, on est à deux mois de visi- bilité. » Question : « Mais sur cette crise, est-ce que vous recevez, de l’UIMM par exemple, des indications sur l’évolution des marchés, des scénarios possibles à court ou moyen terme ? Est-ce qu’il y a des débats sur ces sujets au sein de l’organisation patronale ? » Réponse : « Non, on fait beaucoup de constats, mais personne ne sait. » Sur la crise sociale, « L’UIMM communique un peu plus. » Question : « Oui, mais pour communiquer, il faut penser. Est-ce que ça pense un peu sur les questions qui ont des répercussions sur vos problèmes ? » Réponse : « Ils communiquent. Par exemple, il faut obtenir telle loi, il faut qu’elle soit votée… »

En réalité, les séances du CA semblent relever essentiellement de la gestion bureaucratique et leurs retombées sur les adhérents frôlent l’insignifiance. Lorsqu’un problème émerge qui intéresse poten- tiellement telle ou telle catégorie d’adhérents, alors se crée une association ad hoc, un satellite comme le dit notre interlocuteur, gravitant à la périphérie de l’organe représentatif. Le président du Medef territorial a constitué un Comité d’orientation, un organe non statutaire qui l’assiste « dans ses réflexions et dans les choix qu’il soumet au Conseil d’administration ». Aucun interlocuteur n’a mentionné un quelconque apport de ce comité à une réflexion qui semble surtout assez absente. Il y a bien une multiplicité de réseaux d’employeurs sur un département ou une région donnée. La Chambre de commerce en recense un grand nombre, nous l’avons évoqué, mais beaucoup d’autres ont une existence plus discrète. Ce foisonnement n’est pas entièrement dû aux limites de l’organisation patronale interprofessionnelle, mais nombre d’entre eux occupent l’espace laissé va- cant par la faible densité du Medef territorial. L’hypothèse d’un particularisme local n’est pas à écarter. Tout indique cependant que la représentation patronale de Moselle ne souffre pas d’un défi- cit de traditions et de moyens32.

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CONCLUSION

Le terrain dont il est rendu compte ici serait trop étroit pour tirer des conclusions s’il ne rejoignait par de nombreux aspects, des constats déjà formulés par des investigations antérieures. Plus trou- blant, il recoupe les appréciations portées par un Jean Bunel presque quinze ans auparavant. S’interrogeant en conclusion de son article de 1997 sur l’avenir des différentes structures, J. Bunel voyait dans les UPI (Unions patronales interprofessionnelles) les chances d’un possible ferment d’évolution. En développant l’adhésion directe, en particulier des entreprises de service ne dispo- sant pas des historiques syndicats professionnels de l’industrie, elles pouvaient redonner sens à la notion d’interprofessionnelle au niveau local tout en offrant une meilleure représentativité du tissu économique et social. La transformation en Medef territorial survenue peu de temps après aurait pu être le signal donné à cette évolution. En réalité, si le projet existait bien antérieurement à 1998, la transformation a d’abord été décidée pour stimuler la lutte du patronat local contre la décision du gouvernement de promulguer la loi sur les 35 heures.

Mieux représentés au sein des instances nationales, plus écoutés sous la présidence Parisot que sous celle de son prédécesseur, les Medef territoriaux continuent, et pour cause, à jouer un rôle mineur dans le « dispositif associatif » patronal. Leur capacité à mobiliser les employeurs reste mise en doute après les élections aux chambres consulaires qui se sont tenues en décembre 2010. Très occu- pés (et préoccupés) par la campagne au moment de l’enquête, les responsables patronaux locaux escomptaient une participation significative après les 26 % de participation nationale enregistrés en 2004 (21 % en 2000) et ce, d’autant que les élections étaient cette fois couplées avec l’élection de représentants aux CCI de région. Le résultat global est inquiétant pour le Medef et la CGPME, la participation électorale chutant à 17, 2 %.

En Moselle, la liste commune constituée avec la CGPME après quelques années de discorde laissait espérer de bons résultats. Non seulement la participation n’a été que de 18 %, mais la liste com- mune s’est vue concurrencée par une liste « Le temps du changement », émanant du CERF (Créa- teurs d’emploi et de richesses en France) et qui a réuni 38 % des suffrages exprimés sur une sévère critique des deux organisations traditionnelles33. Avec 11 % des voix des inscrits, soit un peu moins

de 3 000 suffrages, la liste unique CGPME-Medef Moselle est très loin de recueillir les voix des adhérents revendiqués.

L’émergence croissante du niveau régional, peu sensible dans l’enquête dont il a été question ici, est un nouveau levier agissant sur la représentation patronale. Va-t-elle rebattre les cartes au niveau local ou la difficulté n’est-elle pas ailleurs ? Le manque d’appétence des employeurs pour une re- présentation interprofessionnelle est-il lié à une faible perception de la menace politique qui avait joué un rôle mobilisateur au début des années 1980 ou même à la fin des années 1990, au cours de l’ère Jospin ? Nous verrons dans la partie suivante comment la volonté de résistance à l’État reste présente, au moins dans les grands domaines relevant du paritarisme qui agissent là comme une contrainte à la gestion de l’irréductible hétérogénéité du monde patronal. Si, pour ces raisons, la capacité à créer de la cohérence demeure au niveau national, elle semble faire durablement défaut au niveau local.

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Le CERF est un rassemblement de TPE pour « Un patronat du 21e siècle ». Il est très critique sur les deux organisations Medef et CGPME. www.lescreateurs.org

Chapitre 3

LA RÉGULATION PARITAIRE DE LA PROTECTION SOCIALE :

COMMENT GÉRER L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DES INTÉRÊTS

PATRONAUX

Le champ de la protection sociale est central pour appréhender l’action patronale, car elle y est an- cienne, que ce soit au niveau des entreprises (caisses patronales de retraites dans la grande industrie à la fin du XIXe, début du XXe siècle, Dumons, Pollet, 1993) ou de la branche (Caisse syndicale des forges créée en 1894). Ce champ est également emblématique pour saisir les vecteurs de cette ac- tion. En effet, à partir de 1946, face à la création de la Sécurité sociale, l’organisation patronale faî- tière s’est réaffirmée au niveau interprofessionnel pour contrer tout à la fois une intervention éta- tique nationale et centralisée et la place laissée à la « gestion ouvrière » de la protection sociale, de fait, à l’époque, à la CGT. Autour de l’opposition à cette double menace, une mise en cohérence de l’intérêt patronal s’est construite dans les décennies suivantes. Ce champ est enfin particulier en ce que des instruments propres de l’intervention patronale y ont été inventés : les institutions paritaires. Contrairement à la négociation collective, qui s’édifie autour de la branche, le CNPF y promeut une régulation paritaire centralisée au travers d’organismes gestionnaires interprofessionnels (Agirc, Arrco, Unedic…).

Les répertoires d’action collective patronale mobilisés dans ce champ sont donc spécifiques. L’enjeu du travail politique en direction de l’État est de délimiter le champ paritaire contre l’action étatique en s’appuyant sur tout ou partie des organisations syndicales (1.). La création d’une sphère de régulation paritaire de la protection sociale avec les organisations syndicales permet l’affirmation de l’organisation faîtière (2.). Enfin, malgré la diversité des intérêts patronaux en la matière, la co- hésion de l’organisation peut être assurée grâce à la pluralité et la plasticité des arrangements propres au champ de la protection sociale complémentaire au niveau des branches (3.)34.

Dans le champ de la régulation paritaire de la protection sociale, contrairement à celle de la forma- tion professionnelle (cf. chapitre 4), le Medef joue un rôle hégémonique, pour l’heure peu contesté, aussi bien vis-à-vis des autres organisations patronales que de ses propres fédérations. Dans ses relations avec ces dernières, l’organisation faîtière cherche cependant à maintenir un équilibre diffi- cile, puisqu’il s’agit d’assurer la production d’un discours homogène sur la protection sociale tout en respectant les divers intérêts sectoriels et d’entreprise. La protection sociale complémentaire est le domaine où se réalise cet équilibre.

La protection sociale complémentaire

La protection sociale complémentaire (PSC) peut se définir comme l’ensemble des couvertures qui interviennent en complément des prestations garanties par la Sécurité sociale dans les domaines de l’assurance-maladie, de la pré- voyance (décès, incapacité, invalidité) et de la retraite. Elles se différencient des protections complémentaires indivi- duelles par le fait qu’elles sont mises en place dans le cadre d’un accord collectif. Elles sont gérées par un organisme assureur. Ces prestations viennent en relai des prestations servies par le régime général de Sécurité sociale et sont de ce fait directement dépendantes du caractère partiel de ce régime. Pour accompagner le retrait de la Sécurité sociale dans le cadre de la maîtrise des dépenses publiques, les pouvoirs politiques ont développé un intense travail législatif et réglementaire encourageant la diffusion de la PSC au travers de la négociation collective et d’incitations fiscales (Kerleau, 2009). Le développement de la négociation sur la PSC est essentiellement postérieur aux années 1990. Les choix des acteurs sociaux sont largement déterminés d’une part, par le caractère facultatif ou obligatoire pour l’entreprise de la prestation concernée et, d’autre part par le niveau auquel la négociation peut s’ouvrir. Au niveau de

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l’entreprise, à côté de la signature d’accord classique, la PSC peut être mise en place par référendum ou par décision unilatérale de l’employeur (article L.911-1 du code de la Sécurité sociale).

En matière de retraite, en complément du régime de retraite par répartition de base servi par les caisses de Sécurité sociale (appelé 1er étage), il existe des retraites complémentaires par répartition (2e étage, encadré par l’Agirc et l’Arrco, cf. I.1) définies au niveau national par des accords interprofessionnels et obligatoires. Des garanties collec- tives de retraites supplémentaires (3e étage) peuvent être mises en place par des négociations au niveau des branches (rarement dans la pratique) ou des entreprises, dans un cadre facultatif, même si par ailleurs, quand un dispositif est mis en place, il peut prévoir l’adhésion obligatoire de tous les salariés. Les dispositifs peuvent prendre la forme de régimes à cotisations définies (dits « article 83 ») ou à prestations définies (dits « article 39 »), de Perco (plan d’épargne pour la retraite collectif), de Pere (plan d’épargne retraite d’entreprise) ou de plan d’épargne retraite popu- laire (Perp).

En matière de prévoyance, l’architecture est différente et plus complexe. La faiblesse ou l’absence originelle des versements de la Sécurité sociale en ce domaine a encouragé tôt le développement de couvertures de prévoyance complémentaires. L’accord du 14 mars 1947 instaurant la retraite complémentaire des cadres prévoit que toute entre- prise doit cotiser à hauteur de 1,5 % de la rémunération brute en-dessous du plafond de la Sécurité sociale pour assu- rer aux cadres des garanties en cas de décès. L’accord national interprofessionnel du 10 décembre 1977 (annexé à la loi de mensualisation du 19 janvier 1978) introduit une garantie de ressources au profit du salarié en arrêt de travail dont la durée est fonction de son ancienneté. L’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 modifie les modalités de cette indemnisation et impose le maintien des garanties de prévoyance neuf mois maximum après le licenciement des salariés. Au-delà de ces obligations portant sur des garanties minimales différenciées selon la caté- gorie professionnelle du salarié, mais aussi pour les mettre en place – le niveau interprofessionnel ne prévoyant qu’une obligation générale dont le contenu doit être précisé – la négociation collective de branche et/ou d’entreprise est facultative. Une ambiguïté subsiste sur le caractère obligatoire de la transposition dans les branches et les entre- prises des obligations issues des niveaux légaux et interprofessionnels. Ainsi, le Medef défend que la portabilité issue de l’accord de 2008 n’a pas besoin d’être transposée, ce qui revient à faire porter l’application sur l’employeur au cas par cas et, de ce fait, à vider la portabilité de contenu pratique.

En matière de frais de santé, la couverture complémentaire reste satisfaite dans le cadre d’un dispositif reposant sur deux étages. Son développement est, par ailleurs, plus récent et lié à la maîtrise des dépenses de santé qui étend le co- paiement entre régime général et dispositifs complémentaires et, de ce fait, accroît le besoin de couverture complé- mentaire des individus. À côté de l’assurance maladie de base, des couvertures complémentaires peuvent être instau- rées au niveau des branches ou des entreprises, de manière facultative.

Le rôle de la PSC s’accroît au fur et à mesure que les régimes légaux s’affaiblissent. Pour autant, les pouvoirs publics ont, à différents moments, cherché à limiter les effets les plus désastreux pour les individus du libre jeu du marché de l’assurance (loi Evin du 31 décembre 1989 qui impose la règle de non sélection des risques ; loi Fillon de 2003 ré- formant les retraites qui révise le traitement social et fiscal de la PSC retraite et prévoyance afin d’en encourager le caractère collectif…). « … le modèle “préféré” par le législateur [est] un modèle très réglementé qui prohibe la dis- crimination entre salarié, qui cherche à définir de larges espaces de mutualisation et qui encourage la négociation collective » (Kerleau, 2009, p. 3).

Le contenu de cette négociation collective est cependant très variable d’une branche d’activité à une autre, ainsi que l’articulation entre ces dernières et les entreprises. Certains accords se contentent de préconiser ou d’imposer la mise en place d’un régime de PSC au niveau des entreprises concernées. D’autres fixent des niveaux minimaux de partici- pation des employeurs au financement et/ou le montant minimal des prestations. La forme la plus aboutie des accords de branche consiste à créer un régime complet et à en confier la gestion à un ou plusieurs organismes assureurs. Les entreprises concernées par de tels accords peuvent être contraintes de rejoindre l’organisme désigné alors même qu’elles pouvaient avoir instauré leur propre régime antérieurement. Ce mécanisme, appelé « clause de désignation » ou « clause de migration », a pour objectif de mutualiser les risques au niveau d’un secteur d’activité et instaure ainsi une solidarité entre l’ensemble des entreprises de ce secteur permettant de réduire le coût du régime et d’améliorer le niveau des prestations (voir infra la mise en œuvre d’une telle clause dans la branche HCR).