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Les logiques d’influence et de coopération : les relations aux autres acteurs

Chapitre 6. Une analyse relationnelle des clubs et « think tanks » patronaux Des

3. Entre adhésion et représentation : les clubs comme interfaces spécifiques de l’espace

3.2. Les logiques d’influence et de coopération : les relations aux autres acteurs

Par-delà la relation d’adhésion qui unit les clubs aux entreprises et le rôle qu’elles jouent en interne, l’un des objectifs de l’enquête consistait à appréhender la nature des relations qu’entretiennent ces structures avec les autres acteurs de l’espace patronal et plus largement, du monde économique. Ces autres acteurs participent aussi, par différents moyens et directement ou indirectement, à la structu- ration du discours patronal tout en étant plus ou moins extérieurs aux clubs. Il s’agissait donc de comprendre comment s’organisent les rapports d’influence et de coopération entre d’une part, les clubs étudiés, et d’autre part, les différentes institutions et organismes qui constituent leur système d’acteurs. Notamment et dans ce système, la question centrale pour notre enquête est celle des liens que les clubs entretiennent avec les principales organisations patronales françaises. Nous faisions dès le début l’hypothèse que les clubs et « think tanks » participaient directement, avec leurs propres logiques d’adhésion et de représentation, à l’élaboration des discours patronaux, qu’ils con- tribuaient à alimenter en idées, en propositions et en concepts pratiques et politiques. Mais notre enquête montre au contraire que les clubs sont davantage tournés vers les autres clubs, mais aussi et surtout – principalement – vers l’État, dans ses déclinaisons politiques ou administratives.

La question des rapports qui résident entre ces clubs et les principales organisations patronales, telles que le Medef, la CGPME ou l’UPA, était donc en premier lieu incontournable. Globalement, et contre toute attente, leurs relations apparaissent plutôt distendues et occasionnelles. Ils entretien- nent bien parfois quelques échanges qui peuvent être assez réguliers, en ayant des représentants dans certaines de ces organisations, ou en mandatant des participants à des réunions et à des événe- ments communs. Mais les uns et les autres semblent très peu intervenir dans leurs stratégies et leurs orientations respectives. En fait, il s’avère que les clubs ne souhaitent pas privilégier les relations avec les organisations représentatives – même si ces relations existent à des degrés divers –, pour préférer plutôt s’adresser directement aux entreprises et à leurs responsables qui incarnent, selon nos différents interlocuteurs, la véritable raison d’être de leurs actions et de leurs réflexions.

Certes, quelques clubs sont identifiés comme étant assez proches du Medef, à l’instar de l’Institut de l’Entreprise (Rozier, 2010) ou bien de l’Institut Coe-Rexecode, même s’ils conservent parallèle- ment leur indépendance (Offerlé, 2008). Mais une telle proximité entre les clubs et les organisations faîtières semble plutôt rare. Ce qui est plus courant, c’est le statut de membre associé qu’occupent ces structures, comme c’est le cas pour Pyramide, Inserco, FranceAction, Reactif ou Compu. Par- fois, à l’inverse, c’est le Medef qui est adhérent d’un club, comme en témoigne son adhésion au Club de Grenelle. De fait, un représentant de la branche « Services » de l’organisation faîtière siège au conseil d’administration de l’association. Le délégué général adjoint précise que « le Medef suit [leurs] activités, puisqu’elles sont très proches, donc on s’épaule, on partage, tout en gardant chacun sa spécificité ». En outre, l’autre lien – mais plutôt indirect celui-ci – existant entre ces clubs et les organisations patronales, est le simple fait que les entreprises adhérentes sont en même temps membres du Medef via leur appartenance à telle ou telle fédération de branche, ou même par adhé- sion directe (voir partie 1 de ce rapport).

À plusieurs reprises, nous avons ainsi pu remarquer que les responsables de clubs interviewés af- firmaient entretenir de bonnes relations avec le Medef, ce dernier étant considéré comme un interlo- cuteur important, voire incontournable. C’est particulièrement le cas à FranceAction, qui organise un rendez-vous par mois avec le « responsable Afrique » du Medef. Il participe aussi régulièrement à certaines réunions qu’organise le Mouvement des entreprises de France sur la situation et l’action des entreprises françaises en Afrique. L’un des objectifs de ces relations est d’assurer un échange d’informations, FranceAction étant perçu comme un club d’experts sur tout ce qui a trait à l’activité des entreprises françaises dans cette région du monde. Il est donc régulièrement consulté par le Me-

def à ce titre. Ce type de rapports instauré avec le Medef est à peu près similaire à Compu. La direc- trice juridique de l’association travaille « quasiment en binôme », nous dit le secrétaire général, avec la directrice juridique du Medef. Il se trouve en effet que le type de services rendus à leurs entreprises adhérentes relève bien souvent de compétences juridiques. Par ailleurs, le représentant de Compu explique que son association « a été le bras armé du Medef dans le cadre du Grenelle de l’environnement, puisqu’[ils ont] rédigé les documents sur tous les aspects qui touchaient directe- ment aux consommateurs, et à la communication avec le consommateur ». Il précise toutefois que son association n’exerce pas d’influence directe sur la stratégie et le discours du Medef, ni ne pos- sède de mandat en son sein. Comme l’AIAP, le secrétaire général de Compu estime que les rela- tions avec le Medef se sont considérablement améliorées depuis quelques années, les deux struc- tures s’étant davantage rapprochées. Selon lui, il fut ainsi une époque où le patronat était focalisé sur les questions de « producteurs » et avait totalement délaissé les dimensions relatives aux « con- sommateurs ». Toutefois, il reconnaît que ce changement provient d’une action répétée de Compu vers le Medef, qui consistait « à mettre un pied partout où il pouvait au sein du Medef ».

Pour d’autres associations, les liens avec l’organisation patronale sont encore plus ténus. Ainsi, Py- ramide ne rencontre qu’occasionnellement le Medef, qu’il convie à certaines de ses commissions lorsque les sujets abordés sont susceptibles de l’intéresser. Mais il explique ne pas souhaiter travail- ler directement avec l’organisation faîtière car il craint d’être « phagocyté ». Il refuse par consé- quent de faire partie des commissions de travail du Medef. Un discours similaire est tenu par le re- présentant de l’AIAP. L’association rencontre le Medef lors de réunions très ponctuelles et ils entre- tiennent tous deux des échanges épisodiques sur des sujets bien précis, comme par exemple la ré- forme de la taxe professionnelle. Il existe donc des phases de coopération, voire de travail concret, mais en général, chacun conserve sa spécificité et son domaine d’action. Même chose pour Conifère dont la secrétaire générale précise « avoir quelques contacts avec le Medef, mais rien de formel ». Ils sont bien invités de temps à autre à l’université du Medef, mais ils ne possèdent pas davantage de relations instituées entre eux. Paradoxalement, la TUSIAD, l’équivalent du Medef en Turquie, fait partie des membres de Conifère173.

Enfin, d’autres représentants d’associations expliquent n’entretenir quasiment pas de relations avec les structures patronales fédératives. Ainsi, AutreTon souligne être invité de temps à autre à l’Université d’été du Medef, mais ne possède pas davantage de liens formels avec cette organisation patronale. Quant au Club du Marché et à Terre Durable, ils affirment n’avoir rigoureusement aucun contact avec le Medef. En revanche, le secrétaire général de Terre Durable reconnaît que son orga- nisation aura plutôt tendance à privilégier des contacts avec la FNSEA, qu’ils considèrent être l’équivalent du Medef pour le secteur agricole.

Si l’on observe que les liens entre les clubs patronaux et le Medef sont plutôt lâches, voire dans certains cas inexistants, il en va autrement pour les relations qu’entretiennent entre elles ces diffé- rentes organisations atypiques. Certes, elles se différencient fortement les unes des autres de par les actions et les réflexions qu’elles mènent, surtout lorsqu’elles interviennent sur un domaine bien spé- cifique, comme on a pu le voir dans la première section de ce chapitre. Elles tiennent par consé- quent à conserver leur identité respective et ne pas être assimilées à un ensemble plus vaste et flou. Parfois même, certains de nos enquêtés, comme la secrétaire générale de Conifère, ont reconnu qu’il pouvait exister des formes de concurrence entre ces différentes structures. Mais celles-ci pa- raissent se limiter à l’organisation concomitante d’une rencontre ou d’un colloque autour d’un sujet similaire et sur une période limitée ou bien la volonté de s’approprier des « carnets d’adresses ». En outre, en situation de crise, les entreprises adhérentes se crispent sur leurs dépenses et se préoccu- pent davantage des rapports coûts/bénéfices de leurs adhésions aux clubs. Dans ces moments parti- culiers, la production d’idées, la défense des intérêts, le lobbying, la production de sociabilité… tout ce qui fait l’apport spécifique et la plus-value propre aux clubs devient une offre de service sur un

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Sylvie Gangloff (2003) identifie la TUSIAD comme l’une des plus puissantes organisations patronales turques, mais également comme une structure jouant le rôle de think tank des milieux d’affaires.

marché en concurrence174. Cela étant dit, ce sont plutôt des relations de coopération et d’entraide qui

paraissent caractériser les rapports entre les différents cercles, clubs et « think tanks » patronaux. Le premier élément frappant est que la plupart des responsables et représentants de structures rencon- trées se connaissent relativement bien les uns et les autres. Ainsi, au cours de nos entretiens, ces responsables peuvent évoquer spontanément des noms d’anciens présidents et de secrétaires géné- raux actuels (ou inversement), parlent des autres organisations, se situent par rapport à elles. On s’aperçoit aussi que les représentants ou les membres des clubs dont les préoccupations sont assez proches se rencontrent régulièrement et participent aux mêmes réunions et séminaires. Des confé- rences sont régulièrement organisées de concert, ceci dans l’objectif d’unir leurs forces, d’autant plus que ces structures déplorent souvent des moyens financiers et humains assez restreints. Cela leur permet de donner une importance et une visibilité plus grande aux manifestations et de mobili- ser un public plus large. Enfin, plus récemment – le 6 novembre 2010 à Paris –, un premier « forum des “think tanks” » a été organisé, qui dépassait le seul espace patronal, mais au sein duquel on pouvait repérer des structures dont l’objet était l’économie et l’entreprise. Il avait pour objectif d’engager une réflexion collective « sur les enjeux politiques, sociaux, économiques et environne- mentaux auxquels la France, l’Europe et le monde de demain vont devoir faire face »175. Durant

quatre tables rondes, ce sont les présidents, experts, directeurs, co-fondateurs, de vingt-et-un « think

tanks » français qui se sont succédé à la tribune pour présenter les réflexions de leurs organisations.

Preuve de l’engouement que fait naître ce type de manifestation, le forum a fait salles combles et devrait connaitre une réédition en 2011.

Les relations qu’entretiennent les clubs et « think tanks » économiques et patronaux se tissent, nous l’avons vu, faiblement en direction du Medef, de l’UPA ou de la CGPME. Les liens sont plus forts en revanche au sein même du sous-espace constitué par ces clubs et « think tanks ». Leurs actions com- munes rendent d’ailleurs visible leur ambition d’apparaître comme un sous-espace légitime et structu- ré dans le paysage politico-économique français. Nous assistons à un « moment “think tank” » dont l’issue reste encore incertaine, mais qui est pris en charge par ses principaux acteurs eux-mêmes. Un autre ensemble de relations permet de clore ce tour d’horizon. Il s’agit des relations entretenues par les clubs et « think tanks » au-delà de la sphère du patronat et des entreprises, du « monde des af- faires ». Ces relations, finalement, apparaissent comme celles qui « comptent le plus » pour ces clubs, puisqu’elles interpellent directement le pouvoir politique, ses élus et ses administrations. Finalement, c’est surtout au niveau de l’État que se projettent les ambitions de ces clubs.

S’ils ne se concentrent pas sur les principales organisations patronales françaises, les clubs et « think tanks » rencontrés sont en revanche souvent investis dans leurs rapports au politique. Ces rapports passent par des actions de lobbying, reconnues explicitement comme telles par nos interlo- cuteurs, ou par des actions de « communication », un terme plus vague qui peut s’étendre de l’information au lobbying sans que ce dernier ne soit clairement évoqué. Cette différence permet de distinguer deux familles de clubs et de « think tanks » en fonction de l’importance qu’elles donnent à l’une ou l’autre de ces activités. La première se veut co-fondatrice des décisions politiques, voire même initiatrice des réformes et des lois. La seconde se pense davantage comme un outil de diffu- sion d’une réflexion favorable aux entreprises et à leur environnement. La distinction est subtile mais essentielle.

Ainsi, bien que la caractéristique la plus communément partagée par les organisations que nous avons rencontrées concerne leur participation aux débats publics, professionnels et/ou sectoriels, ce sont les modalités et les combinaisons de cette pratique de communication qui vont différencier les

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Certains de nos interlocuteurs ont ainsi révélé leur préoccupation quant aux risques de rétractation de certains de leurs principaux membres. Il semble que cette menace n’ait pas remis en question l’existence, ni le fonctionnement des clubs rencontrés. Mais le fait qu’elle soit verbalisée manifeste un souci de pérennisation qui réactive la préoccupation matérielle dans un univers d’idées et de pensées, d’outils discursifs et de sociabilité. En somme, la crise a rappelé que l’activité des « think tanks » français est aussi un marché concurrentiel sur lequel chacun lutte pour faire reconnaître et accepter sa spécificité, et pour attirer et fidéliser des financeurs.

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clubs les uns des autres et les positionner différemment dans le sous-espace qui est le leur. En effet, la panoplie à disposition de ces organisations est très large et tous les outils n’ont pas vocation à servir les mêmes objectifs, ni à s’adresser aux mêmes acteurs. Ainsi, certains des interlocuteurs que nous avons rencontrés se sont ouvertement et explicitement présentés comme des dirigeants de structures « lobbyistes » ou d’influence (AutreTon, AIAP, Pyramide ou Compu). Ces organisations ont des « contacts avec le monde politique », « essayent d’améliorer telle disposition », « agissent » et « influencent ». Les actions de lobbying sont assez variées mais se concrétisent principalement par un contact direct avec les responsables politiques, au gouvernement, aux ministères, dans les administrations. Pour AIAP, ce contact passe par la proposition de textes, « soit de projet de loi, soit de proposition de loi, soit d’amendement, soit de directive, soit de règlement… » et par « tout un travail de dialogue avec les décideurs, qui commence le plus en amont possible » [AIAP, Directeur général]. Compu, quant à elle, défend ses idées et ses propositions dans d’autres arènes, plus nom- breuses et plus variées, que ce soit dans « les médias, les agences, les conseils en tout genre, les pouvoirs publics », mais elle n’exclut pas pour autant les « contacts one-to-one » avec « les conseil- lers techniques (…) le cabinet du ministre, parfois (…) le ministre ». (Compu, vice-président direc- teur général). Ce ne sont pas toujours les clubs et groupes de réflexion qui sollicitent des entretiens avec les responsables qu’ils cherchent à influencer. Ces derniers, pour se faire un avis et/ou con- naître la position des entreprises sur un objet précis, peuvent aussi les inviter à s’exprimer. Par con- séquent, la relation n’est pas à sens unique : « On est invité ou on les appelle. Parfois, il faut faire quelques coups de téléphone quand même. » (Pyramide, secrétaire général) « Parfois, ils nous de- mandent de venir les voir. Parfois, on leur écrit en leur disant : “on veut vous voir”. Puis, parfois, ils nous disent : “on ne veut pas vous voir”. Alors, on est très mécontents. » (Compu, vice-président directeur général)

Mais l’expression des clubs et groupes de réflexion ne se limite pas aux face-à-face ou à la commu- nication d’influence directe. Elle peut prendre aussi la forme de communications à grande échelle en direction des médias. Cette logique de représentation se situe quelque part entre l’information, la communication, la nécessité de se positionner dans un sous-espace en concurrence et l’influence. Sur ce point, le Club Compu est particulièrement intéressant puisqu’il semble activer l’ensemble des leviers d’expression disponibles. Même si Compu agit directement auprès des acteurs poli- tiques, il s’investit aussi dans un grand nombre d’autres canaux destinés à favoriser la diffusion de ses réflexions, que cela soit lors de colloques, au travers d’une diffusion externe de documentation, en siégeant dans les organisations professionnelles, en soutenant la recherche académique en ac- cueillant des doctorants, mais aussi… en passant des partenariats avec l’Éducation nationale : « Nous avons lancé un programme, en accord avec le ministère de l'éducation nationale(…) C'est un programme d'éducation des enfants de huit à dix ans (…) et ce programme va démarrer en no- vembre cette année. Donc, c'est une action éducative. » (Compu, vice-président directeur général) À l’inverse des précédents, certains clubs et « think tanks » rencontrés refusent d’être considérés comme des lobbies (Conifère, club de Grenelle). Ils cherchent à défendre une posture de neutralité dans l’univers patronal et/ou à se démarquer des syndicats et fédérations dont ils estiment qu’il s’agit d’une de leurs prérogatives. Dialoguer, discuter, échanger… Entre les clubs revendiquant une activité de lobbying et ceux qui s’en défendent, il existe ainsi des structures dont la communication se situe dans une logique d’action moins claire. Ainsi, le président de Géduc présente-t-il son orga- nisation comme un lieu permettant de développer un « dialogue » avec les enseignants de sciences économiques et sociales de lycée pour tenter de modifier leur posture à l’égard du monde de l’entreprise et de l’économie et faire en sorte qu’ils aient moins d’a priori (un euphémisme ici). En fait, il reconnaît explicitement qu’il souhaite mettre en place le même type de réflexion lancée par l’Institut de l’Entreprise, mais peut-être avec l’affichage ou l’orientation idéologique – impulsée par le Medef – en moins. L’association Terre Durable, quant à elle, promeut « l’entreprise patrimo- niale » dans son secteur. Le rôle de porte-voix des entreprises adhérentes est aussi l’une des lo- giques d’action à la frontière de l’information et de l’influence. Le club FranceAction, par bien des aspects, s’investit fortement dans des pratiques destinées à faire évoluer, ou à maintenir, des déci-

sions qui correspondent à l’intérêt de ses membres, notamment en intervenant directement auprès de responsables politiques et des administrations.