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La logique d’adhésion : les membres au cœur de l’organisation

Chapitre 6. Une analyse relationnelle des clubs et « think tanks » patronaux Des

3. Entre adhésion et représentation : les clubs comme interfaces spécifiques de l’espace

3.1. La logique d’adhésion : les membres au cœur de l’organisation

La logique d’adhésion « concourt à la constitution formelle des organisations, ce qui permet de tenir ensemble les différentes strates et l’hétérogénéité des composantes du monde patronal » (introduc- tion générale du rapport). Cette logique est une ambition forte des clubs que nous avons étudiés, puisqu’ils accordent une importance centrale au travail collectif et à la relation aux adhérents, deux préoccupations qui se renforcent mutuellement pour construire in fine un discours économique sou- vent favorable aux intérêts des entreprises.

L’intérêt pour le travail collectif ainsi que la préoccupation pour la relation à l’adhérent se cristalli- sent le mieux, selon nous, dans l’organisation de commissions – l’une des rares activités partagées par tous les clubs. Cette activité résume d’ailleurs quasiment toute la spécificité de ces clubs, de sorte qu’il serait particulièrement réducteur de n’y voir qu’une banale forme de travail « en équipe ». En effet, ne pas saisir l’importance que revêt le travail en commission pour les clubs re- viendrait purement et simplement à passer à côté de ce qui est au fondement de leur logique d’adhésion, autant que de ce qui est à l’origine de leur logique d’influence, puisque l’une des rai- sons d’être des clubs, sinon la seule, est de créer du collectif, des échanges, des réseaux et des communautés pour la production d’un discours patronal (ou « économique ») et surtout, pour la production d’une communauté. De fait, à mesure que nous approfondissions notre travail de terrain, il est apparu pour nombre de clubs que la production et la diffusion de messages étaient autant valo- risées – et parfois davantage – pour ce qu’elles disaient de la capacité des adhérents à produire une parole collective que pour son contenu stricto sensu. Pour le dire autrement, chaque message collec- tivement élaboré au travers des commissions et des groupes de réflexion, révèle simultanément plu- sieurs caractéristiques du monde patronal : ses préférences politiques et ses attentes bien sûr, mais aussi sa cohérence, sa capacité à produire une parole, c’est-à-dire à réaliser tout un travail invisible, en amont, qui se trouve au fondement de la construction sociopolitique du discours patronal.

Le travail en commission est donc au cœur de ce qui fait « tenir » les adhérents les uns aux autres, c’est-à-dire ce qui permet de pérenniser le club et de le doter des ressources suffisantes pour travail- ler à la satisfaction de ses objectifs (qu’ils soient sur les « valeurs » ou les résultats « pratiques »). S’il y a bien, comme ailleurs, des « sleeping partners » (comme l’a rappelé l’un de nos interlocu- teurs), et si l’investissement n’est pas d’égale intensité selon les membres, la crédibilité et l’efficacité des clubs reposent sur leur capacité à mobiliser suffisamment de membres pour alimen- ter le travail collectif. Cette relation aux adhérents est l’une des spécificités des clubs que nous avons rencontrés, puisque leur dynamique dépend exclusivement de celle de leurs membres et/ou de leurs réseaux.

En conséquence, l’une des pratiques les plus fréquemment observées lors de notre enquête est l’organisation de commissions et de groupes de travail qui mobilisent principalement sinon exclusi- vement les seuls adhérents des clubs et « think tanks »171. Ces espaces sont surtout des lieux privilé-

giés pour la création de liens entre les membres – logique communautaire – et le support à la dyna- mique de socialisation propre à ces espaces collectifs. Ainsi, le travail en commission apparaît-il comme un élément central de la vie de ces clubs et il est l’un des facteurs clefs de leur positionne- ment dans l’univers patronal. Selon les sujets qu’elles traitent et les objectifs qu’elles se fixent, ces commissions reflètent par bien des aspects l’identité, la fonction et le degré de structuration de ces organisations. Il est ainsi possible de distinguer les commissions permanentes, qui seront dédiées au « cœur de métier » d’un club, et les commissions ad hoc, reflétant leur capacité de réaction à une question d’actualité, qu’elle soit d’origine externe, lorsqu’elle est posée par une évolution législa- tive ou par l’agenda politique, ou interne, lorsqu’elle est posée par un ou plusieurs membres. Ainsi, l’AIAP dispose-t-elle d’une commission permanente sur une question dont elle connaît la régularité – la commission « fiscalité » qui s’intéresse aux lois de finance annuelles – et d’un ensemble de commissions et de groupes de travail créé à l’occasion. Cette structuration n’est pas neutre puis- qu’elle reflète directement ce qui constitue, pour cette organisation, l’un des piliers de son activité. Dans le même esprit, le club Compu propose quatre commissions permanentes, qui permettent d’aborder avec une certaine stabilité des questions récurrentes, mais il engage également des ré- flexions dans une perspective plus pragmatique de réponses au coup par coup à des questions nou- velles et imprévues.

Une autre distinction permet de repérer deux logiques différentes dans la création de commissions. Certaines abordent ainsi un aspect technique précis, tandis que d’autres, au contraire, visent à pro- duire une réflexion générale et une parole collective pour participer au débat d’idées, sur les entre- prises et les affaires, la législation, les enjeux sociétaux et environnementaux. De la même manière que la structuration en commissions permanentes ou ponctuelles, la différence entre commissions généralistes et spécialisées reflète les différentes postures des clubs enquêtés. Bien entendu, les clubs ne se limitent que rarement à l’une ou l’autre de ces ambitions, et c’est davantage leur impor- tance relative dans leur activité qui permet de les distinguer les uns des autres. L’exemple de Pyra- mide illustre la combinaison de ces deux types de commissions, tandis que celui d’AutreTon montre une appétence forte pour les commissions généralistes abordant des sujets sociétaux, ce qui est en cohérence avec son projet de participation au débat d’idées. En revanche, Compu, association secto- rielle, concentre ses travaux sur des sujets techniques et pratiques, là encore en cohérence avec sa ligne de soutien aux adhérents, réunis par leur appartenance sectorielle et préoccupés davantage par des problèmes quotidiens et concrets.

Les « think tanks », clubs de réflexion et organisations collectives patronales sont des structures dont l’un des principaux objectifs est de dégager une plus-value pour leurs adhérents. Par rapport à notre terrain, nous voyons déjà que cette plus-value peut s’exprimer de multiples façons – dans l’offre de services individuels, dans le lobbying, au travers d’une information sectorielle ou d’une offre de formation – mais qu’elle repose aussi sur la capacité à proposer et à entretenir une dimen- sion communautaire et collective. Pour les organisations qui valorisent cet aspect, les commissions de travail jouent un rôle important de mise en relation d’adhérents. Ce rôle semble parfois même être la principale raison d’être de la commission, puisqu’elle réalise l’objectif de rapprochement des adhérents. Ainsi, pour la secrétaire générale de Pyramide, ce lien entre commission et mise en rela- tion est évident – dans l’esprit des formations de ce même club, elles aussi pensées comme des oc- casions importantes de socialisation et d’animation de la vie collective : « Ce qui est important, c’est de créer cette proximité, de rompre l’isolement pour le dirigeant. Le dirigeant est très seul.» (Pyramide, secrétaire générale)

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Cette limitation aux seuls adhérents est volontaire et est souvent présentée comme un enjeu de crédibilité et de différenciation sur l’échiquier du sous-champ, notamment vis-à-vis des laboratoires universitaires, des officines administratives ou des instituts de statistiques et de recherche, puisqu’elle permet de mettre en valeur l’apport spécifique que constitue la connaissance très fine de la réalité économique rapportée par les membres eux-mêmes.

Le principe central du fonctionnement des commissions et groupes de travail repose sur la mobilisa- tion des ressources adhérentes des organisations. Les clubs et « think tanks », nous y reviendrons, fonctionnent en règle générale avec de petits effectifs permanents et produisent en conséquence leurs réflexions en activant leurs réseaux. Ils ne disposent pas, en interne, des ressources suffisantes, et l’expertise se trouve d’abord dans le tissu adhérent et très rarement auprès des permanents des structures. Cette pratique est intéressante dans la mesure où elle repose sur une certaine conception de la place des adhérents, puisqu’ils peuvent être – et sont souvent invités à être – simultanément producteurs et consommateurs du service. À ce titre, les clubs ne jouent pas le rôle de guichet au- quel un adhérent peut se rendre pour obtenir un service en contrepartie de sa cotisation. Dans la grande majorité des cas, le collectif d’adhérents autoproduit ce service.

Les avantages d’une telle démarche sont nombreux : elle contribue à renforcer la solidarité et la cohésion entre les membres (lorsque plusieurs entreprises se réunissent pour trouver une solution à un problème ou une difficulté partagée), elle assure une certaine réactivité et une grande capacité d’adaptation à l’actualité (les groupes se font et se défont en fonction de leur dynamisme et de l’intérêt pour les questions traitées), et elle offre la possibilité d’impliquer tout adhérent intéressé dans la formulation et l’élaboration de la solution ou de la parole collective. Bien entendu, ces parti- cipations des adhérents sont libres et basées sur le volontariat. Ce qui soulève au moins un inconvé- nient, comme revers d’une participation motivée par l’intérêt direct pour la question abordée en commission, qui est une forme d’instabilité et de volatilité de l’implication patronale. Par ailleurs, des jeux subtils, proches de celui d’un passager que l’on pourrait qualifier de « semi-clandestin », peuvent être signalés : dans ce cas, la participation d’une entreprise à une commission reposera sur un équilibre maitrisé de divulgation et de rétention d’informations, l’objectif étant pour elle de reti- rer davantage qu’elle n’apporte. Participer aux commissions, pour un responsable d’entreprise, permet également de trouver, dans le contact direct avec d’autres – dont certains de ses concur- rents –, des informations précieuses sur leurs projets, leur situation, etc. Notons enfin que le primat donné à l’adhérent n’exclut pas le recours à une expertise extérieure.

Si les adhérents sont sollicités pour la production des clubs de réflexion et « think tanks », c’est en partie pour l’ensemble des raisons évoquées précédemment, mais aussi parce qu’ils sont porteurs d’une expertise et de connaissances de terrain qui constituent un élément central de la valeur ajoutée de ces commissions – du moins, du point de vue des personnes que nous avons rencontrées. La spé- cificité de ces clubs est donc de proposer une prise directe avec les acteurs économiques, considérés comme des sachants disposant de la meilleure connaissance possible – c’est-à-dire d’une connais- sance par l’expérience – des sujets abordés. En somme, les clubs agissent comme des supports au collectif, mais l’essentiel de la production repose sur ce dernier. Ainsi « si vous venez (à FranceAc- tion), vous y trouvez ce que vous y apporterez ». Les membres « viennent à la fois apporter mais aussi retirer » (Compu, vice-président directeur général), ce sont eux qui « peuvent prendre en main même des petites questions » (AutreTon, directeur général), de manière à ce que les réponses et les outils soient « conçus par des dirigeants pour des dirigeants » (Pyramide, secrétaire générale). L’entretien d’une dynamique collective ne se limite pas à l’organisation de commissions de travail dans lesquelles siègent les responsables d’entreprise intéressés, ou à des temps de formation. D’autres occasions sont données aux membres de se réunir, lors d’événements plus mondains ou en règle générale plus ouverts que les commissions, qui prennent la forme de petits-déjeuners, de dî- ners ou encore, dans des styles plus formels, de séminaires et de colloques. Ces temps de conviviali- té et de sociabilité permettent d’entretenir et d’élargir les réseaux, d’accéder à des informations et des analyses et de participer aux échanges. La question des temps de sociabilité a été régulièrement abordée avec les responsables rencontrés, mais nous avons également pu assister à certaines de ces manifestations en qualité d’observateurs. Les temps de sociabilité renvoient à une pratique classique des clubs de réflexion. Une fois encore, et dans l’esprit des commissions qui sont simultanément des occasions d’apporter une expertise, un témoignage ou une réflexion autant que de bénéficier de ceux des autres, se rendre à un dîner ou être invité à un petit-déjeuner est une opportunité de voir comme d’être vu, c’est-à-dire de confirmer une appartenance collective. Des entretiens conduits

avec des membres de clubs nous auraient sans doute permis de mesurer les attentes pour l’une et l’autre de ces dimensions de l’implication collective, et probablement de mieux comprendre les stratégies sur lesquelles repose cette implication172.

Très concrètement, les différents responsables interviewés nous en apprennent davantage sur l’objet de ces temps collectifs, et il apparaît assez clairement deux types de réunions. Le premier type re- groupe celles à destination des seuls membres, dont le principal objectif est de renforcer les liens qui existent entre eux – que cela soit pour confirmer et raffermir des liens interpersonnels préexis- tants ou pour en créer sur la base de l’appartenance à une même organisation. Ce type de réunions « mondaines (…) permet aux adhérents de se connaître, de prendre un verre etc., et pour rendre ce déjeuner plus intéressant, y a un hôte d’honneur – c’est un truc très classique » (FranceAction, pré- sident délégué). Les congrès et les universités d’été sont également des occasions de « faire la fête », d’entretenir une « dynamique très… très conviviale, très festive, très collective » pour « rompre l’isolement » et « créer ces climats de confiance » jusqu’à « créer de vraies amitiés » (Py- ramide, secrétaire générale).

Le second type de rencontres collectives repose sur une logique d’ouverture, pour faire se connaître les personnes, les institutions et les organisations, mais aussi pour faire se diffuser les idées et les réflexions. Le club agit comme un « relais », pour « faire un peu le point » à l’occasion de « jour- nées, de petits déjeuners, de dîners, de réunions de deux heures » (Conifère, secrétaire générale), les formats variant souvent pour entretenir la diversité des fonctionnements. Dans le même esprit, l’activité principale de Géduc est d’organiser une série de séminaires sur toute l’année. Ces sémi- naires sont ouverts à tous, sur la base d’une adhésion pouvant aller de 30 euros pour des acteurs individuels – comme des universitaires – à dix mille euros l’année, voire davantage, pour les acteurs institutionnels et les grandes entreprises. Les séminaires sont organisés par cycles thématiques assez larges et dont les titres changent peu. On trouve ainsi différents séminaires intitulés « Vie des af- faires », « Ressources technologiques et innovation », « Vies collectives », « Entrepreneurs, villes et territoires », « Création » ou encore « Management et cultures d’entreprises ». Parallèlement à la tenue de ces séminaires thématiques, Géduc anime cinq soirées-débat annuelles afin d’aborder sous un angle inhabituel et quel que peu décalé un problème d’actualité. Ces séminaires et rencontres sont animés en général par des chercheurs et enseignants en management, en gestion ou en sociolo- gie, exerçant pour la plupart à l’École des Mines et/ou au Centre de Recherche en Gestion (Eric Godelier, Ève Chiapello, Thomas Paris, Christophe Midler). On ne trouve pas à Géduc de commis- sion de réflexion impliquant les entreprises adhérentes ou bien encore l’organisation de formations sur des thématiques ou des questions techniques pointues sollicitées par les entreprises, comme cela est le cas dans d’autres structures rencontrées précédemment. Par ailleurs, les entreprises adhérentes sont peu actives dans l’élaboration de la réflexion et la programmation des rencontres organisées par Géduc. Si elles sont certes assez nombreuses – environ une trentaine –, elles participent rare- ment aux choix des thèmes et des invités et sont peu présentes lors des assemblées générales an- nuelles et des réunions du conseil d’administration. D’ailleurs, son président emprunte à l’économie financière la notion de « sleeping partners » pour qualifier leur rôle au regard de l’association. En ce sens, Géduc ressemble davantage à Conifère avec cette différence qu’elle est beaucoup moins attachée à la dimension abstraite ou académique des sujets traités, même s’il lui arrive de faire in- tervenir des chercheurs. Le directeur de Terre Durable, quant à lui, présente son association comme un lieu d’échanges et de débats d’idées très varié, où l’on peut discuter de tous les sujets liés au sec- teur, avec souvent un regard décalé, voire critique, par rapport aux discours convenus que l’on trouve dans les médias, mais aussi chez les politiques ou encore dans les organisations patronales et syndicales. Ces différents exemples réunis montrent dans quelle mesure l’action des adhérents – sous la forme de participations à des commissions, dîners, ou séminaires – joue un rôle central dans

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Nous pouvons faire l’hypothèse, à partir de nos premières observations et des retours sur les implications relatives des membres, qu’une série de critères est prise en compte par les membres pour déterminer le degré de leur investissement : la nature des sujets abordés (d’actualité, nationaux ou européens, etc.), la nature des intervenants, le caractère exceptionnel ou régulier de la manifestation (colloques annuels ou réunions mensuelles).

la logique d’adhésion aux clubs et cercles de réflexion patronaux. Dans une démarche similaire consistant à identifier les caractéristiques les plus communes à ces organisations, la deuxième partie de cette section aborde les logiques d’influence et de coopération qui les caractérisent.