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Les clubs au prisme des définitions académiques

Chapitre 6. Une analyse relationnelle des clubs et « think tanks » patronaux Des

1. Les clubs au prisme des définitions académiques

Avant même d’aborder la pluralité des positionnements stratégiques adoptés par ces structures aty- piques et proches du pouvoir (politique, économique…), il importe de procéder à une synthèse des analyses qui en sont faites dans la littérature sociologique, à commencer par la notion floue et con- troversée (Durand, Jorry, 2007) – apparue comme telle au cours de nos entretiens – de « think

tank ». Si notre échantillon est caractérisé par une grande diversité d’organisations et que l’objectif

initial ne consistait pas à enquêter exclusivement sur les t »hink tanks patronaux », la notion a servi de point d’ancrage à l’enquête et d’interpellation identitaire pour les responsables interviewés. Elle a permis d’orienter les échanges entre autres vers deux caractéristiques communément admises des « think tanks » qui sont d’une part, la production et la diffusion d’idées et d’autre part, l’influence sur les décideurs, publics et économiques (Schwartz, 2010). Il est donc utile de revenir dans un premier temps sur l’acception d’origine anglo-saxonne de la notion (1.1). Ensuite, nous réunirons les résultats obtenus par les principaux auteurs qui se sont intéressés aux « think tanks » et clubs patronaux français afin de disposer de premiers éléments de définition (1.2).

1.1. Une définition originelle : les think tanks américains

La notion de « think tank » est typiquement anglo-saxonne. Les premiers think tanks sont apparus aux États-Unis au début du XXe siècle et à cette époque, leurs préoccupations et réflexions portaient essentiellement sur les stratégies militaires. Les spécialistes de ces instituts sont d’accord pour iden- tifier par la suite deux (Medvetz, 2009) ou trois grandes périodes (Faupin, 2003) d’expansion des

think tanks américains. La première phase couvre la période de la Première Guerre mondiale à

l’entre-deux guerres. On y voit apparaître des organismes « apolitiques » dont l’objectif est de dé- fendre la libre entreprise dans un contexte de crise économique. Les deuxième et troisième phases correspondent respectivement à la fin de la Seconde Guerre mondiale – l'émergence de la « super-

puissance » américaine – et les quarante dernières années. Au cours de ces dernières décennies, l’objectif de ces instituts a été entre autres de développer les capacités militaires du pays dans un contexte de lutte contre le communisme et de contrecarrer l’apparition d’un ennemi « intérieur » incarné par une « nouvelle classe » de professionnels, de technocrates, d’« intellos », d’« humanistes laïques » et de « bureaucrates » (Medvetz, 2009, p. 86).

Au début des années 2000, Alain Faupin (2003) dénombrait environ 1 500 think tanks aux États- Unis qui traitent des domaines très variés de la sphère sociale, économique, scientifique, sécuritaire et politique. Les plus connus sont la Brookings Institution, l'Heritage Foundation, le Cato Institute ou encore la RAND Corporation. La plupart des think tanks sont pluridisciplinaires et font l’objet de structures diversifiées, allant des institutions appartenant au champ universitaire164 jusqu’à celles qui

sont strictement liées à de grandes entreprises (Faupin, 2003). Ces « grandes machines » disposent de vastes équipes de chercheurs – d’une trentaine à deux cents personnes – et de budgets très impor- tants, jusqu'à plusieurs dizaines de millions de dollars. Les origines des financements des think

tanks peuvent être très diversifiées. Les ressources proviennent soit de l’administration, via des con-

trats de recherche, soit d’entreprises et plus largement du milieu des affaires qui recherche un sou- tien politique (legs, fondations, contributions de sociétés industrielles, etc.), soit les deux. Il est très rare en tout cas que des think tanks aient une source de financement unique (Faupin, 2003).

Les think tanks américains se voient généralement attribuer plusieurs fonctions, comme le rappel- lent Alain Faupin (2003) et Thomas Medvetz (2009). Ces instituts favorisent en premier lieu l’émergence d’« idées nouvelles » et la résolution de problèmes à destination des décideurs poli- tiques. Ils participent également à la formation et à l'entretien intellectuel des élites politiques amé- ricaines dans le cadre du spoil system165. Ils constituent ainsi aux États-Unis l’équivalent de la Haute

Fonction publique en France. Les plus grandes personnalités de la politique américaine sont en effet passées, à un moment ou un autre de leur carrière, par ces institutions. Ensuite, ils offrent des lieux de rencontres et d’échanges à l’échelle nationale et internationale pour les professionnels des af- faires et de l’administration publique. Ils assurent aussi une fonction de vulgarisation grâce à la dif- fusion dans le débat public d’un grand nombre d’études. Cela conduit parfois ces instituts à jouer un rôle de médiation entre des parties opposées sur des dossiers précis. Enfin, une autre fonction con- siste à identifier en amont et à l'avance les nouveaux enjeux d'importance auxquels les États-Unis seraient confrontés à l’avenir et de les porter à la connaissance des décideurs politiques avec des principes de solution. Il s'agit donc ici quasiment d’un rôle de prospective.

Pour mettre en œuvre ces fonctions, les think tanks ont recours à la publication d’ouvrages et de rapports, mais également à la diffusion de documents plus courts et synthétiques comme Les lettres (les policy brief). Ces instituts utilisent également la voie parlementaire des auditions, des consulta- tions privées ou des réunions conjointes avec les membres de l'exécutif et du Congrès. Plus globa- lement, grâce à cette production très importante d’écrits de toute sorte à destination de la classe po- litique dirigeante, les think tanks américains jouissent d’une influence évidente et importante à la fois sur le plan local et national, voire international.

Si l’on s’en tient à cette définition originelle anglo-saxonne, dans quelle mesure peut-on identifier des « think tanks » en France ? Et surtout, qu’en est-il de ceux qui entretiennent des liens plus ou moins directs avec le monde patronal ?

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Thomas Medvetz observe toutefois que les think tanks se caractérisent par une temporalité différente de celle de la recherche scientifique. Contrairement à cette dernière, dont la particularité est de prendre du recul par rapport aux événements contemporains, les think tanks ont pour vocation à réagir avec la plus grande réactivité à l’actualité. Il s’agit de commenter un grand nombre d’événements en adoptant des positions susceptibles d’être reprises en temps réel par les décideurs (Medvetz, 2009). Voir aussi sur ce sujet l’article de Catherine Vilkas (2009).

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1.2. Des « think tanks » patronaux en France ?

Les spécialistes de ces instituts semblent unanimes sur cette question : il est difficile, voire impos- sible, d’identifier en France des organisations qui seraient comparables à celles que l’on trouve outre-Atlantique. Alain Faupin souligne ainsi que « les “think tanks” sont inséparables de la société américaine » et qu'ils « ne sont pas aisément transposables à d'autres systèmes ou à d'autres pays ». Ils reflèteraient « une culture essentiellement anglo-saxonne » (Faupin, 2003, p. 97). Antoine Schwartz rappelle lui aussi que le terme désigne avant tout un type d’institutions inhérentes au monde anglo-saxon. Pour l’auteur, le think tank est « un produit de l'histoire américaine » et « le modèle du think tank anglo-saxon n'a pas d'équivalent direct en France » (Schwartz, 2010, p. 61). En effet, les caractéristiques des think tanks américains n’ont pas grand rapport avec celles des or- ganisations françaises qui pourraient s’en réclamer. Ces dernières sont déjà plus récentes (Offerlé, 2009) et surtout beaucoup plus modestes en termes de financement, d’effectifs de chercheurs, de pouvoir d’influence sur les sphères médiatiques et politiques. Par ailleurs, toujours sur le plan poli- tique, les think tanks américains jouent un rôle de formation des élites que l’on ne trouve pas non plus dans l’Hexagone.

« Toutefois, l’emploi de ce terme comporte une certaine commodité », écrit Antoine Schwartz (2010), « pour désigner tout un ensemble de groupes d'influence et de réflexion qui revendiquent la fonction d'intervenir dans le débat public français ». Il rappelle également la grande diversité idéo- logique qui caractérise ces institutions en France, allant d'un pôle libéral (Institut de l’Entreprise, Institut Montaigne, Fondapol) à un pôle social libéral, voire de gauche (Fondation Jean Jaurès, Ré- publique des idées, Fondation Terra Nova). Ces organismes rassemblent entre autres des hauts fonc- tionnaires, mais également des universitaires, ou bien des docteurs et doctorants ayant suivi cette voie. Leurs activités consistent en la diffusion de notes de synthèse, l’organisation de colloques, la publication d'ouvrages ou encore des interventions dans la presse, avec toutefois des variantes signi- ficatives. L’auteur souligne également une grande disparité d'influence et de visibilité (Schwartz, 2010). On voit donc que si les think tanks américains ne trouvent pas d’équivalent en France, cela ne signifie pas pour autant l’inexistence de structures s’en approchant ou s’en inspirant fortement, voire se définissant elles-mêmes explicitement comme telles. C’est pour cette raison d’ailleurs que d’aucuns préfèrent utiliser la notion plus extensive de groupe de réflexion et d’influence (Moog, 2008).

Michel Offerlé offre une lecture utile de ce type d’organisations en France. Il reprend d’abord une définition assez souple de la notion de « think tanks », tout en se référant au modèle anglo-saxon (Offerlé, 2009). Il rappelle que ces instituts apparaissent aux États-Unis comme des « laboratoires » d’idées « défendant l’esprit et la liberté d’entreprise » (p. 42). Il précise également que ces orga- nismes, au service d’une cause, ont souvent pris des formes très différentes en France, « de l’officine de combat propagandiste au cercle de débat tempéré par des règles de déontologie univer- sitaire » (p. 42). Il repère également une évolution dans leur degré d’influence, faible au départ, et non négligeable aujourd’hui. Ainsi, pendant longtemps, des années 1950 aux années 1980, les pre- miers « think tanks » français ont été très peu influents en France et ce n’est que par la suite qu’ils ont commencé à servir à la légitimation du libéralisme économique. Il met aussi en exergue des degrés variés de proximité avec le monde patronal et le Medef. L’exemple typique du « think tank » patronal en lien avec le Medef étant, selon lui, l’Institut de l’entreprise, tandis que COE-Rexecode, qui produit essentiellement des données chiffrées est déjà plus indépendant. On trouve ensuite d’autres « think tanks » qui commencent à s’éloigner de l’organisation patronale en portant moins directement sur le monde de l’entreprise (Institut Montaigne, Club du Marché, etc.). Enfin, encore plus éloignés, le Cercle économique Sully ou la fondation Mesure constituent essentiellement des lieux de passage pour les acteurs économiques.

L’intérêt de l’analyse proposée par Michel Offerlé réside dans l’identification de deux autres types de structures, aux côtés des « think tanks » patronaux, se différenciant toujours, elles aussi, des or- ganisations purement patronales et des fédérations. Il s’agit des associations professionnelles et des

clubs d’entrepreneurs. L’auteur explique que des « représentations spécialisées » (p. 39), pour re- prendre sa terminologie, se sont multipliées en France au cours des dernières décennies. Celles-ci défendent, grâce à des pratiques de lobbying, des intérêts particuliers (fiscaux, économiques, légi- slatifs, etc.) portant sur des domaines précis de l’activité économique. C’est le cas, selon lui, de l’AIAP, par exemple, très peu connue et perçue comme le représentant du très grand patronat. Un autre type d’organisations spécialisées émerge également avec la myriade d’associations de petits commerçants. Enfin, il y a aussi les « mouvements de pensée » patronaux qui formulent des propo- sitions pouvant être en décalage avec les orientations des organisations patronales « représenta- tives ». Ils peuvent alors servir de « poil à gratter » pour les grandes fédérations (Offerlé, 2009, p. 40). Toutes ces organisations reposent sur une implication très forte de leurs membres qui parti- cipent à des commissions et à des séances d’autoformation (EDC, Réactif, Progrès des entreprises, Autre Ton, Croissance +, etc.). Quant au troisième type d’organisation, les clubs d’entrepreneurs à sociabilité bourgeoise, ils réunissent les dirigeants et chefs d’entreprise qui souhaitent « faire des affaires » et se rencontrer. Ce qui importe ici, c’est l’entretien d’un réseau, permettant également de faire la connexion avec le monde intellectuel, artistique ou religieux (Cercle Lyon, Elan Normandie, Institut Kervégan, Horizon Entreprise). Enfin, au-delà de ce type de structure, il existe aussi des clubs où les dirigeants sont présents, mais pas forcément en tant qu’entrepreneurs (le Rotary, l’Interallié, Lions, Jockey, Polo, Racing, etc.).

Cette section qui fait le point sur la notion de « think tank » patronal permet d’aboutir à une pre- mière conclusion : dans une stricte acception anglo-saxonne, le terme est peu applicable aux asso- ciations françaises, puisque les caractéristiques de ces dernières diffèrent fortement des instituts américains par exemple – comme on l’a vu précédemment, au regard de leurs effectifs, de leurs modes financements, de leur pouvoir d’influence ou encore de leur fonction de formation des élites politiques. En revanche, comme l’ont souligné à leur manière Michel Offerlé (2009) et Antoine Schwartz (2010), une définition plus extensive peut être utilisée pour qualifier notamment des struc- tures qui produisent des idées et des argumentaires plus ou moins en lien avec le monde patronal et qui cherchent à exercer une influence sur les décideurs politiques. Dans cette perspective, nous avons décidé de maintenir l’usage de la notion de « think tank » tout au long de ce chapitre. Toute- fois, il nous a semblé prudent d’employer les guillemets pour recourir à cette notion. Cela permet en effet de signifier que nous tenons compte des différences notables qui existent entre les cercles de réflexion français et les structures originelles anglo-saxonnes. Les guillemets indiquent aussi que le recours à ce vocable fait l’objet de controverses importantes parmi les différents responsables et représentants que nous avons rencontrés. En effet, certains emploient ce terme pour qualifier leur propre structure, tandis que d’autres leur dénient la pertinence d’une telle utilisation. À la suite de cette première étape de définition, il importe désormais de progresser plus avant dans l’analyse em- pirique des structures rencontrées. Il s’agit de mettre en évidence la grande diversité qui caractérise les clubs et « think tanks » patronaux en fonction de plusieurs marqueurs de distinction que nous avons identifiés. C’est l’objectif de la deuxième section de ce chapitre.

2. LA PLURALITÉ DES STRATÉGIES DE POSITIONNEMENT DES CLUBS